LE CHAÎNON MANQUANT
Un prochain billet sera consacré au roman d'Armand Charpentier, Le Roman d'un singe, qui présente l'avantage de mettre non seulement en scène un primate en flanelle, mais aussi un célèbre écrivain et critique d'art...C'était à un souper de centième, il y a quelques mois. On sait trop ce que sont ces sortes de fêtes, c'est toujours le plus beau souper du monde. C'était donc à une de ces somptueuses assemblées de talents parisiens et de notoriétés de tous pays. Il y avait à celui-là les plus jolies femmes de Paris, celles du théâtre et celles d'ailleurs, les diva et les divettes, les comédiennes et les théâtreuses, les gloires et les demi-gloires, et les quarts de gloire aussi; les réputations consacrées et les étoiles de demain, les talents arrivés à l'ancienneté et ceux imposés par les subventions du riche bâilleur de fonds ou l'engouement un peu badaud qui est un des traits distinctifs de Paris ; et, pêle-mêle avec les diamants des belles épaules épanouies et et les Lère-Cathelin des maigreurs acides de débutantes, excités et surexcités au frôlement de tant de gazes et de moires, de tant de maquillages et de fards, tout ce que le feuilleton dramatique possède de chauves et de demi-chauves, de glabres et de barbus, d'étiques et de bedonnants. Il y avait donc là toutes les myopies, toutes les lunettes, tous les lorgnons, tous les sourires pincés des jeunes maîtres, toutes les lippes bienveillantes des vieux oncles et, avec l'élite du boulevard, nos plus tragiques jeunes premiers, nos plus sémillants comiques, nos plus brillants jeunes directeurs et nos plus solides actionnaires, et c'était, comme l'a écrit un des critiques du Temps, « l'esprit et la beauté de toute une civilisation réunis à un souper, d'une splendeur telle, que ne connurent certainement pas ni Aspasie ni Cléopâtre » (sic).
Eh bien ! on ne devinera jamais ce que ces hommes spirituels avaient imaginé pour amuser toutes ces belles personnes du théâtre et des arts. Il y avait alors dans un music-hall, parmi tant d'exhibitions, un pauvre petit chimpanzé, qui opérait entre dix heures et demie et onze heures. Il n'était même pas adulte, il n'avait pas quatre ans, mais il devait grandir, le malheureux petit singe, dont on avait rasé soigneusement les oreilles et le menton pour accentuer une attristante ressemblance humaine, n'était même pas dressé, mais il était, en vérité, merveilleusement intelligent. Affublé d'un habit noir et d'un pantalon de soirée, chemisé comme un clubman et cravaté de blanc, il arrivait à s'asseoir à table, à se servir d'une fourchette et à boire dans un verre, comme un enfants très mal élevé, puis il fumait un cigare de l'air ennuyé des phoque, jongleurs et fumeurs des fêtes foraines, marchait tout à coup à quatre pattes (la nature ayant repris le dessus), faisait quelques tours en vélocipède et, triomphe final, se déshabillait en scène et mettait alors en joie toutes les femmes par l'apparition de cuisses plus velues que celles d'un homme ordinaire, entre la blancheur des pans de chemise et la soie rose du caleçon.
C'était en somme un spectacle assez lamentable. Le public y prenait pourtant un certain plaisir : j'estime que chacun y trouvait une ressemblance arec un parent ou un créancier. « Tiens, c'est mon huissier ! » s'écriait couramment la petite dame saisie l'avant-veille. Jean Hiroux, lui, reconnaissait, et non sans motif, la face du président d'assises qui l'avait condamné jadis ; la magistrature possède, en effet, une laideur plutôt simiesque; et les familles, qu'avait déshéritées un oncle d'Amérique, voulaient lui trouver les traits d'un vieux commodore. Pour moi, j'avoue que Consul me rappelait surtout un très gros collectionneur du commerce parisien, il m'en rappelait même deux, que dis-je ? trois, tant le physique des vieux messieurs s'achemine diversement vers une laideur unique.
Pauvre Consul !
Le croirait-on ? Pour amuser et faire sourire toutes ces folies femmes de talent, de luxe, de joyaux et de soies, ces messieurs ne trouvèrent rien de mieux que de leur amener ce singe.
Consul, piloté par son barnum, prit donc place à une table entre deux charmantes soupeuses, nullement effarouchées, d'ailleurs, de quelques privautés, plutôt lasses, qu'il se permit à leur endroit. On a dit de Consul qu'il n'aimait pas les femmes, la vérité est qu'il ne les aimait pas encore. Consul n'était pas adulte, il n'était encore que fraternel pour la belle moitié du genre humain ; la misogynie est un degré de sagesse et de civilisation que n'atteignent pas sitôt les chimpanzés, même dressés par un « manager » de Londres.
