jeudi 2 octobre 2008

NINA DE VILLARD par Félicien Champsaur


Nina de Villard tenait un salon entre 1863 et 1882 où toute la jeunesse littéraire et les militants d'avant garde avaient table ouverte. Camille Pelletan, Rochefort, Jules Vallès, Richepin, Banville, Coppée, Dierx, Verlaine, Mendès, Villiers de l'Isle-Adam, Germain Nouveau, et bien d'autres fréquentèrent chez Nina. Charles Cros lui dédicacera Le Coffret de Santal et Edouard Manet en fera La Dame aux éventails.
Félicien Champsaur à l'occasion de l'enterrement de Nina reviendra sur sa vie et son célèbre salon dans un méchant article, intitulé Une déclassée, paru dans L'Evénement et qu'il reprendra dans son recueil Paris, Le Massacre paru chez Dentu en 1885. Ce n'était pas la première fois que Champsaur s'intéressait à Nina, en effet, dans son roman à clefs Dinah Samuel (1882), elle apparaît déjà sous le masque de Charlotte de Valbaux. Il ne fut pas le seul dans le roman a décrire ces soirées de la bohême littéraire, Harry Alis dans Hara-Kiri (Ollendorff, 1882) et Paul Alexis dans Madame Meuriot (Charpentier, 1890), leurs consacrent un chapitre, avant que Catulle Mendès avec La Maison de la Vieille (Charpentier et Fasquelle, 1894) ne leurs consacrent tout un roman (1).
Je donne ci-dessous l'article de Champsaur.

(1) Pour une bibliographie plus complète, ainsi que pour plus de renseignements sur Nina de Villard, nous ne pouvons que conseiller la lecture de la réédition due à Jean-Jacque Lefrère, Michaël Pakenham et Jean-Didier Wagneur de La Maison de la Vieille de Catulle Mendès chez Champ Vallon en 2000. On y trouve une préface très complète, la « clef » des personnages du roman, l'Album de Nina de Villard, une liste des personnalités ayant participé aux soirées de Nina, un index des personnages réels et un index des noms de personnages de fiction.


NINA DE VILLARS (1)

