mercredi 20 mai 2009

LES MIROIRS. Paul-Napoléon ROINARD, Chercheur d'Impossible (II)



1e Partie



Commencées dans un billet précédent voici la deuxième partie des Lettres et Notes qui suivent la publications de la Moralité lyrique, Les Miroirs, de P.-N. Roinard. La longeur de ces notes, dépassent la taille habituelle des billets que l'on peut lire ici, je pensais dans un premier temps les donner en deux parties, force m'est de constater qu'elles nécessiteront une troisième partie, l'auteur ne limitant pas ses notes aux seuls Miroirs. C'est une grande partie de son oeuvre et de ses recherches qu'il tente de présenter et expliquer ici, c'est donc dans son intégralité que je donne ce texte, compilations de notes, d'articles et de lettres, parfois un peu confus, mais éclairant une tentative artistique peu commune.



Considérations sur l'Art dramatique



Le doyen des dramaturges, Victorien Sardou, dit en quelque endroit :


« C'est bien simple : le drame et la comédie se distinguent très facilement l'un de l'autre. Dans le drame, il s'agit d'un meurtre. Dans la comédie, il s'agit d'un mariage. Il faut donc savoir si dans la comédie on épousera, si dans le drame on tuera. Epousera-t-on ? N'épousera-t-on pas ? Tueras-t-on ? Ne tuera-t-on pas ?
« On épousera, on tuera, voilà le premier acte. On n'épousera pas, on ne tuera pas, voilà le second. Un nouvel incident se présente, une nouvelle manière de tuer ou d'épouser, voilà le troisième acte. Un obstacle surgit, qui empêche de tuer ou d'épouser, c'est le quatrième acte. Il faut bien que cela finisse et, au cinquième acte, on épouse et tue, parce qu'il y a un terme à tout. »


Renvoyons, en controverse, M. Sardou au fameux livre des 36 situations dramatiques de mon ami Georges Polti.
D'ailleurs, ce que déclare le plus informé des Hommes de Théâtre qui, depuis Scribe, reste peut-être le seul omniscient dans le métier, l'auteur des Miroirs, lui aussi, regrette de ne pas l'approuver entièrement.
A son pauvre avis, le théâtre ne consiste pas seulement à marier ou à tuer pour tout dénouer, mais, au contraire, à conclure, vers une fin, toujours autre, et vers un recommencement de quelque action nouvelle, car la vie marche sans se soucier de qui tombe ou se repose et son implacable Drame continue à jamais.


Une péripétie d'existence ou la vie d'un homme dans l'infini des temps, voire même dans l'étroite durée d'une époque, ne valent guère que par l'intérêt d'éternelle humanité qu'elles suscitent si rarement !


C'est pourquoi nul grand artiste ne décrétera impérieusement qu'il faille – suivant un usage trop commun – livrer tant d'ouvrages, sans cesse les mêmes, à la gloutonne voracité publique si vulgairement gourmande de tous les aliments à la mode et les plus frelatés.


Il lui faut du casse-poitrine ou du gingembre ! Tant pis pour elle, nous ne tenons pas ces articles.


Ah que non ! Il n'existe pour le poète aucune nécessité d'écrire de nombreux volumes ou scénarios ! Puisqu'en réalité le poète ne « travaille » jamais qu'à « une oeuvre » dans la « Vie ». Ainsi que l'énonce si bien le poète Georges Périn en conclusion d'un article de la Phalange :


« Ceux-là diront !... « Il n'a fait qu'un livre ! » mais non, il ne l'a pas fait, il continue à le faire chaque jour. Et en cela il ressemble à l'humble, à l'éternel génie des hommes, tout simplement. »
Voilà qui sonne net et fier !...


Certe ! L'on ne « travaille » jamais qu'à une oeuvre et plus on morcelle cette oeuvre en « volumes » - bien souvent par intérêt de lucre – plus on risque, en l'étirant, d'amollir et rendre filandreuse cette oeuvre qui, en somme, ne mérite pas tant de livres dont se répètent fréquemment les substances sans distinctes mutualités assez rénovées pour s'entre-renforcer.


Afin de mieux exposer, claire, sa pensée, l'auteur reproduit ce passage d'une lettre qu'il adressait à Madame Cécile Périn, où en parabole et par lointaine allusion il commentait l'opinion précité de Georges Périn.



