Zola intime
C'est un pays à la fois très parisien et très littéraire que ce village de Médan où M. Émile Zola a fixé sa résidence. Ni trop près, ni trop loin du monde, ainsi que le prescrivaient les hygiénistes cérébraux du dix-huitième siècle, Medan, à distance égale de Poissy et de Triel, est une ancienne seigneurie qui, du neuvième siècle au siècle actuel, fut toujours possédée par des Parisiens. Au quinzième siècle, Henry Perdrier, changeur et bourgeois de Paris, restaura le château et donna à l'église l'aspect qu'on lui voit encore. Au seizième, un autre Parisien, Jean Brinon, conseiller du roi en son Parlement, et ami de Ronsard, lequel lui a dédié plusieurs pièces de vers, Jean Brinon y amena la littérature et dans les histoires, où le littéraire magistrat festoya des écrivains qui lui rendirent sa politesse « en sonnets, odes et épigrammes grecs, latin et français. Et raconte Belon dans son Traité de la Nature des Oiseaux, ayant consacré les fontaines, Dorat, l'un de la compagnie, voyant que la nymphe de Médan convertit ses larmes en pierre, et voulant en perpétuer la mémoire, imprima tels mots sur un tableau. Or, pour achever le reste de l'exploit, estant vêtus des livrées de leur conducteur, ayant fait voile pour passer outre, arrêtèrent peu qu'ils ne se trouvassent au rivage des îles. » De ces îles, qui font face à Médan, une partie appartient à M. Émile Zola, et, quelque jour, il y installera peut-être le buste de Jean Brinon, en son temps si hospitalier aux littérateurs, qu'il mourut pauvre des dépenses faites pour les libéralement protéger.
Au milieu de ces souvenirs d'art heureux et d'accueillante littérature, M. Émile Zola a posé la maison modeste d'abord, puis, chaque année, augmentée avec le succès, où s 'écrit le meilleur de son oeuvre, où se révèle un individu qu'en dépit de dix ans de notoriété, Paris ne connaît pas. Car il y a plusieurs Zola. De même que ses portraits photographiques, exécutés à différentes époques, le représentent avec une physionomie d'une déconcertante variabilité, de même, il y a chez lui plusieurs types sociaux. On connaît le Zola bastionné, le Zola armé en guerre des polémiques et des journaux ; on connaît le Zola défensif et réservé des premières représentations des salons et des dîners publics ; mais ce que tout le monde ignore, c'est le Zola chez lui, le Zola retiré des batailles théoriques, le Zola libre des conventionnelles entraves de la société, le Zola laissant volontiers vagabonder sa parole, rire sa fantaisie et s'épancher son coeur. Il a pu dire de lui qu'il ne savait point être éloquent, on a pu imprimer qu'il manquait d'esprit. Demandez à Goncourt, demandez à Daudet, demandez à tous ceux qui l'ont vu à Médan : ceux-là vous apprendront combien les appréciations de Paris sur Zola deviennent fausses loin des hypocrisies galantes, loin des tables de café, des bureaux de rédaction, au milieux du laisser-aller des amitiés et de l'indépendance de la campagne. Oui, certes, il est éloquent quand il raconte sans amertume les noires journées de sa jeunesse pleine de misère et d'espérance ; il est spirituel quand il raconte ces événements de 1870 dont il a vu à Marseille et à Bordeaux la navrante tragi-comédie ; éloquent et spirituel quand il juge les faits et apprécie les hommes, avec une bonhomie à la fois insinuante et bourrue qui fait songer au comique cruel et pincés de certains personnages de Molière, à la gouaillerie machiavélique et souriante du père Grandet, dans Balzac. Beaucoup, dans la presse, aux heures des vives discussions et des dures ripostes, ont ressenti les atteintes de ce bon sens, tout ensemble acéré et contondant, de cette ironie à la cuisante indulgence, et c'est merveille que la critique ne les ait jamais signalés, car ils éclatent encore et se montrent en maintes pages des livres du romancier. Que de fois il leur a donné corps dans les personnages de ses romans, et parmi ces personnages, combien d'entre eux, dont la nomenclature serait à la fois trop longue et trop facile, ne sont qu'une représentation méconnue de son individu intime et la pseudonyme mise en scène de son être moral.
