jeudi 19 juin 2008

La Brasserie : Léon Bloy par Catulle Mendès



La Brasserie que décrit Catulle Mendès dans sa Première Maîtresse, est un résumé de toute les brasseries, cafés et cabarets littéraires de cette époque, y fréquentent poètes et écrivains n'ayant connu ni « fortune », ni « gloire ». Mendès y voit un repaire d'impuissants et d'envieux, de ratés, dont les vociférations sont tout de même entendu là-haut, dans les sphères de la littérature arrivée, la Brasserie « fait peur », n'étant « pas sans lien avec les journaux distributeurs de renommées ». J'ai choisi un passage où Mendès présente la face sombre de la Brasserie en la personne de Jean Morvieux, personnage dans lequel il n'est pas difficile de reconnaître Léon Bloy. Le portrait est violent, injurieux, c'est un règlement de compte, en effet, Bloy l'année précédente, avait dans son roman Le Désespéré, traçait un portrait très peu flatteur de l'auteur de la Légende du Parnasse Contemporain sous le masque de Properce Beauvivier [I]. Le personnage de Jean Morvieux sera repris par Mendès dans La Maison de la vieille, roman à clefs sur le salon de Nina de Villard, puis dans sa pièce sur Albert Glatigny, lui-même déjà présent dans la Première maîtresse, sous les traits de Straparole, face lumineuse de la Brasserie, poète-comédien, archétype du bohème sympathique, joyeux, bon camarade, fier de sa pauvreté, vivant de l'air du temps et se grisant de vers [II].
Je reviendrais prochainement sur Mendès, dont quelques romans méritent une lecture attentive. Place maintenant à l'entreprise de démolition.