Lettre à Madame Cécile Périn


« Ne redoutons pas d'aller et venir patiemment, ainsi que le vulgaire postier rural sur le chemin qu'il use et qui l'use. Il n'apporte, sans trêve, que les mêmes nouvelles, mais jamais pareilles. C'est le routier qui fait, anime et fleurit sa route. Il repasse tous les jours à la même heure, aux mêmes endroits, se repose à la borne choisie, bourre et fume sa pipe vieillissante, en temps espacés, par l'habitude de sagesse qui s'acquiert sur la voie qu'on doit sans cesse parcourir. Mais chaque jour aussi le réconforte d'avoir approfondi, un peu malgré lui, ce qu'il connaissait plus que quiconque et le mieux du monde.


« Chaque jour il découvre une autre route, toujours la même et par cela infinie. Or, à force de surcharger sans cesse son fardeau de neuves sensations, nul ne se rencontre plus savant que lui de cette route où tout a passé, où tout est venu se faire, par lui, observer.


« D'après ses yeux et son imaginative, il a doté le paysage et l'atmosphère d'une vie, toujours nouvelle sous son inévitable et grandissante présence. Comme la familière nature le connaît, rien ne le craint et cette route, toujours la même, jamais semblable, dont il fait partie, cette route, elle est toute à lui, parce qu'il l'a conquise à la longue et pour l'éternité.


« Ah ! S'il n'avait pas rêvé nouveau à chaque voyage, comme au bout de quelques semaines le chemin lui fût devenu aride et le pas traînant !


« Mort de cette aridité, on l'eût sans doute ramassé quelque midi, foudroyé au bord du fossé sec, - mort, faute d'avoir su renouveler les étincelles de sa pensée en même temps que les clous trop luisants de ses souliers. »


On le voit, l'auteur insiste pour qu'on mûrisse longuement son Oeuvre aussi bien dans le livre qu'à la scène.


D'ailleurs, quant à l'art théâtrale, qu'il considère comme art suprême, voici par quelques citations un exposé sommaire de son opinion. :

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« L'Art, dont se prépare l'avènement au théâtre, ne relève que du rêve, du seul rêve qui nous abstrait et nous rend identique à l'éternité. Le Rêve dans la Vérité immanente et non dans l'Actualité quotidienne. »
(Article sur La Néo-Dramaturgie. - Essais d'Art libre, janvier 1893.)


D'après cette intuition d'art, demeure conçue, élaborée et déterminée, cette pièce : Les Miroirs.


Et pour bien définir l'Esthétique dont il se réclame dans la composition, la structure, la présentation et la mise en scène de son oeuvre, l'auteur croit devoir reproduire ici ces lignes qu'il écrivait au cours d'une préface à l'oeuvre posthume du jeune poète Paul Audricourt, mort avant la vingtième année :


« Restait à décider de la route dans l'obscur carrefour d'où sortirait la dramaturgie future.


« Pour ne parler que du théâtre à respecter, trois chemins s'offrent large ouverts. L'un que parcourut la pièce historique, l'autre qui mène à la pièce à thèse, et celui qui aboutit à la pièce sociale.


« Le drame historique vivra s'il se fait légendaire, la comédie à thèse se mourra des actualités trop particulières qu'elle met en scène et le drame social lassera aussi vite que le suffrage universel.


« A mon très humble avis, ne peut s'immortaliser que le théâtre d'art pur et encore les auteurs devront-ils se soucier :


« 1° De situer l'action dans un cadre sans époque et dans un lieu inventé ou peu convenu ;


« 2° D'imaginer une action sans truquages apparents ou vieillis, - tout vit de trucs, - une action bien une, bien humaine, mais se prêtant à toutes les évocations qui peuvent renforcer le fait par l'enveloppement du rêve : ainsi cette action se déroulerait à la fois stricte et profonde, poignante et de nature à faire songer ;


« 3° De tracer des caractères à la fois réels et synthétiques.



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« Audricourt énonçait : « Gouverner l'esprit intellectuel de la foule et le rajeunir. Grouper pour l'art. »


« Je crois que sa généreuse volonté du bien l'illusionnait.