25 juillet 1884

On enterre aujourd'hui cette déclassée. Si tous les gens célèbres et si tous les ratés qui ont passé dans la maison de Nina de Villars, qui ont dîné chez elle, qui ont trouvé dans son auberge l'hospitalité, la nuitée, maintes fois, en hiver, seulement offerte par les étoiles ; si tous ceux qui, par bohème ou par curiosité, ont été les convives passagers de cette excentrique, de cette dévoyée, de cette tourmentée, se reposant enfin, dans la mort, de deux années de souffrances ; si tous, les plus graves, les plus sévères, les plus illustres, comme les fantoches dont le génie est dans l'ombre, artistes parleurs à la morale vague comme leur existence ; si tous enfin suivent le cercueil de cette pauvre femme, il y aura là, certes, une élite parisienne, en même temps des types de troisième dessous extraordinaires.
Et ce sera un bel enterrement.
A propos d'une lecture que devait faire M. Jean Marras d'un drame joué depuis, la Famille d'Armelles, il me souvient d'être allé (c'est la seule fois) chez Mme de Villars, dans son hôtel de la rue des Moines (2). Une soirée avait été organisée ; on sentait qu'il y avait moins de débraillé pour ne pas faire une mauvaise impression. L'auteur en habit noir, cravate blanche ; les convives, des poètes parnassiens, un photographe, des peintres impressionnistes, un musicien fantastique, Cabaner, étaient en toilette ordinaire ; mais ils s'étaient brossés. On ne dînait pas dans le monde quand on dînait chez la Nina dont, pourtant, la noblesse est authentique. Mondaine, qu'est-ce-que cela signifie ?
Elle était musicienne et monologuiste.
Après le dîner, Mme de Villars pria ses invités de descendre au jardin pour entendre le drame. L'été prêtait au poète son joli décor. Quelques lanternes vénitiennes dans les feuillages. M. Marras glissa la main sur son front olympien et commença, d'une voix claire, le premier acte. On était assis sous les verdures. Chacun, très à l'aise dans la pénombre, pouvait écouter, ou se laisser distraire par les étoiles. Une scène curieuse : le mari surprend la femme en flagrant délit et va la frapper d'un coup de hache. A ce moment, le père du mari, le commandant d'Armelles, enfonce la porte et arrête le bras levé de son fils : « J'ai tué ta mère de la même façon ! » Tremblez, lecteurs.
Tel est le clou de ce drame qui est un fruit de Montmartre, pays fantasque dominé par un moulin à vent aux longues ailes immobiles depuis des siècles. Mme de Villars, ce soir, fut charmante ; cette nerveuse avait encore une pensée à peu près raisonnable. Mais, de sa beauté, il ne lui restait plus que son esprit.
Un écrivain de talent robuste, Harry Allis, la dépeignit, bientôt après, dans un roman, d'une plume cruelle ; il la représenta, si j'ai bonne mémoire, « traînant ses seins avachis sur le piano. » A ce que raconte les amis de Mme de Villars cette phrase lui ouvrit les yeux sur elle-même ; elle s'aperçut vieillie, fleur fanée ; son épouvante a été telle, qu'elle en est morte.
De même, un caricaturiste de grand talent, lorsqu'il sentit partir sa jeunesse, devint fou. A Bullier, il se cambrait orgueilleusement et prenait une fille par la taille : « Veux-tu coucher avec André Gill ? » Pauvre et impuissant, ce fut le désastre d'une intelligence.
Le braves gens de province ne se doute pas de ces vies abracadabrantes. Le soir, à sept heures, la salle à manger de Nina de Villars avait l'air d'une table d'hôte. Un de mes amis, Gaston Vuidet, s'y est jadis trompé ; il était là par hasard , un camarade l'y avait emmené, sans lui rien expliquer. Il criait : « Qu'est-ce-que c'est que cette serviette effilochée ? Dites donc, la mère ? Voulez-vous m'en donner une autre ? Et ce veau ? On dirait une semelle de soulier. » A la fin de Mme Gaillard, la mère, une veuve de préfet, expliqua à mon ami qu'il était invité. Il prit son chapeau et sortit, jurant, mais un peu tard, qu'on ne l'y reprendrait plus.
Cependant, Henri Rochefort, Villiers de l'Isle-Adam, Paul Verlaine, Leconte de Lisle, Catulle Mendès, Frank Lamy, Emile Zola, Alphonse Daudet, Maurice Rollinat, Emile Goudeau, Marie Katinska (sic, pour Krysinska) qui fait des ballades en prose et des ballades sur les trottoirs, Henry Maret, Léon Gambetta, Barbey d'Aurevilly, Bloy, un raté farouche, le « fondement » de ces réunions, ce sont tous assis à cette table bohème. C'étair bien facile ; quand on avait faim et que le repas n'étais pas assez copieux, on faisait un tour à la cuisine et on se préparait des oeufs au fromage, une omelette au lard, des plats faciles.