Je ne parle pas de Sandoz, dans l'Oeuvre, la découverte étant d'une commodité humiliante, mais Claude, dans la Confession de Claude, mais Mouret, le bourgeois de la Conquête de Plassans, et dix, vingt autres encore. Malheureusement, elle dépasserait le papier mesuré à cette étude, cette anatomie-là qui, article par article, roman par roman, nouvelle par nouvelle, à travers les théories et les systèmes, les imaginations et les paragraphes, montrerait en quels endroits précis l'écrivain a laissé parler l'homme et sous quels masques transparents il s'est souvent confessé. Par là on ferait voir aisément ce qu'il y a parfois de faiblesse secrète chez ce résistant, d'inédite mélancolie chez ce combattant d'apparence inébranlable, d'inavouée contradiction chez ce théoricien à la philosophie si mathématique et à la logique si implacablement déduite.
Solitaire, enragé presque de solitude, l'examen patient de ses livres nous le montre heureux de voir « le monde finir à la porte de son jardin ». Plus loin on l'entend s'affliger doucement du manque de cohésion amicale de la littérature actuelle, et, dans son étude sur George Sand, regretter la fraternité batailleuse des écrivains du romantisme naissant. Contemplatif, dans une fin d'article, il demandera « à la grande nature de le prendre et de le garder» ; en même temps, dans son antinomique Joie de vivre, par la bouche de son Lazare, répétant Schopenhauer et Hartmann, il jettera sur les incessantes douleurs du monde un cri de suprême désolation, et proclamera avec souffrances et larmes l'irréfutable aveu de l'inutilité de tout. Oui, mais on le trouve aussi, agissant et parlant avec les dominateurs de sociétés et les dompteurs de circonstances. C'est lui, lui toujours, c'est sa volonté de vaincre le néant, c'est sa croyance en la force, son credo « dans la puissance de la vie » qu'on retrouve en ces Saccard, ces Rougon, ces Mouret, c'est Faujas, qui partout où ils entrent, finance, politique, magasin ou sacristie, apportent un opposés que, dans l'intimité, aux jours des grands deuils, sortiront pour ses amis, ces lettres d'une élévation si sceptiquement religieuse, d'une consolation si bravement humaine, où il dira avec un accent tout ensemble vaillant et désabusé « que dans la parfaite inutilité de tout, c'est encore le travail qui donne le plus d'illusion et le moins de néant. »
Le travail ! Consultez les catalogues, ils vous feront constater avec une persuasive et précise éloquence avec quelle continuité M. Zola le pratique. Encore les catalogues sont-ils naturellement incomplets, et malgré l'accumulation des volumes imprimés, ne donnent-ils qu'un renseignement bien approximatif sur la quantité d'écriture où se dépensa jadis M. Emile Zola. Collaborations au Progrès de Lyon, au Corsaire, à la Cloche, au Figaro, au Gaulois, à la Vie parisienne, à la Tribune, au Sémaphore de Marseille, à la Constitution, à l'Avenir national, au Rappel même, ont peut évaluer à cinquante ou soixante volumes la copie qu'il a dédaigné de recueillir. L'intempérance du reportage a tant de fois fait connaître de quelle façon le romancier travaille, avec quelle méthode, dans quel appartement, en quel costume et par combien de degrés centigrades, que l'originalité aujourd'hui consiste peut-être à dire comment M. Zola se repose.
La tâche faîte et le déjeuner terminé, l'après-midi, le voilà debout surveillant les ouvriers de ses toujours recommençantes bâtisses, achevant une construction uniquement pour le plaisir de songer à en édifier une autre, promenant quotidiennement au milieu du tapage des scies et des marteaux, au milieu des retentissantes chansons des peintres sur leurs échelles, la silhouette d'un architecte campagnard. Les plans qu'il fait exécuter, il les a élaborés lui-même. C'est son plaisir particulier et sa débauche la plus exquise que ce remuement de moellons et cette adjonction continue de pavillons à l'étroite maison où se bornaient jadis ses premiers rêves de propriétaire. En cela il cède manifestement à quelque entraînement héréditaire ; sans doute il subit l'influence physiologique de son père, constructeur de canaux et grands ouvriers de projets dans les ponts et chaussées, et peut-être, plus qu'il ne le suppose, contrôle-t-il lui-même les théories du docteur Lucas et le système sur lequel il a bâti toute la série des Mougon-Macquart, quand interrogé sur son goût des matériaux et des échafaudages, il répond qu'il « aime beaucoup à faire l'ingénieur ».