Consul se montra donc plus qu'indifférent. Affalé sur la table, le nez dans son assiette, tel un viveur surmené, il se contenta de boire dans le verre de ses voisines et, d'un geste accablé, de leur caresser quelques fois le menton.
L'oeil inattentif et sournois, il parut s'ennuyer sérieusement a cette fête. Uniquement préoccupé des fruits d'un compotier posé devant lui, il fuma, machinal et excédé de bruit et de mouvement ; bref, il se montra dédaigneux et grossier d'attitude, en cela parfaitement pareil à quelques Yankees milliardaires tel que l'omnipotent capital les fait tous, pour l'édification des foules ; méprisant, familier et méfiant.
Par contre, son succès fut énormes son mépris affiché de forban enthousiasma les hommes et les femmes, les femmes surtout. Elles retrouvèrent là toutes avec plus de nature, le cynisme insolent des amants. « J'en ai connu de plus laids ! » déclara même l'une d'elles, vengeant ainsi, d'un mot, les sinistres corvées de l'alcôve. Jusqu'à la minute où, saoul comme un véritable prince, le pauvre chimpanzé s'étendit sur la table (un homme véritable eût roulé, lui, dessous) et, recroquevillé sur lui-même les mains jointes et les genoux rapprochés, apparut comme un misérable petit enfant malade oublié par une fille sur la table d'un restaurant de nuit, il eut autour de lui un cercle énamouré, on l'aurait presque dit, de belles bouches fardées, de sourires frais et d'épaules savoureuses. Il fut le « clou » de la soirée et un clou si solidement fiché que la table d'honneur et fut soudain déserte.
Cette table, qui était présidée par les deux plus spirituels auteurs de comédie de l'année... cette table pharamineuse entre toutes par la qualité de ses convives et la beauté de ses soupeuses, cessa immédiatement d'être le point de mire de tous. Ce fut à la table de Consul qu'alla et resta l'attention captivée : le succès fut déplacé, il y eut virement dans l'opinion. L'orgueil de quelques cabotins en souffrit.
Que trouvait-on donc à ce singe et qu'avait-il d'extraordinaire ?
– Mais la précision dans le geste ! répondit à un tragédien un caricaturiste plus expert que tout autre à discerner le vrai du faux et le naturel du convenu. Consul a cela de merveilleux qu'il ne fait pas un mouvement inutile ; il économise sa force et, chaque fois qu'il peut, la remplace par de la souplesse : c'est la grande école de la Mimique. Ne vous y trompez pas, ce singe est une leçon mieux, il est un livre.
– Que tous les comédiens devraient consulter, n'est-ce pas ? goguenarda un jeune comique.
– Peut-être. Regardez-le bien, il a les gestes de Guitry.
Et, les rosseries commençant, les obscénités éclatèrent.
– Tu ne trouves pas qu'il ressemble à mon dernier amant ? s'esclaffa la blanche Trois-Etoiles, qui ne croyait pas si bien dire.
A quoi, X. Y... se vissant son monocle dans l'oeil et enveloppant d'un regard circulaire toutes les nuques, les blondes et les brunes, penchées sur Consul :
– Avec laquelle va-t-il partir ?
Et de rire d'un rire bien boulevardier sur cette goujaterie.
Les soupers de centième sont des événements si essentiellement parisiens !
Quand la curiosité de chacune fut bien satisfaite et que toutes les gloires eurent assez contemplé ce singe saoul, le barnum s'approcha du pauvre petit être écroule sur la nappe, le réveilla en lui touchant l'épaule, et Consul, avec des yeux d'effroi pour toute cette foule amusée, jeta ses petits bras velus autour du cou de son manager et se blottit dans sa poitrine, comme un enfant qui eût retrouvé sa mère.
Et ce fut le départ de Consul.– Consul mais allez donc le voir chez lui, Hôtel Continental, chambre 22. C'est un véritable personnage. Il a sa chambre à lui, comme un riche étranger. Avec votre carte de journaliste, on vous recevra ; mais téléphonez, si vous voulez le trouver. La fois que j'y fus, moi, il était au Bois. Il y va tous les jours de deux à cinq.
– Non !