« La foule, que je plains et que toujours je souhaitai voir meilleure, n'entend rien à rien, et pour la très simple raison que la plupart des êtres ont été, sont et seront éternellement bêtes et mauvais ; c'est pourquoi d'ailleurs les foules affichent tant de déconcertantes prétentions.



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« Un artiste ne doit oeuvrer que pour soi, s'il a du génie ou même seulement du talent ; qu 'il ne se préoccupe donc point de paraître ou non social ; il le sera puisqu'il naquit humain ; qu'il ne s'ingénie pas à rechercher le succès, il triomphera s'il a épuisé sur l'ouvrage toute son âme et toutes ses forces.


« Celui qui marche tenacement vers le beau et croit l'atteindre en approche.


« Et d'ailleurs, ne sait-il pas mieux que personne reconnaître si c'est bien ? »


Pourtant, à cette dernière assertion il convient d'ajouter en expresse et probe réserve, ce franc et triste aveu : l'écrivain le mieux doué peut se tromper dans les détails, s'égarer loin de sa Voie et parfois se traîner péniblement au-dessous des nobles réalisations qu'il s'était promises.
Hélas ! L'auteur des Miroirs – plus que personne – dut se méfier de soi : il travaille avec une ardeur qui se fait plus intense par la recherche des difficultés, car il oppose à cette fougue les pires obstacles à vaincre et d'implacables règles à suivre.


En si haute tâche, le jugement banalement humain qu'il put se former au cours de toutes ses études si contradictoires dans la vie et sous l'emprise antinomique d'ascendances intellectuelles si confuses et si diverses qui constituèrent sa double lignée d'art et de famille, ce pauvre jugement, commun à tout le monde, risquait de souvent l'induire en de multiples erreurs, puisqu'en dehors des actuelles coutumes théâtrales, il s'agissait dans une oeuvre très simple de fuir constamment le terre-à-terre, de monter au-dessus des contingences et de s'élever le plus haut possible sans un instant perdre de vue l'humanité. Il importait encore de manier la langue d'une façon inusitée, d'en exprimer toutes les nobles nuances et à l'aide d'un vers varié, toujours musical, onduleux et indépendant – sans qu'il chût jamais dans la prose – pousser le poème parfois vers les altitudes périlleuses du rêve, le laisser redescendre, tantôt vers les espaces d'émotions plus à portée du sol, tantôt remonter vers les atmosphères froides où plane la pensée et parfois effleurer les fangeuses brutalités de l'âme sans tomber dans les bassesses du langage courant.


On concevra que vers ce but l'auteur dut peiner longuement, faire et redéfaire sans cesse, sarclant tel jour son jardin des mauvaises herbes qui poussent si vite ou tel autre jour le débarrassant de somptueuses, précieuses et voyantes fleurs, mais trop encombrantes, qu'il avait plantées, disposées à grands soins. Car il ne faut pas hésiter à supprimer les plus chers ornements, s'ils nous cachent la supérieure beauté du paysage.
Or, à ce jeu patient, il advient une heure où le travail des retouches doit se borner sous la menace d'alourdir, de gâter ou de ne jamais sortir au monde l'oeuvre si douloureusement caressée.
Aussi, lorsqu'il jugea son labeur accompli, l'auteur, à bout de recours contre soi-même, demanda-t-il à des amis intimes, dévoués et jeunes, de passer son oeuvre à leur rigoureux crible avant qu'il la soumit aux mille tamis dangereux du blutoir public.
Par la teneur des lettres suivantes – à ses amis adressées – il pense à la fois prouver et son permanent souci de réparer toutes fautes et son vouloir bien arrêté de se maintenir en défense derrière une méthode rigide qu'à la longue il adopta comme la meilleure à son sens et comme la plus conforme à sa personnelle émotion.


On verra que rien ne relève du fallacieux hasard ou de la négligente paresse dans cette oeuvre si longtemps reprise, repétrie, si chèrement pourléchée et enfin rechâtiée aux miroirs critiques de clairvoyants esprits d'autant mieux sévères que plus affectueux.



De la technique du vers


Dans Les Miroirs, le vers est-il, oui ou non, libre ?
L'auteur répond énergiquement : non ! Il demeure classique dans le vrai sens traditionnel du mot.


