Avec Marcel Batilliat, Abel Pelletier, Charles-Louis Philippe, Albert Lantoine fut l'un des auteurs-amis chroniqués par René Ghil dans La Critique.
La Caserne
L'heure est heureuse pour M. Albert Lantoine, à publier ce volume qui, lorsque va retomber à sa place de nécessité néfaste, une institution sans gloire, apporte en drame lent et misère à misère vécu, un impersonnel réquisitoire de seuls faits : l'émiettement dans le marasme et l'imbécillité démontrée, de trois années de la vie d'hommes à vingt ans, et particulièrement de la vie d'un homme arrivant à tel néant de lui-même, qu'instinctivement il la dénoue dans la mort... Des « patriotes », de ceux-là pour qui l'amour de la patrie est un métier et un tambour et aussi une excuse au mensonge et au crime, sans doute vont reprocher à l'auteur d'avoir habilement choisi cette heure heureuse : il sied donc de dire que ce livre est écrit depuis plus de quatre ans (1) et d'autant mieux nous lui saurons gré de nous le donner, après le délicieux poème Elisçuah et les Mascouillat (2).
En quoi donc se singularise pour un éloge nouveau, ce livre, roman militaire après quelques autres dont le souvenir ne peut nous quitter, et qui sont, entre les meilleurs, Sous-offs , Sous le sabre, le Cavalier Miserey (3). Jusqu'ici l'on nous avait montré surtout la dépression morale et cérébrale résultant pour « l'intellectuel », de son passage à la caserne. - et l'auteur apparaissait trop, lui-même, le soldat molesté, raisonnant, nous exaltant, se soulageant en éloquentes phrases de révolte, du silence où s'exaspéra sa nervosité trop fine, - de telle manière que nous n'avions point là une oeuvre d'entière sincérité, où l'on sentait quelque égoïsme inconscient d'homme indigne de tomber sous la loi commune. Il est à remarquer que l'éclosion du roman militaire date du service « pour tous » semblait surtout la déterminante des révélations d'alors, les oeuvres devenant une nécessité de réagir pas encore assez volontaire, comme un réflexe.
Certes, le document était passionnant, mais, nous le disons, il lui manquait le caractère d'universalité. M. Albert Lantoine, vient, à mon sens, de le lui donner.
Ce n'est plus lui, impeccable et minutieux observateur taisant sa propre impression, qui est en cause, ce n'est pas une classe spéciale d'homme que l'on peut dire moins endurants à la souffrance. - et prompts à la sentir, à l'exagérer, à se la suggérer même : c'est un homme du plus Grand-nombre, un villageois, un fruste, un humble, un passif, - une épaisse santé. C'est la plus grande partie de l'armée, au moment où les hommes gagnent la Caserne.
Lagrue, 1168, - c'est l'un d'eux : c'est cet homme des champs qui arrive là sans comprendre, ne cherchera pas à comprendre, s'évertuera seulement à toutes les minuties qu'on exigera de lui sans se demander en quoi elles peuvent répondre à l'idée de Patrie, - certes sans un geste de révolte, halluciné du mot : la mort ! Éclatant terriblement à toutes les pages de la « Théorie » où lui sont édictés ses devoirs... Et, pourtant, c'est ainsi, à la dernière page du livre, que sera exprimée sa sortie de l'armée, - « la grande Famille » :
« ... Et comme le maréchal-des-logis de semaine Delbray appelait par inadvertance, son carnet à la main :
Lagrue !
Rouillot (l'adjudant) tourna la tête – rigoleur : - Crevé !... »
Crevé ! oraison funèbre de Lagrue à qui deux ans d'incompréhension de son supplice quotidien, avaient fait apparaître doux et nécessaire, le suicide ! Il était mort pour une aiguille !...
C'était l'inspection du général :
- Combien devez-vous avoir d'aiguilles ?
- Six, dit Lagrue, - péniblement.
Six aiguilles, c'est cela ! Eh bien, cet homme n'en a que cinq dans son étui !...