Autour d'eux, dans le local profond, pareil à un corridor un peu large, où s'allongeaient sous un plafond bas, deux rangées de tables de marbre blanc, fumait, buvait, grouillait, braillait un tumulte d'homme et de femmes. Dix heures du soir. La Brasserie était pleine. Cette Brasserie, c'était, alors, comme l'illustre tapis-franc de la littérature ; des étrangers la visitaient, par curiosité ; on en parlait dans les guides de voyageurs. D'autres brasseries avaient des noms : il y avait la brasserie des Fleurs, où hantaient les modèles ; la brasserie des Martyrs, qui s'ouvrait sur deux rues, énorme, divisée en plusieurs salles, chaque salle recevant une clientèle spéciale , gens de lettres et artistes, commerçants du quartier usant la soirée en parties de dominos, plus près de la rue des souteneurs assis contre les vitres et guettant les allées et les venues des filles sur les trottoirs dans la nuit traversée de gaz ; la brasserie Pigalle, petite, intime, non sans aristocratie, un peu académique, réservée aux peintres déjà décorés que des souvenirs de bohème retenaient ou ramenaient dans le quartier des joyeuses misères. Mais, elle, c'était la Brasserie ! Sans autre dénomination. Les bohèmes qui allaient ailleurs venaient ici, quelquefois, parce qu'il fallait y aller ! Et ceux qui avaient pris l'habitude d'y venir, n'allaient jamais ailleurs. Elle était un centre, un lieu de camaraderies, de haines aussi, groupement plus solide ; quelque chose comme une patrie. A quelques-uns de ses hôtes, Parisiens acharnés, la semelle collée au pavé de la ville, quitter Paris eût paru possible, s'il n'eût fallu en même temps renoncer à la Brasserie. Le matin, c'était au café, comme les autres, propre, froid, clair, paisible, où l'on déjeunait. Mais, le soir, elle prenait, avec sa cohue hargneuse, avec son brouhaha de cris et de paroles, un air malpropre et brutal, hostile, furieux, mystérieux aussi, presque effrayant ; quelqu'un qui, par hasard, ayant soif, aurait poussé la porte, se serait arrêté, se serait enfui peut-être ; on osait être là que si on y était chez soi.
La Brasserie était redoutée, et redoutable ; elle était, sous les succès, sous les gloires, sous tous les dessus splendides de la vie littéraire, la colère des vaincus, le mauvais rire des envieux. On ne s'y montrait plus, dès qu'on avait conquis la fortune ou la renommée, non point parce qu'on ne s'y voulait plus faire voir, mais parce qu'on y eût été mal vu. On en sortait comme des galères ; ceux qui restent au bagne, regarderaient d'un mauvais oeil les anciens forçats qui s'aviseraient d'y revenir en visiteurs. Mais toutes les victimes de la paresse ou du guignon, tous les impuissants et tous les forts réduits à l'impuissance se groupaient là. Et il s'y réjouissaient cruellement. La Brasserie prenait contre les insultants triomphes toute la revanche qu'on en peut prendre par le dénigrement et la parodie. Elle bafouait, calomniait, démolissait. Et ce qu'il y avait d'épouvantable c'est que, la plupart des réputations étant, en réalité, illégitimes, elle avait souvent raison, l'envieuse ! Puis, qui savait, qui pouvait dire si ces rapins sans ateliers, ces journalistes sans journaux, ces poètes sans éditeurs, ces dramaturges sans théâtre, tous ces sans-le-sous que la misère ou la chance mauvaise maintenait en l'impossibilité de se produire, ne valaient pas les heureux du succès et de la réputation ? Plusieurs sortis de la Brasserie, sont illustres ; peut-être n'étaient-ils pas seuls, parmi les leurs, à mériter cette évasion glorieuse ? Le ricanement de la Brasserie avait peut-être pour excuse l'injustice du sort.
Mauvais, ces hommes ? Non, malheureux. Mais, excusable ou non, cette gaieté était terrible. La Brasserie n'approuvait rien, n'admirait rien; ou elle inventait des gloires, qui restaient ignorées, pour diminuer les gloires reconnues. Elle exaltait pour humilier, affirmait pour nier. Et sa besogne lointaine, comme souterraine, ne demeurait pas sans effets parce que la Brasserie avait la haine tenace et le dénigrement entêté, parce qu'elle mettait à mordre l'acharnement d'un chien qui ronge un os, parce que, en bas, elle parlait haut. En outre, dédaignée et méprisée en apparence, elle n'était pas sans lien avec les journaux distributeurs de renommée. Une critique proférée là, cent fois répétée, sortait de la Brasserie, montait, se répandait, pouvait devenir l'opinion publique ; une injure, bavée entre deux bocks, allait frapper en plein front la plus haute gloire, comme le crachat en l'air d'un voyou souille la face d'un homme au balcon. Les plus admirés, attentifs à cette espèce de basse sainte-wéhme de la littérature, avaient peur de la Brasserie. A la Brasserie, il y avait Jean Morvieux.
Cet homme faisait penser à un égout, qui aurait de la haine. Toutes les médisances, toutes les calomnies, toutes les laides histoires, vraies ou fausses, dont la rage des humbles affronte les célèbres et les puissants, il les recevait, les absorbait comme un trou s'emplit, et les dégorgeait, plus immondes, avec l'éloquence d'un débordement de fanges ; et il montrait, quand il parlait, son cou se gonflant comme d'une remontée d'aliments et devin, la face extasiée d'un ivrogne qui aimerait son vomissement.