En somme, depuis Baudelaire, Laforgue, Mallarmé, Verlaine et Rimbaud, tous les poètes, quand ils écrivirent des poèmes en prose, ne laissèrent d'appliquer tous les principes et d'employer tous les moyens – hors les typographiques – du prétendu vers libre.


Au demeurant, les libertisants ont apporté des éléments de régénérations au vrai vers, de même que les impressionnistes à la vraie peinture.


Par leurs théories sur l'emploi quasi-scientifique des sons dans la symphonie verbale et des tons dans le mélange optique, les uns nous curèrent l'ouïe des sonnances fausses ou monotones, comme les autres nous nettoyèrent le regard des tonalités cuites ou monochromes.


Et, à ces titres, nous devons tenir ces probes et obstinés chercheurs en très précieux honneurs et tout reconnaissant respect.



Au poète Ch.-Th. Féret



« Mon cher ami,


« Il n'existe pas de vers libres dans La Mort du Rêve, à moins qu'ils ne soient dans la façon de La Fontaine.
Encore ajouterais-je que mon vers se libère moins que le sien, puisque mes poèmes en vers de mesures inégales restent toujours basés sur des enchevêtrements très compliqués, très étudiés.


« Jalonnés par des rimes plus ou moins appuyées ou atténuées, mes vers ne présentent de nouveau que des alternances de sons, irrégulières, mais précises, qui se lient sans arrêt pendant de très longues strophes ou parfois même durant tout un poème.


« Par leurs fluctuations et leurs variables retours, ces formes de constructions – sans être fixes et autant que les formes fixes – poussent à l'extrême les difficultés de la versification traditionnelle et classique...


« Ces formes, je me les suis créées pour m'évader des ronrons uniformes que tourne et retourne la froide et compassée poésie parnassienne. Tout ne doit pas se traiter de même dans la vie ; tout ne marche pas toujours de la même allure solennelle et monotone. Mes formes mobiles ont, je crois, l'avantage d'apporter aux poèmes plus de variétés de sons et plus de souplesse dans les lignes.


« En traitant le vers par mètres inégaux – comme dans La Fontaine – et par enjambements – comme chez les romantiques, - c'est-à-dire en adoptant les réformes acquises et devenues traditionnelles, je puis conduire plus harmonieusement chaque poème suivant un dessin rythmique plus conforme à la particulière qualité d'émotion qui doit le caractériser. Du moins je m'efforce vers ce résultat. Autrement dit : j'essaie d'apparier mes notations musicales aux sensations diverses que doivent suggérer mes thèmes ou sujets qui, tous, concourent à l'impression générale par une suite d'émotions de même nature, mais sans cesse différentes.


« A l'aide des vers implacablement pareils de la poésie classique, et que je crois avoir aussi bien maniés qu'un autre, je ne saurais obtenir qu'une musique, pour ainsi dire, plastiquement figée en beauté roide et d'un souffle trop égal pour traduire certaines émotions si passionnées qu'elles déchaînent des mouvements discords de tumulte ou d'angoisse qui ravagent les formes et leurs lignes.


« Ors, et surtout dans ces cas d'outrance ou d'intensité, au lieu de libérer le vers en le dévertébrant de ses syllabations, de ses rimes et de ses accentuations usuelles, au lieu de prosifier, je l'asservis à de plus strictes règles musicales et métriques qui le défendent à la fois et contre la monotonie engendrée par les plats hémistiches, les rimes trop riches ou sans imprévu et contre l'amorphisme désordonné qu'osent certains téméraires totalement ignorants de leur art.


« Pour innover il faut savoir ; ce n'est que sur un long savoir que je base mes audaces !


« Non ! Non ! Je ne suis pas vers-libriste !


« Scandez mes vers, - ils ne sont pas faits pour les yeux, - et vous sentirez que leurs accords restent précis, normux, classiques. Mes seules libertés – non licences, je le répète, - consistent à enchevêtrer des mètres différents en atténuant parfois la rime pour éviter la monotonie et parfois en allitérant ou assonant dans le corps du vers pour distraire l'oreille et lui préparer des sonorités inattendues ; tout cela sans jamais perdre de vue, parce que essentielle, la sensation capitale que je tends à produire.


