jeudi 18 septembre 2008

Emile HENRY - Gustave KAHN et l'anarchisme



Émile HENRY (1872-1894) fut arrêté le 12 février 1894, il vient de jeter une bombe au café Terminus de la Gare Saint-Lazare. Le 27 avril 1894 il est condamné à mort par la cour d'assises de la Seine. C'est récemment, en 1891, qu'Émile Henry commence à fréquenter les milieux anarchistes. Contrairement à Vaillant, Henry n'est pas un prolétaire, c'est un intellectuel, il a collaboré à L'En Dehors de Zo d'Axa, bon élève, il est titulaire d'un bac ès sciences. Suite à la répression de la grande grève des mineurs de Carmaux (1892), il se tourne vers la propagande par le fait, il revendiquera la pose de la bombe dans l'immeuble de la Société des mines de Carmaux (8 novembre 1892), bombe qui, transportée au commissariat de la rue des Bons-Enfants, explosera, causant la mort de cinq personnes. Sage et modéré, Gustave Kahn, toujours dans la revue La Société Nouvelle, revient dans son article sur l'origine bourgeoise d'Henry, constatant que l'"Idée" s'étend dans les couches sociales et au delà des castes religieuses. Comme dans son article sur Vaillant, Kahn condamne les actes de violences, il compare l'acte d'Henry aux "crimes politiques" de la commune dont la répression fut si néfaste, il appelle les réformateurs à créer en France un "système de vie meilleure", à soigner plutôt que de punir.

