mardi 27 mai 2008

DANIEL fragments d'un roman de Julien LECLERCQ


Décidément les « honnêtes » gens ont de vilaines âmes.

Julien LECLERCQ n'est pas un inconnu des habitués de livrenblog, il faudra ajouter à la bibliographie que je donnais alors, le fragment d'un roman inachevé, publié d'après un manuscrit retrouvé, dans le Beffroi de janvier 1903, fascicule 31 4e année (Pages 24 à 28).

DANIEL

(Fragments inédits)

« Croyez-vous qu'un homme qui
achève son âge sans avoir aimé soit
vraiment entré dans les mystères de la
vie, que son coeur lui soit connu et que
l'étendue de son existence lui soit
dévoilée. » Oberman. (Senancourt).

23 Octobre 188...

Je suis en route et je t'écris à la hâte dans un buffet de gare. Nos adieux silencieux me laissent des regrets, presque des remords. Au moment d'une séparation qui durera longtemps, n'avons nous donc rien à nous dire ? L'heure était solennelle et, dans un désir de consacrer notre amitié, je réclamais en vain de mes sentiments des paroles définitives. Mais le train allait partir, André !... et il faut la vie pour se dire certaines choses.
Quatre heures durant, à travers un pays plat, j'ai vu s'allonger une plaine rousse sous ce ciel gris et bas d'automne. J'ai pressenti les lents jours de ma prochaine existence solitaire, et non pas sans effroi. Pourtant je ne pourrais plus retourner en arrière. Alors, je fuis ?... Oui. J'ai peur et je me sauve : voilà le secret de mon départ. Et comme ces fuyards qui, dans leur frayeur, craignant de ne pas s'enfuir assez loin je cours à une extrémité. De la foule je vais à la solitude, de l'agitation au calme, de l'activité stérile à la méditation. Tout me chassait.
Adieu ! Je t'embrasse.

Menart-Aéres... 26 oct. (1)

Au lieu de poursuivre tout droit ma route j'eus l'idée malencontreuse de m'arrêter ici. J'ai l'excuse d'y être né et d'aimer certain carillon détraqué qui me raconte d'enfantines histoires, intéressantes pour moi seulement : rien ne me les rappellerait si l'antique beffroi ne survivait pas à la démolition des vieux quartiers. La ville m'est devenue étrangère depuis qu'elle est neuve. Ma première intention était de n'y pas séjourner plus d'une journée mais, après un pèlerinage à la tombe de mon père et de ma mère, la fantaisie me prit de visiter quelques membres de ma famille, non pas que j'eusse pour eux grande affection ; je t'avoue même que j'obéissais moins aux convenances qu'à la curiosité de revoir des gens que j'avais tour à tour indignés, scandalisés ou étonnés, n'ayant jamais souffert de tutelle, depuis qu'à mes vingt ans accomplis j'ai quitté A... un beau matin, sans prévenir. Le trouble de ma pensée fait de moi en ce moment un personnage volontiers taciturne qui devait inévitablement conquérir des esprits froids et bornés. Mon silence me donnait un air confus d'enfant prodigue, leur semblait un acquiescement à leurs idées, convenait à la vacuité de leurs âmes et nous mettaient tous sur le pied d'égalité.
Me taire devant des gens qui ne pensent pas, quelle habilité de courtisan, si mon attitude avait été préméditée ! Ajoute à cela que, pendant ces cinq dernières années, dans mes rares lettres, je n'ai pas manqué d'embellir ma situation même aux jours les plus pénibles d'il y a trois ans : j'avais revendiqué ma liberté et ne voulais pas être plaint. On savait mes relations ; par mes soins le bruit de mes petits succès était parvenu jusqu'à eux, exagéré. A l'accueil qu'on me fit je sentis mon prestige. On me fêta, et, je consentis à rester, ma réelle appréhension d'arriver au but de mon voyage en fut aussi un peu la cause. Le premier jour fut morne, on s'attendait à des révélation, à des narrations sans fin qui eussent comblé leur vanité. Je les décevait en souriant malicieusement et j'exerçais ma modestie au bénéfice de mon orgueil. Mes intimes préoccupations m'élevaient bien au-dessus d'eux. Notre insignifiant bavardage m'inspirait mille réflexions. Mais je souffre tant – tu le conçois ? - que dès le lendemain, provoqué par des questions si niaises, mon silence me devint insupportable. Parler, parler beaucoup me fut un soulagement. Mon exaltation atteint vite à un paroxysme qui stupéfia mes auditeurs. Quand je leur eux confié mes projets d'existence indépendante avec une véhémence de révolté et quand je leur eus appris que, sans autre ressource jusqu'à de plus hautes conquêtes futures que mes maigres rentes, j'avais renoncé à une position qui m'entravait, oh ! Ce fut alors un blâme dont les termes m'exaspérèrent. Je t'épargne toutes ces sottises, mon cher André ! Elles sont légendaires. On m'accordait de l'intelligence mais on concluait à de la folie. Dans la chaleur de mon discours une lumière soudaine jaillie de mon coeur et mes nerfs m'éclaira sur la suite de ma décision spontanée. Cet élan de sincérité ardente ressuscitait en moi un mort oublié. A ce moment, si j'avais hésité à continuer mon chemin, ma volonté se serait affermie. Mais j'avais beau m'expliquer éloquemment, parler du salut de ma pensée, leur montrer la nécessité pour ma paix future d'une retraite loin des influences mauvaises, je me heurtais à une ignorance inébranlable. On me servit quelques préceptes sur l'existence que doit mener un homme raisonnable et honnête. Mes moralisateurs se donnaient indirectement comme exemple. Régler son existence sur la leur ce n'est pas plus difficile de dresser un compte de blanchisseuse. Tout ce qui compose l'extérieur de la vie est prévu, mais tout ce qui fait la joie intime du coeur et de l'intelligence c'est l'inconnu pour ces antropoïdes (sic). Leur sensibilité n'a pas de plus haute expression que les rires à un mariage et les pleurs à un enterrement. Décidément les « honnêtes » gens ont de vilaines âmes. En trois jours j'ai entendu et vu de quoi écrire trois de ces ennuyeux romans dont la formule est à la portée de tout le monde et qui font la gloire des reporters et employés de ministère qui veulent jouer à l'homme de lettres et ses sentent d'irrésistibles vocations. Je suis très surexcité. Enfin ! Demain matin je pars et demain soir je serai à Saint-Maurice devant la mer.