« Votre... »
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Féret me répliqua par les quelques questions suivantes :


« Roinard paraît avoir raison sur un point : un immense ennui est distillé par le classique alexandrin. Mais n'y avait-il pas de suffisantes ressources dans l'enlacement régulier des rythmes nouveaux ? Ces combinaisons savantes qu'il prône ont-elles un dessin dont nous pouvons de nous-même saisir la loi ? Ne faut-il pas quelque temps, ou quelque régularité dans le retour des cadences neuves, pour éduquer notre oreille ? Roinard nous parle de loi. Mais la loi ne suppose-t-elle pas l'acceptation de ses règles par une majorité qui l'a comprise, discutée ? Le langage poétique est un héritage traditionnel. Si des besoins nouveaux surgissent, n'est-il pas curieux de constater que c'est au moment même où la race décline, où le sol est envahi par le cosmopolitisme ? »


« Mon cher Féret,


« A ces questions je me contenterais de riposter qu'aimant la Liberté par-dessus tout, je n'au pu parler de lois ni en formuler. La liberté d'autrui me semble à respecter autant sinon plus que la mienne, donc donc si je me décrète à moi-même d'infrangibles règles aussi bien en l'oeuvre que qu'en ma conduite, je n'impose ces règles à personne.


« D'ailleurs, je crois que chacun en art doit se choisir dans les techniques traditionnelles, une technique particulière et en accord avec la personnalité qu'il se connaît ou qu'il s'est acquise.


« La Fontaine me paît en libérant son vers avoir voulu se tailler un outil bien à sa main et n'avoir guère pensé l'imposer à d'autres mains. Florian en sait quelque chose, puisqu'en voulant imiter un tel génie il se brisa contre l'inimitable.



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« (Puisque je vais évoquer plus loin un article de Rémy (sic) de Gourmont dans le Mercure et un autre de Robert de Souza sur les expériences de l'abbé Rousselot, dans l'Occident, de novembre 1903, permettez-moi de vous recommander très vivement au passage ces pages de controverse dont la lecture m'apparaît d'un intérêt supérieur pour tout poète soigneux ou simplement soucieux de son art.)


« A mes précédentes déclarations, j'ajouterai qu'admettant toutes les libertés pour les autres, je crois, pour ma gouverne, devoir réfréner les miennes.


« Ainsi, jamais je ne risquerais l'apocope en vers, parce que j'estime avec Robert de Souza contre Rémy (sic) de Gourmont que la langue française est intuitivement accentuable et que toutes les syllabes muettes se prononcent dans le vers, qui demeure, malgré les barbares, une langue d'excellence.


« La pénultième voyelle d'une syllabe muette ne se présente-t-elle pas comme en musique la note pointé. Mais je ne puis ici m'engager dans une discussion aussi vaste. Qu'il me suffise de répéter pour les interprètes, que les syllabes ont chacune sa valeur, dans Les Miroirs, et partant, que pour conserver leurs vrais rythmes aux vers, il convient de tout prononcer.


« Entre mille exemples, ne paraît-il pas étrange qu'un usage nous fasse articuler : d'sir quand nous disons tous d'ordinaire et bien plus musicalement : désir. Qui donc prononcerait : je d'sire ?


« Un mot encore sur la question dite des pluriels, mon cher Fréret, et j'aurais terminé ce codicille à ma première lettre.


« Sans la refuser aux autres, je ne m'accorde jamais cette licence qui consiste à faire rimer un pluriel et un singulier. Si certains pluriels et singuliers comme pareils et vermeil, pouvoirs et savoir, neuves et veuves, éclairs et clair, riment pour l'oreille plus que suffisamment, en sera-t-il de même pour veuve et peuvent ?


« Je réponds : non ! La prononciation devant se faire plus lourde dans la terminaison ent. Et cela apparaît si vrai que certaines gens, instinctivement, articulent ainsi cette fameuse phrase, qui ne manque pas d'à-propos quand il s'agit de difficultés à éluder :
Ils veul'tent bien mais ils peuv'tent pas. »



Orchestrations de l'ambiance symbolique



Pour mieux justifier ces orchestrations qu'autorisent les expériences du Cantique des Cantiques et pour plus clairement expliquer les conclusions qu'il en dut tirer par rapport au Théâtre, l'auteur publie ici des notes qui révèlent combien d'esprits curieux et savants se sentirent sollicités vers d'analogues préoccupations.