EMILE HENRY
par
Gustave KAHN


Émile Henry a été condamné, comme Vaillant ; il n'en pouvait guère être autrement, les choses ayant peu changé d'allures depuis janvier ; aussi, en ces procès, le verdict n'a aucune valeur d'imprévu ; les assistants et aussi l'accusé le savent parfaitement ; l'accusé le sait, en a l'irréfutable conscience au moment où il encourt la sanction de son acte, au moment où il se prépare à son acte ; et notre assurance qu'ils eurent cette certitude n'est pas faite pour nous empêcher de croire à leur courage.
La bombe de Vaillant était pour ainsi dire théorique ; épouvantail plus qu'engin de destruction, devant faire apercevoir aux parlementaires l'existence des couches nouvelles, travaillées de besoins, travaillées de l'idée de justice. C'était une forme nouvelle de régicide ; cette bombe réussit surtout à former cette majorité compacte qui règne aujourd'hui au Parlement français et qui jette par-dessus bord si allégrement toutes les libertés si douloureusement acquises.
L'acte d'Émile Henry a une autre portée ; c'est un acte de guerre de caste ; c'est le quatrième État qui emploie les moyens violents, et avec la sauvagerie égale à la répression, en cruauté ; on ne sait d'ailleurs rien de plus sanguinaire que la guerre civile, de quelques moyens qu'elle se serve pour lutter.
On a dit bien des choses d'Émile Henry, qu'il était cambrioleur, etc. ; tout cela n'a guère de sérieux ; on peut même dire que la graphologie vient faire, dans ces accusations, singulière figure. Ce fait même d'invoquer sérieusement, pour impliquer leur homme dans une mauvaise affaire de plus, une science, du moins un embryon de science mal né, mal défini et qui n'a guère servi qu'à des divertissements entre plaisantins pince-sans-rire, enlève à la contenance ordinaire que doit avoir un justicier quelque peu de sa majesté ; on alléguerait, il est vrai, que depuis longtemps on consulte utilement des experts en écriture. On répondrait que, outre que leur utilité n'a jamais été admise par le consentement universel, ces savant s'escriment, la plupart du temps, dans des questions commerciales, sur des livres ou lettres de provenance sûre, et qu'ils n'ont pas besoin d'un très grand flair pour établir les participations à des affaires véreuses ; puis la certitude morale qu'ils se font d 'après les débats, ou les renseignements qu'on leur donne, les aide puissamment à se faire une opinion. Ici il s'agit vraiment de choses très en l'air. Expliquer pédantesquement des probabilités n'a jamais été leur communiquer un caractère d'authenticité ; donc, malgré les bruits les mieux accrédités, nous n'attacherons aucune espèce de sérieux aux accusations que l'on multiplie autour de l'anarchiste que l'on tient. Émile Henry n'a, sûrement, sur la conscience que l'affaire du Terminus.
Ce qui devrait faire réfléchir les hommes de gouvernement, c'est ce que ce jeune homme (ils l'ont constaté uniquement pour s'en étonner un peu naïvement) n'est pas un malheureux, un sans-le-sous, un prolétaire ; c'est un homme de la petite bourgeoisie, presque un capitaliste.
Il serait, à ce point, curieux de rechercher combien peu, parmi les protagonistes des théories socialistes et anarchistes, naquirent dépourvus, et n'eurent pas, grâce à des efforts ataviques, part au capital. Ce fut sans doute, au contraire, leur connaissance des allures intrinsèques et fatales de la société capitaliste qui incitèrent des Lassalle et des Karl Marx à tenter de la détruire. Ce furent des Sémites qui portèrent les premiers coups aux veaux d'or de leurs pères, si généreusement admis par la société actuelle qui en bénéficie, sauf aux moments où elle aimerait les dépouiller, et ceci, non pas pour le bien général de la collectivité, mais pour les aises plus grandes d'une petite partie du plus grand nombre, qui ne se trouve pas rentée à sa guise. A la suite de Lassalle et de Marx, bien d'autres israélites, étant issus de familles capitales, en un sens capitalistes, choyèrent comme leur plus doux rêve la destruction de cette ploutocratie au front de taureau, suivant l'expression de Baudelaire. Il serait injuste de réserver à la caste peu nombreuse de l'élite juive ces sentiments de réforme et ces rêves de générosité de tous, d'un jubilé formidable de la terre. Les croyants à ce but humanitaire ont oublié ensemble toutes les communautés religieuses dont notre belle Europe se pare.
Les abus étant les mêmes pour tous, un fils de piétiste de l'Allemagne du Nord, un descendant des catholiques du Midi, peut se faire les mêmes réflexions et se plaindre que le corps social soit bâti à l'instar d'un d'un corps malade, et évoque le souvenir de cet Hannon de Salammbô, gros, cruel et pustuleux, chez qui la circulation du sang est arrêtée par de nombreuses tumeurs extérieures et intérieures. Les tumeurs de notre corps social sont les trop grosses fortunes et les compagnies tyranniques.
Les parasites en sont évidemment ces financiers, dont toutes les opérations, (si elles n'étaient couvertes par leur patente, qui est une immunité achetée), considérées isolément, n'auraient d'autres fins que d'emplir de ces autorités de la hausse et de la baisse quelques salubres pénitenciers. S'en apercevoir et s'en indigner est le propre des jeunes bourgeois généreux.