Le gros oeuvre achevé, la décoration intérieure le préoccupe ensuite, et c'est alors une grande recherche de tentures, de boiseries et de bibelots dans le choix desquels se révèle son goût du majestueux, du confortable et du décoratif. Le romantisme, dont il a avoué lui-même n'avoir jamais entièrement débarrassé ses goûts, ses conceptions et parfois son style, le romantisme combattu dans les lettres, par son retour offensif, dans tout l'ameublement reparaît en vainqueur.
Par le clair soleil traversant les vitraux héraldiques, les meubles Louis XVI et les bouddhas indiens, les hommes d'armes moyen âge et les kakmonos japonais, les cabinets vénitiens incrustés d'ivoire et les sièges aux chatoyantes soies modernes, mêlent sous l'immensité des plafonds peints leurs formes, leurs couleurs, leurs étrangetés comme dans le Paradou de la Faute de l'Abbé Mouret ; les fleurs de tous pays de toutes saisons, écloses en même temps, confondent leurs nuances, leurs parfums et leurs paradoxales structures. Les instruments même concourent à la décoration. Voici un gong du Japon, un chapeau chinois de garde nationale, des mandolines, un piano, un orgue même. En effet, si les représentations d'opéra trouvent dans Zola un auditeur à chaque instant blessé au plus sensible de sa logique, la musique en elle-même, la musique par sa lucide complication et sa savante architecture, l'intéresse et l'attire. Dans la construction des symphonies telles que les écrivent les grands maîtres, il sent une indéfinissable et étroite correspondance avec ses procédés littéraires ; dans ses livres, le retour obstiné d'épithètes spéciales caractéristiques du sujet, la réapparition de bouts de phrases volontairement toujours les mêmes, affectent une incontestable similitude avec le leit motiv familier aux partitions de Richard Wagner, de Wagner qu'il soutenait jadis de ses applaudissements lors des premiers sifflets et des premières batailles, et qui le séduit aujourd'hui encore, dans sa retraite, par la magistrale ampleur de ses développements harmoniques, même écourtés sur l'orgue, même étriqués par l'inévitable sécheresse d'une exécution au piano. Les opinions de Gagnère dans l'Oeuvre indiquent nettement à quelles tendances M. Émile Zola obéit en musique et témoignent, sinon de son étude approfondie des ressources de cet art spécial, au moins du parti supérieur qu'il sait tirer des conversations et de quelle façon personnelle il s'assimile les nouveautés ambiantes.
Car, ce silencieux, à Paris, à Médan, est un grand, un inépuisable causeur. Laissez-le réveiller sur ce divan où la Revue Illustrée le montre abandonné dans le sommeil et faisant, à poings fermés, sa sieste d'homme du Midi. Là, étendu pendant des demi-journées entières, invitant ses interlocuteurs à s'étendre à leur tour, compensant la paresse du corps par l'activité de l'esprit, ce sont des conversations qui touchent à tout, et d'où, avec une sagacité toute particulière, il tire toujours un profit, toujours un renseignement. Personne moins que lui ne parle pour parler. Il excelle à tirer de ceux qui l'entourent la notion des choses qu'il ignore, la confirmation de ses hypothèses, la quintessence des questions qu'ils ont longtemps étudiées et qu'ils connaissent par le détail. Et quand le sujet dévie, quand les éclaircissement s'embrouillent, avec quel à-propos il rattache le fil rompu des raisonnements et des faits, avec quelle justesse il ramène les conséquences à leur logique. Il a un « mon ami, qu'est-ce que vous me racontez-là ! » qui impose aux paradoxes et ne laisse plus de détours aux subtilités. Avec cela très persuasif. N'abandonnant jamais rien au hasard, pas plus sa parole que sa plume, par un mouvement qui lui est familier, les doigts de la main droite appuyés sur l'intérieur de sa main gauche ouverte, méthodiquement, presque matériellement il dispose son argumentation et en suit toutes les parties comme un joueur suit la marche des pièces sur un jeu d'échecs. Avec une progression continue, avec une délicatesse de style et une singulière diplomatie d'expressions, il ouvre à ses idées les esprits les plus récalcitrants et les plus mal disposés. Il ne les entraîne pas toujours, mais à tout le moins il les inquiète, les trouble, ralentit les décisions rapides qu'ils allaient prendre, et les pousse malgré eux à plus de réflexion. Lui-même est long à se rendre aux idées étrangères. Il accepte avec impatience d'abord les manières de voir opposées aux siennes ; mais qu'une démonstration logique se fasse entendre, le voilà résistant encore, mais conquis. Aujourd'hui, par manière de retraite honorable, il continuera à se défendre et à lutter, demain vous le trouverez acquiesçant et désormais convaincu.