Et tel l'état de dépression physique, - tel l'état d'épuisement cérébral où lentement était venue cette saine et douce et passive brute que nous avons vue arriver au corps, que cette aiguille manquante est assez pour déterminer la démence obscurément latente, pour le précipiter vers la seule issue, la mort ! L'obsédant vocable inscrit si souvent en tête de sa « théorie » avait eu raison, quand même...
Ah ! Vous, que ne fait plus rire l'évocation de ce général aux victoires promis et dès maintenant si hautement préoccupé de la défense nationale, et des revanches futures, - quelle terrible maison est donc la Caserne, pour ainsi détruire même le corps et les âmes de santé animale !... Il apparaît de beaucoup plus atroce le supplice d'un Lagrue, que d'un « intellectuel » ; car, au moins, celui-ci raisonne sa misère, doit savoir de son intelligence et de sa vertu morale réagir en lui-même, arriver au mépris qui est une force, - au sourire, et à une sorte d'intérêt qui soulage, à suivre l'oeuvre imaginative de l'Imbécilité ! Mais l'humble, à ses champs arraché, toute sa misère aggravée de ce supplice à nul autre pareil : ne pas comprendre !
Lagrue, c'est le drame, oh ! Sans violences, d'une lenteur ténue plus exacerbante que toute appréhension de catastrophe, plus secoueuse que tous délires passionnels. Mais autour de lui, et à vérité et à intérêts égaux, toute la Caserne vit son activité vide. Du haut en bas tout s'agite en un néant empressé, les minutes comptées. Et c'est aussi par là que le livre de M. Albert Lantoine est d'une nouveauté surprenante et difficile: noter à traits caractéristiques ce désoeuvrement surmené, fébrile, - cocasse, important, méchant ! Oh ! Cette méchanceté d'animaux tendus en sournoiserie : des chefs entre eux, des soldats entre eux : car, - la solidarité de misère que l'on croirait peut être exister, est cruellement absente. Une seule loi : celle de la force brutale et tracassière, - et Lagrue meurt autant de ses camarades que de ses chefs. C'est la « grande famille »...
Mais, voraces, rouges, hurlantes, d'instincts de brutes échappées dans l'abolition de tout respect et des autres et de soi, - deux grandes scènes de nuit domine le livre, puissantes. La fête de la Sainte Barbe (nous sommes dans un régiment d'artillerie de forteresse, au Nord), et la Fête du 14 Juillet. C'est le débordement dans l'ivresse et la débauche sanglante, quelque cauchemar énorme où se brassent les chairs à plaisir sale qu'on tape au ventre, à coups de botte, enfin... Je n'insiste pas, ni sur les stigmates inguéris qui pourriront demain la race des villages. Cela s'appelle servir la Patrie...
Et, ce livre est généralement gai. Il narre en douceur de telles inepties, de telles déchéances simiesques qu'on ne peut retenir le rire, - l'instant d'après figé en rictus !
René Ghil
La Critique, N° 93, 5 janvier 1899.
(1) Ici René Ghil anticipe les reproches d'opportunisme qui auraient pu accompagner la publication, durant l'affaire Dreyfus, de La Caserne.
(2) Voir Livrenblog : Ma présentation de Les Mascouillat et Albert Lantoine l’homme, par Sébastien-Charles Lecomte.
(3) Si deux de ces livres sont des romans très critiques sur la vie militaire - Lucien Descaves : Sous-offs (1889), et Abel Hermant : Le Cavalier Miserey (1887) - et peuvent être comparés avec La Caserne. Sous le sabre (1898) recueil d'articles de combats sur l'affaire Dreyfus par Jean Ajalbert n'a lui, rien de romanesque.
René Ghil sur Livrenblog : René Ghil. "Chair mystique" et "Titane". Charles-Louis Philippe par René Ghil. Réponse de Ghil à l'enquête sur la poésie et les poètes de la revue Le Beffroi. Extrait de lettres de Ghil à Albert Lantoine.
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