Saint-Maurice (Berk-sur-Mer) 28 Octobre.

Saint-Maurice à cette époque est désert, les chalets abandonnés sont clos. J'ai loué une vaste chambre dans un vaste hôtel situé sur la plage. Cet hôtel encombré de baigneurs pendant la saison d'été est vide ou à peu près. Une jeune dame, son enfant et sa bonne en sont avec moi les seuls pensionnaires. L'enfant se meurt d'anémie comme moi-même autrefois lorsque je suis venu ici passer deux années entières et me reconstituer. Je suis arrivé hier soir vers six heures, à la nuit tombée. Huit ans auparavant vers la même date (la veille de la Toussaint) à la même heure du soir, mon père, avec des précautions de nourrice me descendait de la même voiture au même endroit. J'ai revu ce tableau comme je mettais le pied sur la roue avant de toucher terre. J'étais alors un grand garçon de seize ans plus pâle, plus maigre qu'aujourd'hui et affaibli au point de porter à peine son pauvre corps si léger. Mon père me choyait comme un condamné dont on veut adoucir les dernières semaines. Hier, il m'est apparu, la physionomie désolée, et j'ai cru entendre sa voix qui était sourde et câline. - « Daniel, appuye-toi sur moi, mon petit ! » - Je me suis retourné pour le chercher des yeux, mais cette fois je vis un mort triste, à la longue barbe blanche, étendu sur un lit de parade à la lueur des cierges. Une atroce minute d'émotion qui m'égarait ! Le souvenir m'entrait dans le coeur par tous les sens. Le vent salé me soufflait dans le nez : à droite, à gauche, la silhouette pittoresque des chalets alignés sur une voie qui s'évasait jusqu'à une immensité de ténèbres où se confondait la grève, le ciel et la mer dont j'entendais le bruit sans la voir. J'enfonçais dans le sable jusqu'aux chevilles ; mon premier soins fut de me baisser et d'en prendre une poignée qui me filtra dans les doigts. Après un dîner vite expédié dans une petite salle isolée, je gagnai ma chambre et je passai à ma fenêtre, devant de rares étoiles et les feux lointains de quelques bateaux, une morne soirée. Je me suis attardé là, tout au passé qui défilait comme les images d'un vieil album retrouvé qu'on feuillette distraitement. Jusqu'à présent le passé avait toujours reculé dans l'oubli et mon imagination n'embrassait que l'avenir. J'ai vingt-cinq ans et ce retour subit aux choses d'autrefois a une signification. Peut-on gravement songer à l'avenir, sans regarder dans le passé ?...

Julien LECLERCQ

(1) Le ms. Porte Menartières, l'A est une correction après coup. Le mot est l'anagramme à peine formé d'Armentières (Nord). C'est là que Julien Leclercq était né en 1865. Après une existence malheureuse, mais qui finit par un amour suave, en Finlande, le poète de Strophes d'Amant mourut à Paris en 1901. Pour plus de détails voyez : A.-M. Gossez : Poètes du Nord, p. 176. Ce fragment appartient à un roman inachevé : Daniel, dont seules ces pages furent écrites le 17 Octobre 1891.

Est-il besoin de rappeler que la revue Le Beffroi était, à ses débuts, publiée à Lille, fondée par Léon Bocquet, elle recrutera ses collaborateurs parmis les poètes et écrivains du Nord. Julien Leclercq étant originaire d'Armentières, ce fragment d'un retour au pays natal, avait sa place dans la jeune revue.

La physionomie de Julien Leclercq. 1892, le Théâtre d’Art, le Cantique des Cantiques de P. N. Roinard, par Julien Leclercq. Willy et Julien Leclercq : Quand ils se battent.

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