Assurés par la physiologie que si tous les sens étaient pareillement entraînés ils apporteraient mêmement leur contingent de douleur ou de plaisir à notre sensation générale qui demeure une de par notre cerveau, ils cherchèrent à trouver les intimes ententes qui existent entre tous les sens. Partis de là, ils démontrèrent les corrélations devant résulter de ces accords en vue d'agréables ou dissonantes harmonies, susceptibles d'émouvoir, d'actionner ou d'affecter, soir en bien, soit en mal, toutes les activités nerveuses de notre être.


Par les suivantes notes on se convaincra sans peine que s'il existe vraiment aliénation mentale, c'est surtout chez ceux qui, loin de vouloir revenir à la santé primitive des hommes complets, en cherchant à retrouver par l'usage l'égalité parfaite dans le fonctionnement de tous leurs sens, n'exercent que la vue, l'ouïe et le toucher au détriment des autres sens. Pauvres gens qui gouaillent quand nous tentons de réagir contre notre anormal état moderne où se complaisent en leur déchéance, ces déséquilibrés.


Notes sur les parfums. - C'est dans les cérémonies religieuses des premiers peuples qu'on trouve la première trace de l'art du parfumeur.


Une offrande de parfums était regardée comme le témoignage de la plus profonde et de la plus respectueuse vénération.


Pline place l'origine de la parfumerie dans les belles contrées de l'Orient ; son opinion est confirmée par les Saintes Ecritures.


Les fréquentes allusions de la Bible aux parfums et aux aromates prouvent que de très bonne heure il s'en faisait une consommation considérable chez les peuples dont le sol produit : l'aloès, la cannelle, le bois de santal, le camphre, la muscade, le girofle, l'arbre à encens dont les Sabéens avaient le saint privilège de recueillir la gomme-résine, le balsamier ou baumier, le triste nyctanthès qui répand ses riches parfums au crépuscule, le nilica et une foule d'autres végétaux non moins odorants, qui appartiennent à l'Orient et pendant des siècles sont demeurés inconnus au reste du monde.

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Théories des Odeurs ; Principe. - La meilleure manière de comprendre la théorie des odeurs est de les considérer comme des vibrations particulières qui affectent le système nerveux, comme les couleurs affectent l'oeil, comme les sons affectent l'oreille.


Analogie du Son et de la Couleur. - Les anciens ont bien senti l'analogie qui existe entre le son et la couleur, aussi ont-ils fait de la gamme musicale une échelle chromatique.


Bacon et une foule d'autres écrivains après lui ont essayé de démontrer que l'harmonie des couleurs s'accorde avec la mélodie de la gamme.


G.-B. Allen : Son Opinion. - Allen établit que tous les compositeurs de mérite ont le sentiment de cette analogie et que toutes leurs oeuvres en font foi.


Fied – Voici comment Fied dispose l'échelle :



Et voici comment il prouve l'analogie :

Les trois couleurs primitives : bleu, rouge, jaune, produisent la plus parfaite harmonie ; ainsi font les sons : do, mi, sol. Le métrochrome et le monocorde prouvent également l'exactitude de ce double accord. Le premier de ces deux instruments nous montre que dans le blanc pur il y a huit nuances de bleu, cinq de rouge et trois de jaune, etc ; le second, que huit parties d'une corde donnent le son do, cinq le son mi, et trois le son sol. Cet accord curieux prouve assurément l'existence d'une loi universelle d'harmonie.

Action physiologique des Odeurs. - Lorsqu'on laisse évaporer à l'air libre des solutions alcooliques de diverses essences mêlées ensemble, elles subissent une orte d'analyse naturelle, c'est-à-dire que les plus volatiles s'évaporent les premières et que les moins volatiles ne disparaissent qu'après.

Vitesse de l'Odeur. Puissance de Volatilité. - Une puissance définie, inhérente, abandonne chacun des corps odorants ou lui reste fidèle pendant un temps plus ou moins long. Cette puissance peut s'appeler vitesse de l'odeur ou puissance de volatilité.