– Comme je vous le dis, mon cher, c'est a pouffer. Au bureau de l'hôtel, c'était une trôlée de fournisseurs : le chapelier de M. Consul; le chemisier de M. Consul le huit-reflets du chimpanzé, la dernière commande du ouistiti.
– Mais c'est odieux et ridicule !
– Non, c'est très américain. Ah ces gens-là comprennent la réclame.
– Savez-vous la dernière de son manager ?
– Dites.
– Je l'ai croisé, hier, sur le boulevard ; je m'informai de son pensionnaire.
– Consul, m'était-il répondu, Consul est un peu fatigué, il reçoit un peu trop de visites, ce sont des interviews du matin au soir; j'ai dû éliminer, faire un choix ; nous attendons demain Mme de Thèbes, qui veut lui lire les lignes de la main.
Et, sur la foi des traités, j'allais voir Consul.
Je me cassai le nez au Continental, Consul était déménagé.
Je le trouvai installé dans un hôtel de la rue de Trévise, presque en face des Folies-Bergère. Là, je dénichai l'homme du jour dans une chambre du troisième, tenant à la fois de la ménagerie et du campement bohémien.
Consul à mon arrivée, dormait dans une sorte de malle grillée, qui lui servait de cage en voyage. On l'en fit sortir pour me le présenter.
Il y avait aussi dans la chambre, un petit nègre et un chien ; le nègre était attaché au service du chimpanzé ; le chien lui servait de jouet et de soufre-douleur. Avec quels yeux d'épouvante effarée ce quadrupède regardait ce quadrumane ! Il fallait voir Consul torturer et pincer et houspiller ce chien c'était pis que de la cruauté d'enfant, c'était de la cruauté de singe. Quant au petit nègre, son domestique, Consul partageait à son égard l'opinion des blancs vis-à-vis de la race noire : il ne le commandait que le fouet à la main. Ce singe traitait ce nègre en esclave ; Consul était presque digne d'être un homme.
Le manager, Consul le nègre et le chien cohabitaient dans cette même chambre, tous les quatre : sur une lampe à esprit de vin mijotait et chantait, léchée par la flamme, une potion pour Consul, qui toussait un peu.
Consul avait les bronches délicates ; cet enfant des tropiques redoutait notre climat. Irait-il à Nice, cet hiver ? Il en était question. Son manager préférait les Baléares. je songeais vaguement à Consul pour une reprise sensationnelle de la Dame aux Camélias ; il aurait, certes, lui, des gestes attendrissants de poitrinaire.
Pour me convaincre des talents de son pensionnaire, le barnum, qui m'avait trouvé froid, tendit à l'animal une feuille de papier blanc, qu'il avait froissée avant au préalable ; il faut vous dire que Consul chez lui, était vêtu d'un pyjama jaune à carreaux rouges et verts du plus pur américanisme. Ainsi vêtu, il avait l'air d'un minstrel.
Consul s'empara du feuillet de papier, nous tourna le dos, se passa la feuille au bas des reins, et puis, délicatement, la rendit d'un geste noble à son cher manager et ce geste m'apparut sublime.
Il résumait, dans une attitude, l'état d'âme de Consul vis-a-vis des foules qui l'admiraient.
Et je fus pénétré de vénération.
Consul mourut dans le courant de l'année de la phtisie gagnée dans nos climats et quelque peu développée par les londrès. les soupers de centième et les exhibitions dans les endroits de plaisir et les pires milieux, bars à la mode, boudoirs cotés et music-halls. Pauvre Consul ! Des courriéristes bien parisiens comparèrent sa fin précoce à celle de Max Lebaudy.
Quand ils ont tant d'esprit les enfants vivent peu. Pauvre Consul !Jean LORRAIN
Voir aussi : Une gazette rimée sur Consul par Raoul Ponchon sur le blog à lui consacré, illustrée d'une belle affiche et d'un objet publicitaire à l'effigie du chimpanzé (Merci à Bruno Monnier).
2 commentaires:
Bravo pour cette note
à propos de Consul :
http://raoulponchon.blogspot.com/2007/10/blog-post_5175.html
bonne lecture
Les éditions Alandis viennent de faire paraître un livre intitulé Vie et oeuvre de jean Lorrain ou chronique d'une guerre des sexes à la Belle Epoque, de Christophe CIMA.
Ce livre a obtenu le prix du Conseil Général des Alpes Maritimes. Pour plus de renseignements vous trouverez un lien ci-dessous:
http://www.alandis.fr/product_info.php?products_id=48
Nous souhaiterions qu'il figure en bas de la page que vous consacrez à Jean Lorrain.
Par avance merci.
S. PRAT
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