Une maison vraiment pittoresque ; on mangeait sur toutes les marches de l'escalier, au milieu d'une myriade de chats, de chiens, de cochons d'Inde ; le prince Galitzin y a dîné, un jour, assis adroitement sur une bûche. A citer encore, Mlle Holmès, qui a donné là les premières auditions de ses opéras et de ses mélodies ; Henriette Hauser, reine détrônée de Hollande ; la princesse Rattazzi, une assidue du temps jadis, qui, de loin en loin, après souper, emmenait la bande joyeuse à l'hôtel d'Aquila ; Léon Dierx ; Coppée ; effarouché ; Richepin, cherchant à oublier Judith à la chevelure tumultueuse ; Ponchon, arrivant, les dents longues, du quartier Latin ; Edouard Detaille ; Jacqueline, la guenon favorite, morte l'an dernier du delirium tremens. On soûlait la pauvre bête régulièrement tous les soirs avec de l'absinthe.
C'est dans ce caravansérail (Nina de Villars avait l'air Orientale) que Charles Cros a inventé le monologue ; Coquelin cadet a pris le hareng saur, sec, sec, sec, qui pendait au mur du grand salon, au bout d'une ficelle longue, longue, longue, et l'a promené dans tout Paris ennuyé, ennuyé, ennuyé.
Le hareng a fait des petits par milliers.
Elle s'était peut-être imaginé, la pauvre fille, que cette vie factice à laquelle un brin de littérature et une façon d'art étrange donnaient une allure particulière, quasi distinguée, que jusqu'aux dernières heures les convives habituels autour de la nappe trouée lui seraient fidèles comme une garde d'honneur.
Et, malgré tout, elle avait voulu rester à la brèche, rendant service à plus d'un famélique affolé qui déclamait encore, de très loin en très loin, un sonnet hystérique, une ballade macabre, un monologue idiot. Ils l'abandonnèrent et, du jour où quelque copie d'eux parut imprimée dans une revue éphémère, ils s'aperçurent que Nina de Villars était usé. Le jeu n'en valait pas la chandelle ; ils dirent comme Cambronne. Sauf quelques intimes, tous disparurent.
Ma solitude, plus que la vieillesse, l'a tuée ou plutôt a fini de la tuer ; car l'agonie, dans ces attaques de nervosisme et de déséquilibrement, commence de bonne heure et se précipite par saccades, par éclats de folie. Il n'y a pas de remède au mal et pas de frein pour l'arrêter. Elle eût, certainement, pu vivre plus calmement heureuse, mais aussi plus bourgeoisement, et, pour Nina de Villars, comme pour la pléïade d'affamés sans chemises qui vécurent à ses côtés, le mot bourgeois est une insulte plus grave qu'au temps des luttes romantiques.
Mme de Villars avait souvent des attaques ; elle dansait, marchait, la nuit, avec les mouvements, les gestes caractéristiques de l'hystérie, appelant son amant qui l'avait quittée, ameutant le quartier, cependant difficile à émouvoir ; en dernier lieu elle habitait dans la maison même d'une brasserie à femmes où les truies ne filent pas. En voulant être originale, personnelle, bizarre, en cherchant non seulement le bruit, mais encore la foule, l'adulation, elle a perdu la juste notion des hommes et la valeur des choses. L'amour porta une première et inguérissable atteinte à cette femme que l'ingratitude a achevée.
Elle était bien tombée ; la mort a dû lui paraître douce.
Je la vois encore, il y a quelques mois (c'est d'ailleurs la dernière fois que je l'ai rencontrée), assise à la terrasse d'un café, elle grosse, déformée, à côté de sa mère, une vieillarde sèche et maigre, que l'affection maternelle a traînée plus de trente ans dans ce milieux malsain, et qui en est sortie probablement sans l'avoir compris. Ni l'une ni l'autre ne parlaient, comme si rien n'eût pu les intéresser encore à la vie, ni le mouvement, ni les êtres, et leurs souvenirs n'étaient point de ceux qu'on se redit de mère à fille. On avait à les voir grande pitié.
Tristes, affalées, navrées, toutes deux buvaient une absinthe verte.
Félicien Champsaur.

(1) Il semble qu'il faille orthographier « Villard » le nom de jeune fille de Nina.
(2) Le premier salon, avant la Commune, se tenait au 17 de la rue Chaptal, ayant reçu un grand nombre de futurs insurgés, Nina et sa mère, qui ne se quittaient jamais, allèrent se faire oublier en Suisse, où vivait une colonie de communards en exil, en 1874 une fois sûres de ne pas être inquiétées elles revinrent en France et reprirent leurs réceptions, cette fois au 82 de la rue des Moines.


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