Rapport entre la Puissance de Volatilité et l'Affectation du nerf olfactif. - On peut constater que les corps odorants affectent les nerfs olfactifs en raison directe de leur puissance de volatilité, puissance qu'on peut appeler vitesse de l'odeur, parce qu'elle a une action sur l'odeur d'un corps tant que ce corps est soluble dans la sécrétion pituitaire. Cette définition n'est pas générale, il vaut mieux le dire : La puissance de volatilité est toujours en rapport avec la vitesse de vibration produite ou la rapidité avec laquelle les ondes se propagent : si cette vitesse n'est pas assez grande, il n'y a pas d'auteur perçue, de la même manière que pour les sons, l'oreille ne peut entendre ceux qui ne correspondent pas au moins à soixante vibrations par seconde ; le liquide qui lubrifie la membrane olfactive nécessaire pour percevoir les odeurs, aurait pour rôle d'augmenter la sensibilité des nerfs qui seraient ainsi plus capables de percevoir les odeurs.

Conclusion de la Théorie des Odeurs. - Ainsi, les corps qui ont un très faible degré de volatilité sont ceux qui sont connus sous le nom d'odeurs fortes ; ceux, au contraire, qui ont un haut degré de volatilité sont les odeurs faibles et délicates. Ici, nous voyons les analogies de certains effets sur les sens : les ondes sonores qui se propagent le plus lentement produisent les sons les plus forts ; les ondes odorantes qui se propagent le plus lentement produisent les odeurs les plus puissantes.


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Harmonie des Odeurs. - Les odeurs semblent donc affecter le nerf olfactif à certains degrès déterminés comme les sons agissent sur les nerfs auditifs.

Il y a pour ainsi dire une octave d'odeur comme une octave de notes, certains parfums se marient comme les sons d'un instrument. Ainsi, l'amande, l'héliotrope, la vanille, la clématite s'allient très bien, chacune d'elles produisant à peu près la même impression à un degré différent.

L'analogie se complète par ce que nous appelons demi-odeurs, telles que la rose avec le géranium rosat pour demi-ton ; le néroli suivi de la fleur d'oranger ; le bois de santal et le vétyver et plusieurs autres qui rentrent les uns dans les autres.

Le jasmin reste seul.

Dickens s'exprime en ces termes : « Le jasmin est-il donc le Méru mystique, le Centre, le Delphes, l'Omphale du monde des fleurs ? Est-il le point de départ de tout parfum, l'unité indivisible, insaisissable ? Le jasmin est-il l'Isis des fleurs à la tête voilée, aux pieds cachés, qui se fait aimer de tous et ne se révèle à personne ? Charmant jasmin ! »

Il y a des odeurs qui n'admettent ni dièzes ni bémols et il y en a d'autres qui feraient presque une gamme grâce à leurs diverses nuances. La classe d'odeurs qui contient le plus de variétés est celle du citron.

Lorsqu'un parfumeur veut faire un bouquet d'odeurs primitives, il doit prendre les odeurs qui s'accordent ensemble : le parfum alors sera harmonieux.

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L'auteur eût voulu ajouter à ces citations l'énoncé des gammes composées d'après ces théories, discuter aussi sur les rapports des sons et des couleurs, rappeler les adverses systèmes, puis parler des résonnateurs d'Helmhotz, du tympanon Rousselot, du piano des couleurs, des dissidences d'opinions, entre Chevreul, Cozanet et Charles Henry, sur leur différentes espériences, quant aux déformations spectrales, et, enfin du clavier des saveurs qu'inventait, il y a vingt-cinq ans, ce même et génial Charles Heny ; mais ces notes sembleront déjà bien longues ! D'ailleurs si l'auteur jugea utile de les transcrire c'est que son ami Daniel Rogerie – qui achève une musique de scène pour Les Miroirs – leur oppose les suivantes assertions bien peu probantes.

Du reste nous pourrons revenir sur beaucoup de ces questions lorsque se trouvera publié Le Cantique des Cantiques.

« Mon cher Roinard,

« On ne peut s'arrêter à une classification aussi restreinte.

« Il n'y a pas de parallélisme rigoureux entre les sons et les parfums.

« S'il est des rapports, ils sont tout en nuances, et mille contingences les peuvent modifier, ces nuances.

« La musique, Puissance évocatrice, crée l'Ambiance ; et c'est plutôt le souvenir indécis d'un parfum que le parfum même qui établirait l'harmonie concordante qu'une gamme de rapports ne peut prévoir, car ne nous trouvons-nous pas sans cesse différents devant nos émotions ?