Ce qu'il faisait dans la vie, à quarante ans déjà, ce qu'il avait rêvé, ce qu'il espérait, - s'il espérait encore, - peu de gens le savaient ; il donnait parfois à entendre qu'il entassait, dans des tiroirs, des drames, des romans; mais il se souciait peu de les offrir à la curiosité de l'universelle bêtise. Ses enthousiastes, - il en avait, - affirmaient que Jean Morvieux, le voulant, aurait étonné le monde par des chefs-d'oeuvre absolument nouveaux, et que près de lui les plus grands homme auraient ressemblé, s'il avait daigné se dresser , à des nains qui grouillent entre les jambes d'un géant. Quelquefois, en effet, s'échappaient, du tumulte de son insolente et virulente parole, parmi les haineuses ordures, des emportements vers on ne sait quel sombre et farouche idéal. Ce démolisseur, après avoir fait des ruines, les escaladait et planait au-dessus. Vil et magnifique, immonde et rayonnant, ignoble et glorieux, la bouche pleine de fiel, les yeux pleins de flamme, sifflant et tonitruant, il offrait cette absurde et grandiose antithèse d'un serpent qui rugirait ! Qui aurait pu dire de quels rêves il était descendu dans les réalités de la colère et de l'envie ? Il était peut-être de ceux qui se crurent nés pour devenir les despotes des esprits de tout un siècle, et à qui n'est resté, de leur emphatique ambition déçue, que l'orgueil de mépriser ceux qu'ils n'ont pu asservir. Soldats qui ont crié : « Je serai empereur! » et, déçus jusqu'au goujat, narguent les généraux. Il connaissait peut-être ce poète non prouvé, les inconcevables affres du cerveau vide à l'heure du travail, les insultants reproches, sous la plume qui n'écrit pas, du papier qui reste blanc. Impuissance, paresse, ou déperdition de l'esprit dans la vaine éloquence, cette réalisation trop facile et trop prompte de la pensée, n'importe ! Il était possible qu'il eût cent fois, fou de rage, ensanglanté de ses ongles les tempes de sa stérile tête, comme une femme maudirait et déchirerait son vil ventre infécond qui rêva des races ! Et il parlait encore, toujours, parce qu'il ne pouvait pas écrire ; et il raillait épouvantablement, comme Satan satisfait dans le rire sa rancune de ne pouvoir créer. Or cette raillerie avait de la bave et des crocs, souillait et lacérait. Un être pareil à un chien enragé secouant sa chaine dans sa niche, tel était Jean Morvieux, dans le coin le plus profond de la Brasserie. Sa bouche ouverte ressemblait à une gueule armée, qui de l'ombre d'un trou, menace éternellement. De toutes les hauteurs, on entendait ses hurlements ! On ne pouvait s'empêcher de savoir qu'il y avait, très bas, très bas, plus bas encore, une hydre dont la seule tête suffisait à l'empestement de tout l'air.
Quant à sa vie, honteuse, il l'étalait avec le cynisme d'un ladre qui montre sa lèpre. Comme s'il y eût aimé le mépris, même quand, le méprisé, c'était lui. On aurait dit qu'il voulait rendre vraisemblable, par son ignominie, l'ignominie des autres. Son exemple prouvait ses calomnies. Qui aurait osé douter, dans la Brasserie obéissante, des infamies, dont il éclaboussait avec un retentissement de foudre, en levant son bock, les plus purs et les plus illustres, lorsque lui-même, Jean Morvieux, était infâme ? Il l'était véritablement. Il avait cette fille, Caroline, vieille, obèse, suante, emplissant de sa chair molle les loques flasques d'un corsage toujours mal agrafé. Avec son air de somnambule de foire, qui longtemps, aurait été, derrière quelque caserne, la matrone d'un mauvais lieu, elle rôdait, vraiment, les soirs, - tandis qu'il pérorait et prédiquait , lui, à la Brasserie, - sur les boulevards extérieurs, dans les ruelles de Montmartre, s'offrant à qui passe, hideuse mais prometteuse, usant de sa laideur pour faire espérer des complaisances, et connaissant des bornes de portes cochères, où l'on épargne, sans diminution du salaire, la mise de fonds d'une chambre dans quelque hôtel meublé. Et quand elle rejoignait Morvieux, rouge, grasse, énorme, lourde, sans chapeau ni bonnet, sentant le vin des ivrognes qui rôdent, elle faisait sonner, pour le réjouir, dans la poche de sa jupe toujours prête à tomber, des remuements de gros sous ; car on ne la payait pas en monnaie blanche. Alors, il riait, en l'orgueil de sa honte, et sûr des bocks. Sa verve devenait furieuse et triomphale. Il se levait, secouait ses cheveux, frappait la table du poing, abondait en improvisations haineuses, qui vavait l'air de prendre à la gorge les renommées, les puissances, et de les secouer. Il criait : « La gloire est une catin, comme Caroline ! Seule différence ; elle coûte plus cher. » Ou bien : « L'autre jour j'ai vu un homme glisser dans un égout ; c'était un ministre qui rentrait chez lui. » Ou bien ; « Je prend le Sénat dans ma main droite, l'Académie dans ma main gauche, je les frotte l'un contre l'autre : ça ne prend pas feu, parce que c'est de la bouillie, mais ils font, à eux deux, les deux fesses d'une même diarrhée ! » D'ailleurs, toujours littéraire, soignait ses phrases, comme en l'appréhension de quelque sténographe. Ce souteneur parodiait Juvénal. Et il riait d'un rire béant, trop lippu, qui montrait des dents sales. Il était horrible, il était joyeux. Il s'enorgueillissait de sa maîtresse, qui était une rouleuse ; comme de ce nom, Jean Morvieux, qui n'était pas son nom, qu'il avait choisi ; comme de sa face large et jaune, aux bajoues pendantes, aux lèvres bouffies, presque sans nez sous le renflement d'un front colossal, de sa face de mascaron que hérissaient de crins rouges, pareils à une brutale auréole, des cheveux courts et drus autour d'un crâne chauve. Son nom le révélait, sa face l'avouait ! Il était ignoble et formidable. Ce buveur de bière eût été moins à craindre s'il eût été buveur de sang. Si lointain qu'il fût, il effrayait. Et après les triomphales faciles, dans les succès d'un jour, que célèbre l'enthousiasme des toasts, à ces banquets politiques ou littéraires où l'Illustre de la journée a un instant le droit de se croire l'égal des véritables héros ou des vrais génies, c'était toujours l'inquiétude secrète des convives, fiers de la gloire qu'ils donnent, de voir sourdre on ne sait d'où, comme Banquo dans le fauteuil, Jean Morvieux levant, pour trinquer avec les coupes de champagne, le ricanement mousseux de sa chope.

