Le texte de Poëtique qui parait en plaquette chez Georges Crès & Cie en 1917, diffère légèrement de celui paru dans le Mercure de France de juin 1916. Plutôt que de rendre moins fluide la lecture de ce beau texte par des ajouts et notes j'ai préféré donner les deux versions à la suite, afin que le lecteur puisse les comparer.
PoëtiquePHŒBO SORORIQVE PHŒBESVB INVOCATIONE POETARVMSANCTORVMI
Croire en la muse. Lui offrir le silence et la solitude. Espérer en sa grâce.Qu'au murmure perceptible, se penche l'esprit. Astreindre la volonté. Museler la raison. Prendre conscience de la voix supérieure. Ecouter longtemps... Sans répondre.Découvrir que la Muse peut suggérer le son avant le mot, le rhythme avant la phrase ; et que sa dernière parole est sa première pensée.IIJamais de plan. Ecrire avant de mettre à nu le modèle, avant de contourner le sujet, avant de connaître encore l'idée par son nom.C'est la pensée toute vivante qui dicte le style immortel. Dès qu'elle a trouvé ce qu'elle cherche, elle n'est plus.La page blanche doit toujours être mystérieuse.IIIJamais de brouillon. Pas même de papier sous la main pour cette sorte d'exercice.Mot impropre, ne peut s'écrire. Plutôt laisser la plume, une heure, suspendue, que de voir sur la page une tache.Le poëte ébauche, dessine et recommence. Il ne brouillonne pas. Sa première esquisse, prose ou vers, est un poëme.IVChoisir le mot. Il n'en est qu'un. Savoir le redoubler. Le synonyme est un pis-aller misérable pour le poëte qui gouverne du poing et qui retient ou qui déchaîne cette foudre : la répétition.Mépriser les épithètes. Pas trop. Perdre un jour de loisir à pister la vraie pour la vertu qu'elle a d'égorger les fausses. Démuseler la raison qui joue à la course de l'adjectif. Puis, d'un geste : Ici ! pour le sanglier ! La chasse du verbe.VPlacer le mot : c'est écrire. - Le plus pur est-il le plus humble, méconnu sous une loque usée ? Premier secret du style : ensorceler une loque, à la juste place où elle tourbillonne et colore tout à coup sa métamorphose.Apprendre seul comme on étouffe la voyelle criarde entre deux sons sourds ; - comment un coup flasque devient sec et tinte ; - comment on fait retentir le fer doux qui tremblerait mal, n'était le marteau qui le reforge ; - comment la perfide négation est ruse, nuance ou retour de flamme ; et qu'au lieu d'effacer l'image, elle l'imprime.Surveiller la croissance normale de l'ossature, qui doit être, invisiblement, robuste et fine. Oublier qu'on la nomme : syntaxe. - Mais tout d'abord :VISuivre le rhythme qui palpite avec le coeur de l'idée. - Règle fondamentale du vers. Et de la prose. Et de la musique.Scander la prose. Une page bien écrite est celle dont on ne saurait enlever une syllabe sans fausser la mesure de la phrase.Faire bondir le rythme par l'R, par l'L, par les doubles consonnes qui vibrent, qui sifflent ; le rompre et l'abattre au souffle d'une muette, s'il faut qu'il retombe ou qu'il rebondisse.Plus vif que la muette est l'l qui se délivre de la synérèse, brille et fuit.Ponctuer entre les mots d'angle.Percevoir que le rhythme n'est pas seul touché, mais que d'obscures sonorités s'éclairent, si la plume tardive insinue, avec tact, une virgule.VIILa trouvaille est poésie.Coup de génie par excellence, que le pressentiment d'Alexandre : le coup d'épée. Ainsi vers et style se résolvent.La réthorique du mouvement, science naturelle, principe révolutionnaire, tranche les cordes grammaticales et grave la parole future.C'est la liberté des muses première que d'élever leurs bras blancs qui brandissent les tropes, de se faire passage à travers l'école et de sceller une trace en terre vierge.Mais, apprentis sorciers, gardez-vous des forces ! Aux imprudents l'ellipse casse. Rien de plus leste que la syllepse, ni de pire escalade que la gradation.Peintres, poëtes ou musiciens, tout art émane de l'hypallage, alternance où l'idée prend forme et d'où la matière prend vie.VIIIA l'aurore, quand la tâche est faite... Comprendre.Accomplir.Ne fermer les yeux que sous l'espoir du songe : murmure suprême de la voix intérieure.IXDésormais, sur le manuscrit, sur le livre, à travers le siècle et jusqu'à la tombe... Scrupules, mais prudences, de la retouche.Vers ou proses, les poëmes sont des créatures ; et qui vivent ; qui respirent ; qui sont pleines d'organes ; qui mourraient d'un mot coupé.Créatures plus qu'humaines, filles peut-être éternelles de l'esprit qu'elles dépassent ; enfantées mais non préconçues.Et les simples qui voient ces filles inespérées naître à l'extrémité d'une plume, peuvent un soir les meurtrir ou les changer en cendres, s'ils n'ont pas cru qu'elles naissaient pour toujours.XPoëtes, évangélistes d'une déesse intime, transfigurez-vous par la nuit.Ecrivez à l'écart. Signez. Rentrez dans l'ombre.Le Verbe seul est illustre.Fermez vous-même à la gloire la porte de votre maison. Silence autour de l'homme. Solitude. Fierté.Mais la fierté ! Jurez qu'elle vous est chère. Jurez qu'elle est incorruptible, qu'elle vous arme pour jamais contre la misère, l'amour et la mort ; que vous n'écrirez pas un vers sans le lui donner en garde avec le respect de votre oeuvre ; et qu'elle grandit, comme votre joie de la lyre, lorsque le rayonnement fraternel des arts fulgure des quatre horizons, - rose de la lumière humaine, - où flammes, flammèches, phosphorescences, éclairs, fumerolles et splendeurs, - tout est sacré.TABLE
Préliminaires
I. - L'Annonciation
II. - La Page sans titre.
III. - L'Esquisse.
Simultanées
IV. - Le Mot.
V. - La Touche.
VI. - Le Rhythme
VII. - Les Forces.
Finales
VIII. - La Naissance.
IX. - La Créature.
X. - Le Poëte.
Pierre Louÿs
Poëtique :
- Mercure de France, numéro 431 du 1er juin 1916 (pp. 385 à 388).
- Deux tirés à part furent publiés par le Mercure de France, qui différent par le texte et le nom d'imprimeur.
- Editions Georges Crès & Cie, 1917, 10 pp. 1200 exemplaires numérotés sur verger pur fil Lafuma.
- Briant-Robert, 1926. In-4, 16 feuillets imprimée au recto et 4 planches en couleurs d'Edouard Degaine. Tirée à 235 exemplaires
- suivi de Théâtre, projets et fragments. Editions Montaigne, 1930, in-8, broché, 106 pp.+10 pages de fac similé, fac similé manuscrit en frontispice.
- Suivi de Lettres et Textes inédits. La Vouivre, Libraire-Editeur, Les Carnets de l'Amateur, 2001. Préface de Jean-Paul Goujon.
Pierre Louÿs dans Livrenblog : Pervigilium Mortis. Les Courtisanes de Lucien. André Gide. Pierre Louÿs vend sa bibliothèque. Les Chansons de Bilitis par Jean de La Hire. Hugo annoté par Pierre Louÿs. P. Valéry, P. Louÿs, A. Gide : Amusements d'été. Le Centaure Vol. II. Pierre Louÿs, écrire 48 heures par jour. Pierre Louÿs dans Poésie juillet 1925. Poëtique (1re version).
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