mardi 25 novembre 2008

Ernest LA JEUNESSE préface au Forçat honoraire, roman immoral

Une critique du roman policier en 1907


En 1907, parait Le Forçat honoraire, roman immoral, l'auteur, Ernest La Jeunesse en a illustré lui-même la couverture. Son forçat n'est pas seulement immoral, ses aventures nous sont contées d'un ton "enjoué et cynique", c'est l'assassin qui prend ici la parole. Dans sa préface La Jeunesse s'attaque à la littérature policière qui commence à fleurir, avec ses détectives, surhommes qui toujours punissent le méchant, littérature qui "endort", avec ses héros de papier, "chiures d'encre", toujours dans "« le Camp des bourgeois »". Les souvenirs de "grands" policiers ne trouvent pas plus grâce aux yeux de La Jeunesse, non, pour lui la société n'est pas protégée, elle se rassure en lisant les exploits "sur papier" des policiers tout en se repaîsant de ceux, bien réels, des brigands. Signalons qu'Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, paraît en 1907, lui ne se présente pas en défenseur de la société bourgeoise, mais La Jeunesse dit n'avoir pas reçus le volume de son "ami Maurice Leblanc". Des "héros du mal" viendront plus tard, avec Fantomas de Pierre Souvestre et Marcel Allain notamment, en 1911. Gaston Leroux créera un forçat héros de roman avec Chéri Bibi en 1913, mais son forçat n'est pas coupable des crimes qui lui sont reprochés.


Dédicace au Forçat Honoraire, roman immoral 1907

En vous offrant, mon cher Henri Prost (1), ce roman immoral, je crois faire mieux que remplir un devoir de coeur et consacrer une fraternité de pensée, d'aspiration et d'espoir : je crois accomplir un devoir — sans plus. Je ne prétends point vous prémunir contre les aigrefins, meurtriers ou escrocs : vous les connaissez mieux que moi, quelle que soit ma science expérimentée. Et vous êtes si loin... !
Mais vous représentez la Société, en mieux, avec de la culture, de la bonté et de la délicatesse.
Cette Société, depuis quelques années, se donne du bon temps. Après s'être passionnée pour le monde, — son monde ! — traduit par Paul Bourget, en jargon, et par Georges Ohnet à la barre de la petite bourgeoisie, elle s'était laissé mener un instant, en barque, au soleil de minuit par MM. Ibsen et Bjôrnson, avait suivi M. d'Annunzio dans des carrières d'étoiles et des ciels de marbre, et mordu un tantinet au bois de la vraie croix, trempé par M. Sienkieivicz dans les glaces et le sang de la défunte Pologne. Puis elle revint — ladite Société — à son vomissement, à son ambition : j'ai nommé le crime, dol, viol, vol, à ces histoires de brigands qui berçaient de cauchemars pittoresques son lit infini d'enfance... Toutefois, dame ! elle avait grandi et vieilli, la Société !
Quand on est petit, on tire au sort : ceux qui sortent les premiers, dans la botte, comme on dit à l'École polytechnique, ne veulent pas de la botte (défunte, hélas !) du gendarme. On joue au voleur : il s'agit d'être voleur — au choix. Les perdants sont agents de la Force et du Droit : d'ailleurs n'est-ce pas logique ? M. de La Palisse, qui fut précoce, l'aurait déclaré dès ses plus jeunes ans : « Les voleurs ont le pas sur les sergents de ville puisque ceux-là sont sur les talons de ceux-ci — quand ils y sont. »
Quand ils y sont ! Parole grande et sage ! Quand ils y sont !
Mais tu as engraissé, vieille Société : tu ne veux plus courir et, tout de même, tu as un vague reflet, un trouble relent de ta canaillerie native et de la soif d'aventures de tes dix ans : tu veux, pour bien te réjouir et te frapper, de beaux récits bien sanglants, bien mystérieux, te repaître de la chair et de l'esprit des scélérats les plus terribles, pénétrer dans les cavernes et les laboratoires d'enfer — à la condition de savoir un policier —pardon ! un détective ! — plus fort que les plus forts assassins, toujours invisible, toujours armé, nourri de Taine et de Gaboriau et venant à son heure, l'heure du crime a changé depuis M. de Florian, mettre la main au collet du coquin triomphant ou plutôt le faire crever, tué par ses machinations mêmes !
Ouf ! tu respires, Société ! Et dire que tu as été sur le point de tourner mal, toi aussi, à la lecture, et de verser dans le forfait — histoire de faire fortune et d'avoir du génie. Heureusement, les canailles sont démasquées et punies ! Heureusement, tu as dans ton camp — « le Camp des bourgeois » — des auxiliaires de premier plan, des âmes tapies dans des ombres agissantes, des détectives demi-dieux.
Où sont-ils ?
Oui, oui, estimable Société, les méchants finissent toujours mal. Stendhal, pleurnichant et souriant à la fois, a fait, par blague, guillotiner Julien Sorel ; Eugène Sue a empoisonné Rodin ; le vicomte Ponson du Terrail a tué, ressuscité et retué Rocambole, en sanglotant; Raffles meurt en héros pour sa patrie anglaise, au Transvaal ; Arsène Lupin... Mais je dois avouer, à ma honte et à mon ami Maurice Leblanc que je ne connais pas Arsène Lupin : je n'ai pas reçu le volume.
Mais tout cela, Société, c'est de la littérature. Je reviens à ma question, à la question : où sont tes mouchards — grâce ! tes détectives ! — surhommes et si humains, devins et farce, commis voyageurs en filatures, tes soutiens, enfin, les colonnes de ton temple ? Où sont-ils ? Nomme-les !
Permets-moi de te répondre. Ce sont des troupes, des élites, des crackes « sur le papier », ce sont des bonshommes en papier, ce sont des « chiures d'encre ». Interroge ta mémoire : cherche le nom d'un limier de vitrail ! Tu trouveras de braves et héroïques sous-brigadiers assassinés, des victimes du devoir authentiques, des inspecteurs principaux qui, deci delà, ont su arracher prestement les boutons de culotte d'un prisonnier difficile à garder, des commissaires-adjoints qui eurent une chance sur cent, des chefs de la Sûreté qui ont signé des Mémoires. Il y a ce forçat traître, vantard, escroc, sous-maître chanteur de Vidocq. Il y a ce Joseph Prudhomme de Canler qui, accompagnant au pied de l'échafaud un brave jeune homme jaloux qui aurait été acquitté aujourd'hui avec des larmes, (il n'avait tué que sa maîtresse) dit à ce brave jeune homme qui lui demande de l'embrasser (c'est Canler qui l'a fait avouer) :
— Pas ici, malheureux !
et qui lui fait serment de l'embrasser, sans tête, dans un monde meilleur !
C'est l'inépuisable M. Claude qui dépèce Troppmann en dix tomes, c'est M. Macé qui... qui...
Mais je ne veux pas prolonger une énumération sans gloire.
Société, je ne veux pas te rassurer, je veux t'éclairer. Tu n'es pas défendue et tu ne te défends pas. Tu t'endors sur des contes bourgeoisans et subtils, — et c'est si doux de dormir !

Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,

mais la fraude, emplit tous les journaux, — et ce n'est qu'une fraude bien déterminée. Je ne prétends pas, Société, à l'honneur de t'avoir mis en garde ; je ne te dois rien. Je tiens seulement à faire pour toi ce que fit pour son siècle cet ivrogne de Nicolas Machiavel lorsqu'il lui donna son Prince. Les époques n'ont que les Prince et les Machiavel qu'elles méritent. Ce n'est pas ma faute si j'ai publié, il y a dix ans passés, l'Imitation de Notre Maître Napoléon et si, aujourd'hui, je passe la plume à un forçat, un authentique forçat assassin et pis, qui, au reste, n'est pas des plus intelligents : tu n'avais qu'à m'écouter et à me suivre, Société, quand je te prêchais l'héroïsme et la beauté. Je déclare, d'ailleurs, que je décline toute complicité dans les forfaits qui suivent et leur narration enjouée et cynique. « Je rends au public ce qu'il ma prêté » sol à sol, déchet par déchet.
J'ai conscience d'avoir écrit un livre vrai, qui n'est pas de moi ;
mais de toi — et à toi, Société.
Si, d'aventure, tu es trop effrayée, va chercher — chez les libraires — tes flics et tes gendarmes de cabinet. Ou dis-toi que moi, aussi, je fais de la littérature.
Et maintenant, mon cher Henri Prost, revenons aux doux émules des héros de Plutarque, ces hommes du tribunal révolutionnaire qui avaient le courage de couper le cou de Lavoisier parce que cet homme de génie s'était bassement permis d'être fermier-général — et cette bonne bête de Fouquier-Tinville qui, dans son rêve d'assurer le bien-être à tous, avait fauché des têtes comme des épis, et qui, sur l'échafaud, voulait encore donner du pain au pauvre monde...

4 Août 1907.


(1) S'agit t'il de Henri Prost, architecte et urbaniste (1874-1959) ?

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