En 1913, Adolphe Retté écrit son second volume de souvenirs (1), j'ai choisi de donner aujourd'hui un large extrait du chapitre qu'il consacre a son ami Edouard Dubus et à leur rencontre avec le poète et occultiste Stanislas de Guaita. On verra qu'il accuse Guaita d'être responsable de la mort de Dubus. Réalité ? Vengeance posthume et tardive ? Mise en garde d'un catholique intégriste contre l'occultisme et la magie ? Un texte a prendre pour ce qu'il est, le témoignage d'un proche de Dubus, qui éclaire le caractère du poète des Violons sont partis. Après avoir relaté ses rapports avec celui qu'il nomme le docteur E... (2), Adolphe Retté explique que :
Quand il entreprenait des imaginatifs de caractère faible, le docteur E... ne tardait pas à les mettre en rapport avec son émule en maléfices, Stanislas de Guaita.
Il manoeuvra de la sorte pour égarer le poète Edouard Dubus. Celui-ci était un véritable enfant, spirituel au possible, fort instruit, bon, serviable, doué d'un gracieux talent. Mais il ne possédait nulle volonté. Aimé de tout le monde, dans tous les mondes, y compris le demi, il ne savait pas résister aux impulsions de sa nature ardente. Malgré un grand fond de mélancolie – ce spleen rongeur dont toute notre génération a souffert – il prétendait ne concevoir l'existence que comme une farce infiniment drolatique. Aussi, lorsqu'une sottise lui paraissait amusante à commettre, il n'y allait pas - il y courait. Avec cela, très curieux d'occultisme et très porté, sous un scepticisme de surface, à s'engager dans les halliers du surnaturel, pourvu qu'il y trouvât quelques églantines à cueillir.
Hélas, à quelle mort affreuse le conduisit ce penchant !
Dubus méditait alors d'écrire un drame en vers qui aurait eu pour principal personnage Apollonius de Tyane, le thaumaturge pythagoricien dont les prestiges équivoques suscitaient l'admiration des payens au premier siècle de notre ère.
Il en parla au docteur E... qui, saississant l'occasion, lui proposa de l'aboucher avec Stanislas de Guaita. Celui-ci détenait, disait-il, des documents dont Dubus pourrait tirer le plus grand parti. Cette invite fut accueillie avec empressement par le poète.
Le lendemain du jour où la première entrevue avait eu lieu, Dubus vint chez moi. Nous étions fort liés et nous passions rarement quarante-huit heures sans nous voir. J'étais au courant. Je savais que de Guaita était tenu pour un maître de l'occultisme, mais je ne le connaissais que par deux de ses livres : Rosa mystica, titre sacrilège, étant donné ce que contenait ce recueil de vers, et Au seuil du mystère, introduction à l'histoire de la magie noire.
Lorsque Dubus pénétra dans le petit appartement de la place de la Sorbonne que j'occupais à cette époque, je fus surpris et presque effrayé en constatant à quel point les traits de son visage étaient altérés. D'habitude il avait le teint assez pâle : il était livide. Un éclat fiévreux vitrifiait ses prunelles qui me parurent élargies. Son regard, d'ordinaire si franc, fuyait le mien ; il errait çà et là sur les objets sans s'y poser.
En proie à une agitation singulière, le poète allait et venait à travers la chambre, se laissait tomber sur le divan pour se relever aussitôt, se figeait soudain dans une attitude de stupeur pour reprendre, trois secondes après, sa déambulation saccadée. Ses mains se crispaient au dossier des chaises, puis se portaient à son front et le balayaient comme pour chasser une pensée importune.
- Assieds-toi donc pour de bon, lui dis-je, et tiens-toi tranquille. Je ne t'ai jamais vu aussi énervé. Tu as une mine de déterré ; est-ce que le fameux Guaita t'aurais fait boire ?
- Je n'en croyais rien, car Dubus était très sobre, mais il me semblait si étrange, ce matin-là !
- Non, non, me répondit-il, je n'ai pas bu : tu sais bien que je ne bois jamais... Seulement de Guaita m'a fait une telle impression que je ne m'en puis remettre... Nous avons causer toute la nuit ; c'est un homme extraordinaire.
- Tant que cela ? Mais enfin que t'a-t'il raconté ? A-t-il évoqué devant toi l'ombre d'Apollonius afin que ce doux sorcier te documentât lui-même ?
- Ne plaisante pas. Ce fut très sérieux, cet entretien. Guaita m'a ouvert des horizons superbes.