Si Émile Henry était né plus tôt, sa culture intellectuelle et son genre d'esprit l'eussent amené à être un théoricien des nouvelles doctrines, à rêver, lui aussi, une panacée pour la misère du monde ; mais quand il vint à la vie libre, une fois démailloté des langes de l'école, il s'aperçut que les meilleurs programme de vertu collective et d'émancipation de l'ilote moderne chômaient depuis des années, n'ayant même plus pour les oreilles dirigeantes ce charme léger, ou cet étonnement de la nouveauté qui fait qu'au moins elles se détournent et écoutent un moment, pour retomber très vite sur le mol oreiller du scepticisme. Émile Henry, convaincu que l'heure était aux agissants, agit et c'est à regretter, car peut-être son parti se fût-il enrichi d'un esprit net, cultivé, avisé, et qui eût pu fructueusement répandre par la parole des doctrines nobles et libres, au moins de généreuses utopies.
Ce n'est pas, à mon sens, un tout pour le tout qu'il a joué ; il n'a pas agi de dépit, de ne pouvoir se faire une place parmi ceux qui jouissent des biens de la terre ; il ne paraît pas avoir désiré les plaisirs sans excessivité de la classe bourgeoise pour son propre compte ; la destruction de ces félicités lui importait beaucoup plus que la part qu'il eût pu y prendre. C'est évidemment un homme, un homme qui a réfléchi, peut-être trop vite, mais qui a jugé son temps, en en voyant se dérouler devant lui peu d'années.
Il serait à désirer, devant cet exemple qui montre que les partis de revendications ont de profondes racines, que bientôt le quatrième État aura tous les concours des jeunes adeptes de la science comme les insurgés de 1830 avaient le concours des polytechniciens du temps, que le gouvernement renonçât aux répressions inutiles et s'occupât de calmer le mal social, selon son devoir comme médecin, et non autrement... mettons ! En chirurgien.
Quand les détenteurs et les chefs de grandes compagnies se trouveront seuls, ayant en face d'eux tout ce qui tient une plume, tous les savants et tout le populaire, ils tomberont. Leur résistance aveugle et sourde, acharnée, aura exaspéré tant de maux, que la révolution sociale sera violente et détruira des instruments de travail intellectuels et matériels. Au lieu de s'armer de lois répressives, il serait juste et habile de mettre à l'étude des lois qui permettraient et obligeraient que les pauvres fussent nourris par les communes, que le pain soit pour tout le monde, qu'il y eût un impôt pour les misérables, comme il y en a tant d'autres. Quelle gloire et quelle popularité recueillerait le pouvoir qui, au lieu de se considérer comme un gendarme, voudrait être un prévoyant et commencer à fonder en France un système de vie meilleure, que l'étouffant et provocateur état de malaise qui règne ici. Nous savons fort bien que l'État ne peut d'un trait de plume modifier les choses, qu'il faut du temps, de la sagesse, qu'il faut beaucoup de temps pour persuader ses plus fermes colonnes de la nécessité de se départir en partie de leur raideur ; mais au moins, en commençant quelque réforme, en étudiant quelque grand plan de soulagement de la pauvreté et du meilleur partage des biens, on ferait quelque chose d'utile : on empêcherait que des malheureux tuent et soient tués, car enfin, le devoir de l'État n'est pas de punir, mais de prévoir.
Il est à espérer que le pouvoir n'assumera pas l'odieux qu'il y aurait à tuer un homme aussi jeune qu'Émile Henry (1). La barbarie serait grande : sans vouloir nullement agiter que ce jeune homme soit inconscient, ou trop jeune pour s'être déterminé, ou tout autre chose de ce genre, je rappellerai seulement que les adversaires de la peine de mort objectent aux exécutions demeurant des plus vieilles barbaries, que la société abuse de son droit, quand, corps constitué, elle tue un isolé ; or, le cas d'Henry n'est pas un crime de droit commun pour lesquels tous les bons esprits sont unanimes à réprouver la peine de mort, c'est un crime politique comme ceux de la Commune, et vraiment y a-t-il en France beaucoup d'intelligents qui ne regrettent la répression de la Commune, la terrible et sauvage répression.
Les derniers incidents de la Chambre ne font malheureusement pas prévoir une étincelle d'intelligence de ces temps difficiles, chez ceux qui détiennent le pouvoir. La Chambre, à propos d'un député socialiste, M. Toussaint, exerçant dans une grève un rôle pacificateur, et s'étant pris de paroles, ce faisant, avec des gendarmes, a tenu à supprimer au détriment de M. Toussaint l'immunité parlementaire. C'est d'un assez grave exemple, et de gens bien sûrs de leur aujourd'hui, si on ne peut pas (eux non plus) causer sérieusement de leur demain. Il s'est formé, pour repousser la théorie de M. Casimir Périer, soit : qu'il est bon de donner tous les droits à la justice, envers qui que ce soit, et particulièrement lorsqu'il s'agit d'un député socialiste, une minorité de plus de deux cents voix. Il serait à souhaiter que cette minorité, qui n'est pas très cohérente, puisque s'y sont alliés socialistes et radicaux, se retrouve très unie, chaque fois que la quasi dictature du centre menacera les libertés acquises.
Leur union sur ce point principal amènerait sans doute la désagrégation de la majorité, car il n'est pas de majorité fidèle, et celle-ci, quoique peu clairvoyante, finira sans doute par s'apercevoir qu'elle ne travaille pas précisément pour défendre les idées que le suffrage lui a confiées. Les parlementaires n'invente rien, n'apportent pas de remède aux maladies du corps social, au moins doivent-ils, s'ils ne peuvent ajouter des conquêtes nouvelles à nos libertés, défendre soigneusement les anciennes acquises qui sont fort en péril.

Gustave KAHN



(1) L'exécution a eu lieu : que peuvent comprendre ces autoritaires aussi imprévus qu'habiles.



1 commentaire:

Unknown a dit…

Voici un blog passionnant sur une période qui me fascine depuis longtemps. L'iconographie est somptueuse.
Cordialement

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