Une lettre de Charles-Louis Philippe
Elle nous est communiquée par M. Sébastien Voirol à qui Philippe l'adressa en réponse à une étude parue dans la Revue Diplomatique.Paris, le 1er février 1907
Monsieur et cher confrère,Votre article sur « Croquignole » m'a fait un grand plaisir, d'autant plus grand que ce livre m 'a valu un certain nombre d'articles violents et que le vôtre venait à point pour me remonter. J'ai eu le malheur, il y a quelques années, d'écrire un livre dont le succès a été plus grand que je ne le souhaitais, et depuis cette époque on me le jette au travers des jambes. Il semble maintenant bien entendu, que je ne ferai plus jamais « Bubu de Montparnasse », que tous mes efforts m'écarteront de ce type de la perfection. On ouvre ordinairement mais nouveaux livres avec le désir d'y retrouver le style, les personnages, les scènes de ce « chef-d'oeuvre » et comme on y trouve autre chose, il n'y a qu'une voix pour dire : « Ce garçon devient de moins en moins intéressant. Il ne nous donne pas ce que nous attendions de lui ».
Votre article m'a fait plaisir d'abord parce qu'il n'y était question que de « Croquignole ». Vous en analysiez attentivement le sujet, vous me laissiez être ce que je veux être : l'auteur de chacun de mes livres et pas du tout de « Bubu de Montparnasse ».
Mais ce qui, pour moi, a donné tant de valeur à votre article, c'est que vous touchez à une des questions que je me pose encore aujourd'hui.
Dans mon esprit, Croquignole ne se tue pas à cause du suicide d'Angèle, il se tue parce qu'il ne peut plus retourner au bureau, parce qu'il a exagéré son amour d'une vie violente et sensuelle, parce qu'il lui faut l'air, l'espace, le feu, parce qu'il n'est pas capable de devenir le zèbre du Jardin des Plantes.
Voici comment j'avais voulu construire mon livre. Je posais mon personnage, je définissais son caractère et son tempérament, je donnais un exemple de ce qu'il peut faire en le montrant au milieu de ses camarades de bureau, en le faisant séduire Angèle et annihiler Claude. Et ensuite, très rapidement, je disais : Voilà où ça le conduit, voilà où le mène cet amour effréné d'une vie purement charnelle. Sa force est ce qui le tue ou, plus clairement, sa force le tue.
Un écrivain naturaliste n'eût pas manqué de le suivre pas à pas, de nous parler de son automobile, de ses voyages, de ses fêtes, de ses fautes, de nous donner le détail de son dernier repas et de son suicide. Il en eût amusé le lecteur ; il y aurait eu des descriptions, des tableaux de genre, des « tranches de vie ».
Le roman que j'ai voulu faire était plutôt de caractères qu'un roman de moeurs.
Je crois du reste que je ne l'ai pas fait assez sentir, beaucoup de lecteurs n'ont pas très bien compris, j'ai dû manquer de clarté dans la composition, dans le dessin de mon roman.
Peut-être même eussè-je dû mettre un avertissement, une préface, expliquer en détail ce que vous appelez mon procédé. Le ton sympathique que vous y avez mis m'a beaucoup touché. On commence à m'en déshabituer dans les revues. Vous avez dù voir cela par vous-même.
Je voulais vous écrire beaucoup plus tôt, mais je n'ai eu votre adresse que ces jours-ci par Francis Jourdain. Vous allez trouver la mienne au bas de cette lettre et vous me laisserez bien espérer, n'est-ce-pas, que nous allons bientôt faire connaissance. Voulez-vous un de ces jours me donner rendez-vous.
Veuillez agréer, Monsieur et cher confrère, avec tous mes remerciements, l'expression d'une bien sincère sympathie.Charles-Louis Philippe.
31, quai Bourbon.
Charles-Louis Philippe par Jean Vilollis. Charles-Louis Philippe par Elie Faure.
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