- Et, les yeux fixes, le torse tout à coup raidi, l'index dardé vers le plafond, il ajouta d'une voix rauque, qui n'était plus la sienne :
- Guaita m'a procuré le moyen de devenir un dieu !
Je tressaillis. Dans toute autre circonstance, j'aurait peut-être ri de cette phrase extravagante. Mais il y avait quelques chose de si anormal chez Dubus, une telle expression d'orgueil triomphant se marquer dans toute sa physionomie, que je ne me sentis nullement enclin à le railler.
Et puis, dans nos réunions de jeunes écrivains affolés par le mégalomane Nietzsche, qui nous invitait à nous hausser jusqu'au surhomme, nous nous étions si souvent écrié avec Musset : Qui de nous, qui de nous, va devenir dieu ? Tant de fois le démon de la gloire nous avait chuchoté, aux heures où l'on croit si fort en soi-même qu'il semble qu'on va se heurter la tête aux étoiles : Eritis sicut dei !...
Loin donc de m'égayer, je repris tout mon sérieux et je pressai Dubus de s'expliquer davantage.
- Guaita, me dit-il, m'a d'abord invité à lui exposer les raisons de ma prédilection pour Apollonius. Quand je lui eus confié à quel point le surnaturel m'attirait, quand je lui eu révélé mon ambition de créer, d'après ce maître des mystères, une figure qui dominerait notre temps, il m 'a d'abord répondu, sans avoir l'air d'y tenir, qu'il pourrait peut-être me venir en aide. Puis il a gardé le silence pendant plusieurs minutes. Moi, j'ai repris la parole, et tandis qu'il me fixait d'un regard aigu qui me traversait la tête, je me suis épanché en un flot d'aperçus touchant la composition de mon drame. Tu me croiras si tu veux : à mesure que je parlais, des scènes dont je n'avais eu aucune idée jusque-là naissaient en moi et je les décrivais aussitôt. Des vers imprévus me jaillissaient de la bouche. Mon drame prenait une ampleur, un relief, une splendeur inouïs. Mon don d'invention s'était tout à coup décuplé. C'était comme si un être nouveau s'était éveillé en moi pour me dicter des pensées magnifiques. Et je me sentais indiciblement fier du génie dont je venais de prendre conscience en cette explosion de mon âme.
Tout à coup, ce fut comme si un mur de glace se dressait pour faire obstacle à ma course dans l'Idéal. La fête éblouissante allumée dans mon cerveau s'éteignit comme une bougie qu'on souffle. Je m 'interrompis au milieux d'une phrase. Plus de mots, plus d'idées ! Je restais hébété, balbutiant, pendant que Guaita ne cessait pas de m'observer froidement.
- Eh bien, dit-il, qu'attendez-vous ?...
Continuez, vous m'intéressez beaucoup.
- Je ne trouve plus rien, répondis-je.
Un mouvement de désespoir me saisit, car il me semblait que je ne trouverais plus jamais rien !
- Ah c'est fini, m'écriai-je, mon drame vivait devant moi ; maintenant, il est mort. Et je sens que je ne me rappellerai même plus un seul des vers que je viens d'improviser d'une façon si surprenante.
- Si, reprit Guaita, vous vous rappellerez tout. Et je m'en vais vous dire comment...
Ici, Dubus s'arrêta net. Très étonné, je l'invitais à poursuivre. Mais il s'y refusa obstinément. Il allégua, pour motif de son silence, que Guaita lui avait fait promettre de garder le secret sur le philtre qui faisait déborder dans les âmes les sources d'un génie surhumain.
- Mais, conclut-il, il ne tient qu'à toi de le connaître. Viens chez Guaita. Il d ésire beaucoup te voir et il a fort insisté pour que je t'amène à lui.
- Je ne dis pas non, répondis-je, car je flaire là du nouveau et, n'est-ce-pas, comme Baudelaire, nous plongerions volontiers
Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau !...
- Certes, reprit Dubus ; quant à moi, le sphinx m'a livré son énigme, désormais j'incarne Apollonius de Tyane. Son essence divine vit en moi. Mon âme a conquis des ailes et elle monte dans l'infini, car Guaita m'en a livré la clef...
Je ne me doutais pas alors de quelle nature était le philtre, qui, loin de lui ouvrir les portes de l'infini, devait très vite faire descendre mon ami au sépulcre par une spirale d'horreur et d'abjection.
Après avoir hésité, puis poussé par la curiosité de connaître le secret qui avait fait grandir la puissance poétique de Dubus, Retté se rend chez Guaita. Lorsqu'il écrit ses souvenirs, Retté est devenu catholique, sa conversion l'a poussé vers l'extrémisme religieux et politique (en 1924 il dédiera son roman Le Règne de la bête à Edouard Drumont). La description de l'intérieur et de la personne de Guaita, sont contés avec les lunettes du converti, et Guaita y est présenté si ce n'est comme le diable au moins comme l'un de ses suppôts (« quoique que la température fut très douce, j'avais froid, physiquement froid »). Tentateur comme Satan, Guaita promet à Retté, alors transis d'amour pour une belle dame restée froide à ses avances, de lui fournir le moyen de se faire aimer d'elle. Dubus lui s'esquive dans une chambre où Guaita a laissé « tout ce qu'il lui faut ». Retté reviendra visiter Guaita, espérant de l'occultiste un philtre d'amour, mais c'est une toute autre mixture qui, dans une coupe de champagne, lui est alors servie...
A peine avais-je avalé deux gorgées qu 'un arrière-goût d'amande amère m'emplit la bouche. Et, immédiatement, je me sentis tout étourdi. En même temps je remarquai que Guaita, après avoir au plus effleuré sa coupe, la posait sur le bureau. Je me hâtai d'en faire autant et je ne touchai plus à la mienne.
Or j'en avais bu assez : la drogue agissait. Je fus pris de vertige ; des flammes vertes me dansèrent devant les yeux ; une sueur abondante m'imprégna le front ; tous mes membres s'engourdirent ; il me sembla que mon sang ralenti changeait son cours dans mes artères... Je ne trouve pas d'autre expression pour expliquer ce qui s'opérait dans mes organes. Mes jarrets fléchirent et je tombai sur un fauteuil en murmurant : - Je suis empoisonné !
- Mais non, mais non, se hâta de dire de Guaita, la splendeur approche... Dans une minute, vous serez tout à fait bien.
Mais la splendeur ne vint pas, Retté s'évanouit à demi, il a froid, grelotte, sent une « Présence » maléfique, après s'être allongé quelques temps il s'enfuit de chez l'occultiste qui se contente, dit-il, de marmonner : « L'expérience à manqué. Celui-là ne vaut rien pour nous.. ».
Le pauvre Dubus ne fut pas aussi bien inspiré que moi. Ce philtre, prétendu divin, dont de Guaita lui avait inoculé le désir, le goût, puis la passion, c'était la morphine.
Dès lors, la Pravaz ne le quitta plus et la drogue infâme manifesta bientôt en lui ses ravages. Il s'enfonça de plus en plus dans les pratiques de l'occultisme et multiplia les piqûres. Sa santé déclina rapidement d'une façon effrayante. Ce n'était plus qu'un squelette ambulant qui ricanait et balbutiait des incohérences. Sa belle intelligence s'éteignit. Son talent s'envola. En moins de deux années il fut réduit à rien.
Deux séjours consécutifs dans une maison de santé ne parvinrent pas à le guérir. A peine dehors, il retombait dans son double vice, la fréquentation de Guaita, l'intoxication croissante par la morphine. - Le bon Huysmans, qui l'aimait, tenta de le sauver. Ses efforts furent vains.
Enfin, un soir que Dubus était entré dans une vespasienne pour se piquer une fois de plus, il tomba sur le sol immonde et entra en agonie tout de suite. On le transporta dans un hôpital où il mourut sans avoir repris connaissance...
Ce cadavre reste sur la conscience de Stanislas de Guaita. Celui-ci décéda, peu après, dans des tourments atroces. On dit qu'il s'est repenti en dernière minute : Dieu veuille avoir son âme !...
Les faits parlent d'eux-mêmes, je crois, dans ce récit strictement véridique. Je n'ajouterais donc pas grand'chose. Je ferai seulement remarquer l'habileté de certains occultistes à user des penchants et des passions des esprits imaginatifs qui tombent sous leur emprise pour se les asservir. Ce ne sont pas leurs seuls maléfices : ils en propagent d'autres et des plus subtils. J'en dévoilerai quelques-uns dans la suite de ses études.
(2) le docteur Encausse, dit Papus, le célèbre occultiste, fondateur de l'Initiation, dont il faut lire la si passionnante biographie écrite par Marie-Sophie André et Christophe Beaufils publiée chez Berg International en 1995.
Adolphe Retté sur Livrenblog : Un article sur Francis Vielé-Griffin. Harold Swan Poète symboliste. Le Règne de la bête.
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