« Bien à vous,

« Daniel Rogerie. »


L'auteur répondit :

« Mon cher Rogerie,

« Vous ne m'avez pas très bien compris, je crois. Ces notes, je vous les envoyais non pour vous convaincre ou vous assigner d'immuables lois, je l'ai dit dans la présentation du décor et je le répète, je ne considère mes orchestrations qu'au seul titre de fantaisistes et luxueux accessoires, destinés seulement à rehausser d'agrément le cadre de ce tableau : « Miroir de Tout » qu'est mon Drame.

« Je ne demande pas au musicien de décalquer le verbe minutieusement, de faire concorder les sonorités avec les consonnes, voyelles ou diphtongues du poème, avec des gammes de parfums et de tons colorés, comme je le proposais naguère au Théâtre d'Art.

« Je suis revenu de mes fructueuses expériences avec le pareil acquis dont bénéficient les peintres qui s'adonnèrent jadis au pointillisme puis l'abandonnèrent. Après m'être subordonné à la Science, en Art, afin d'apprendre le métier, je m'échappe maintenant, tout à fait émancipé.

« J'essaie d'oeuvrer en liberté, selon mon unique émotion.

« J'ai renoncé aux parfums pour cette cause, d'oedre majeur, qu'une salle de théâtre est déjà trop saturée d'odeurs composites pour qu'on puisse vraiment imposer à la sensation su spectateur tel ou tel parfum choisi, entre tous.

« Il me suffira donc, tout simplement, d'inscrire au programme quels sont – suivant ma sensation – les parfums, les couleurs, les fleurs, les fruits, les pierreries et les concordances musicales qu'il m'a semblé logique d'assortir, en désir d'une harmonie complémentaire et enveloppante autour des différentes situations que comporte l'action tragique.

« Immédiatement, par la seule lectures des mots, les gens de cultures et de goût raffinés mettront en relations sensorielles leurs diverses façons de sentir et la mienne, sans plus !

« De ceci, vous pourrez inférer, mon cher Rogerie, que je n'impose aucune loi à personne. Je ne demande pas plus à la musique de me traduire d'une manière stricte, que je n'exige des interprètes qu'ils se fassent l'âme et la tête, par moi assignées, d'une manière précise, à mes Personnages.

« Ma pièce, Les Miroirs, fut à peu près conçue et exécutée à l'exemple des cathédrales qui, orientées, portail à l'ouest et abside à l'est, laissent éclairer les principaux points de leur physionomie d'ensemble, suivant la marche de l'heure que marque le soleil en tournant autours d'elles. Cette pièce doit donc se présenter, pour ainsi dire, comme un réflecteur mouvant et parlant comme une vivante horloge lumineuse des ames si dissemblables, qui s'affrontent dans le champ vaguement infini de son rayonnement.

« Oeuvre bâtie par grands plans architectoniques et sculpturaux, ce drame se dresse, tel un bloc modelé, offrant tout à tour ses différents plans à la lumière et disposé de façon à s'imprégner d'éclairages ou d'harmonies toujours adéquates aux diverses émotions de ses stades, doués, chacun de son caractère particulier.

« Autrement dit, supposez une très belle femme nue. Croyez-vous qu'elle perdra à se parer... suivant ses Instants ?

« Oui, si elle ne sait pas approprier la toilette à son genre de beauté ; non, si elle sait s'environner de tout ce qui peut faire valoir.

« Or, j'ai cherché à parer de concordantes pierreries, musiques, couleurs, fleurs, saveurs et parfums, ce Drame dont l'harmonie verbale, autant que possible, varie avec les diverses physionomies qu'aux heures capitales – phases, stades ou situations – sa beauté tragique, donc multifront doit revêtir et offrir aux spectateurs, qu'il s'agit, à la fois, d'émouvoir et de séduire par un charme – toujours et presque insensiblement – renouvelé. »

A SUIVRE...

1e partie : Les Miroirs Paul-Napoléon Roinard, Chercheur d'Impossible

3e partie : Les Miroirs de Paul-Napoléon Roinard, chercheur d'impossible (III)

Voir sur Livrenblog : Albert Cozanet - Jean d'Udine. Les Rythmes et les couleurs - 1892, le Théâtre d’Art, le Cantique des Cantiques de P. N. Roinard, par Julien Leclercq, Mercure de France janvier 1892

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