Et tendre ! La badauderie peut prendre l'affirmation pour un défi, l'exacte vérité pour un paradoxe. Oui, chez cet écrivain dont la phrase n'a jamais reculé devant la plus rude réalité, chez ce polémiste écrasant ses adversaires comme un bélier tombant sur un piquet, il y a un coeur tendre. Vous l'avez éprouvé comme moi, mon cher Huysmans, en ce jour où, avant de la publier, il nous lut, à nous deux, son étude sur Gustave Flaubert. Il voulait voir quel effet elle produirait sur nous, désolé qu'il eût été, si en même temps que la vérité stricte, quelque chose avait pu passer dans ses phrases qui fût capable de compromettre devant les lettres la mémoire de son grand maître et ami. Nous approchons des fauteuils. Il prend dans le tiroir d'un meuble hollandais un manuscrit qui n'est pas de son écriture. « C'est ma mère qui a copié », dit-il ; « elle adore écrire ; seulement quelque fois elle met des mots les uns pour les autres, ça ne va peut-être pas être très commode. Si encore la Russie m'avait renvoyé ma copie. Enfin, nous allons toujours voir. »
La première partie est pleine du récit des funérailles. Il fait d'abord d'une façon lourde, lente, calme. Et puis, à mesure que les détails se précisent, sa parole s'entrecoupe. A l'arrivée à Rouen, elle tremble. Elle ânonne sur le chemin de Croisset. Voici le corbillard qui monte la rampe de Canteleu, et sur la phrase où il rend compte de cette poignante impression éprouvée par tous les gens venus de Paris, devant le cercueil de Flaubert, il éclate en sanglots et se laisse pleurer silencieusement. Puis me tendant le manuscrit :
- Tenez, pouvez-vous lire ?
Je continue. Et pendant que je lis, il demeure la main sur ses yeux, dissimulant ses larmes, tout à une douleur qui le secoue dans sa littérature, dans sa tendresse d'ami, dans sa personne de méridional répulsif à la mort et épouvanté du néant.
- Merci, mettez ça ici.
C'est le domestique qui vient de monter, apportant de la tisane pour soigner la gravelle dont Zola s'est plaint le matin. La lecture continue. Flaubert y revit mot pour mot, page pour page, et à tout moment Zola répète : - N'est-ce pas, c'est bien là l'homme ? Puis il se lève, va chercher sa tasse, et boit, lentement, les yeux en larmes. Et pendant les cinquante-cinq pages du manuscrit, c'est ainsi un continuel va-et-vient de ses souvenirs à sa tisane, une scène inoubliable où se mélangent, dans une émotion et une bonhomie extraordinaires, son souci de rien dire qui puisse blesser les susceptibilités les plus délicates à l'endroit de Flaubert, et de sa mémoire, et la machinale occupation de diminuer le mal atroce que lui cause le mauvais état passager de sa santé.
Et si cette page, détachée de nos souvenirs personnels, à Huysmans et à moi, ne suffisait pas à la démonstration, qu'on veuille bien relire, au dernier chapitre de l'Oeuvre, la description des tombes d'enfants dans le cimetière de Saint-Ouen, un morceau d'une délicatesse de sentiment qui suffirait à la fortune d'un romancier idéaliste ; qu'on se rappelle, dans le Voltaire, la note annonçant la mort de Duranty, et qu'on rapproche dans la collection du Figaro la paternelle oraison funèbre qu'il fit à Louis Desprès ; qu'on la rapproche du féroce persiflage de l'article où, lors de ses démêlés avec la censure, il raconta ses visites au ministère, et quelles étranges conversations il eut l'étonnement d'y entendre.
Là, dans le plein jour de l'imprimé, avec ses éloquences, ses ironies et sa tendresse, on rencontre M. Émile Zola, tel que Médan le cache au milieu de la verdure de ses ombrages et de l'antiquité de son histoire. C'est ce Zola que j'ai accepté de montrer, c'est ce Zola que j'ai essayé de faire connaître. Quelques feuillets de notes rapidement rédigées détruiront-ils la fausse figure que la légende, avec un grand crépuscule d'inexactitude, a donnée du romancier ? Cette illusion ne me travaille point. Je souhaite seulement qu'au moment où le public me reprochera d'avoir blessé ses longs préjugés à l'endroit du littérateur, l'homme ne m'accuse pas d'avoir manqué de discrétion en parlant si démesurément de particularités intimes, lesquelles, suivant ses propres paroles, « sont étrangères à sa bataille d'écrivain. »
Henry Céard.