Mendès (Catulle) : La Première maîtresse. G. Charpentier et Cie, 1887.


[1] Exemples des amabalités dont Bloy pouvait qualifier ses ennemis « Properce Beauvivier est juif de naissance et se nomme Abraham, Abraham-Properce-Beauvivier. Juif cosmopolite, d'origine portugaise [....] Beauvivier est l'auteur d'un nombre infini de livres de diverses sortes, mosaïques perverse et compliquée, où transparaît sans relâche l'intime obsession de déshonorer et de salir [...]» - « Leverdier résolut de voir, le jour même, Properce Beauvivier, le poète-romancier sadique, devenu depuis peu, directeur et rédacteur en chef du Pilate. Il le connaissait à peine, mais il voulait, autant que possible, pénétrer son jeu et préparer, avec un extrême soin, la négociation, - Marchenoir ayant plusieurs fois exprimé très haut son mépris pour ce marécagier superbe, lequel devait avoir un fier besoin de pimenter son limon pour s'être déterminé à faire des avances à ce cormoran. Il était à craindre, aussi, qu'on ne tendît l'échelle au désespéré que pour l'induire à se rompre définitivement la barre du cou sur quelque échelon pourri. Sans doute, il eût été fort imprudent de chercher à pressentir cet infâme juif sur la vitale question d'argent. Ses pratiques, à cet égard, devaient ressembler à celles de son prédécesseur [...] » - « la trahison est son unique arrière-pensée, sa préoccupation constante. Judas s'est contenté de livrer son Maître, Properce aurait entrepris de le souiller préalablement. Son âme est une condensation de fumée terne et fétide, aussi capable de cacher l'abîme de ténèbres d'où elle est sortie que d'offusquer les gouffres de lumière vers lesquels elle ne permet pas qu'on s'élance. [...] »


Léon Bloy par J.-H. Rosny, sur Livrenblog : Léon Bloy « catholique à la grosse tête » par J.-H. Rosny, "Catholique à la grosse tête" suite.

Catulle Mendès par Camara



Aucun commentaire: