mardi 29 décembre 2009

CARNET D'UN CLOWN par Félicien CHAMPSAUR



Félicien Champsaur se voulait le chantre de la modernité, une modernité d'après guerre, celle de 1870. La ville, les lumières électriques, la vie des rues, leurs affiches, les cafés illuminés, les cabarets, tous les spectacles et parmi ceux-ci - outre le théâtre et celle qui le représente tout entier, Sarah Bernhardt (1) - le cirque et la pantomime seront pour lui les spectacles par excellence. C'est sur la piste ou la scène qu'il fera jouer la grande comédie de la modernité et de la décadence. Le Pierrot ou la Pierrette pour la pantomime, le clown et la clownesse pour le cirque, seront ses héros/héroïnes. La confusion des genres, leur mélange, comme la confusion des sexes sont le signe de cette décadence : roman, poésie, pantomime, illustrations dans un même volume, pour dire la même histoire (2), Pierrot s'éffémine et la clownesse au corps maigre, se virilise (3). Avec son article sur le cirque Molier, Carnet d'un clown, on peut voir comment ce cirque moderne et mondain rejoint le cirque antique, la comédie parisienne, les Romains de la décadence.

Ernest Molier (4) fonde en 1880 un cirque dans l'Hôtel qu'il avait fait élever auprès du Bois de Boulogne rue Bénouville à Passy. Lors de deux représentations annuelles se mêleront sur la piste artistes et aristocrates. Cette participation des héritiers de grandes familles au spectacle fera d'autant plus scandale que le public y est constitué lors de la première représentation de femmes du monde, et pour la deuxième représentation de demie-mondaines. Les journaux verront dans ces aristocrates, artistes amateurs, ferraillant, jouant les acrobates et les écuyers, mêlés aux femme du demi-monde, aux gommeux et gommeuses, aux « filles » et autres « acteuses » de la noce parisienne, un signe de décadence morale. Dans l'article de Champsaur, un baron, un comte, un La Rochefoucault, côtoient sur la piste le peintre Adrien Marie (5), le dessinateur Gerbault, Mme Pipelet et Mlle Rivolta dit « Petit Louis ».

(1) Voir Dinah Samuel (Ollendorff, 1882). Premier roman de Félicien Champsaur, roman à clefs, roman "moderniste" dit l'auteur. C'est dans ce volume que pour la première fois sont cités quelques vers des "Chercheuses de poux" de Rimbaud (Arthur Cimber dans le roman), on y reconnaîtra Sarah Bernhardt, Alphonse Allais, "le blond fumiste" Alphonse Basil, Catule Mendès, Catulle Tendrès, André Gill, Max le caricaturiste, etc. L'auteur n'hésite pas à "truffé" son récits de ses propres poèmes ainsi que d'un article sur le Quartier Latin et ses écrivains, fumistes et hydropathes, publié dans le Figaro en 1879.
(2) Voir notamment L'Orgie Latine, E. Fasquelle, 1903, Illustrations d'Auguste Leroux. La plupart des romans et pantomimes de Champsaur sont abondamment illustrés.
(3) Dans « Carnet d'un clown », Mlle Rivolta est « Petit Louis », une escrimeuse tient le rôle de la « chevalière d'Eon » et le baron Rivet et le comte de Vissocq sont en mignon.
(4) Voir Ernest Molier : Cirque Molier, 1880-1904 (P. Dupont, 1904)
(5) Adrien Marie 1848-1891, illustrera d'un dessin à la plume, « Le Cirque Molier. Le balcon réservé aux dames », un article de son frère Edmond Renoir, pour le journal l'Illustration du 21 juin 1890.




Carnet d'un clown du cirque Molier


Dès huit heures, le tour de la piste et toutes les loges sont occupés, envahis par une société brillante ; pas un seul coin vide. Ça et là, dans le pittoresque d'une place de Murcie, des messieurs en habits noirs, comme cramponnés au mur, assis vaguement sur une saillie d'architecture, dans les plus amusantes postures, cherchent, tant bien que mal, à se maintenir en équilibre. D'autres sont perchés sur des échelles appuyés aux fenêtres où, dans la grâce de leur beauté et la gloire des toilettes, sourient d'aimables filles.
Quelques intimes, mêlés à des artistes en costumes, s'installent dans la loge du patron, qui surplombe l'entrée des écuries. Il y a là, entre autres, M. de La Rochefoucault, en complet gris à carreaux ; il n'aura son numéro à sensation, - un nouveau travail de voltige aérienne – qu'à la fin de la troisième partie. En attendant, de là il regarde le spectacle : spectacle sur la piste, où deux joueurs d'épée, sous Louis XII, MM. Bondius et Jeannency, vêtus l'un en Suisse et l'autre en Écossais de la garde du roi, font, avec l'épée à deux mains, la leçon d'armes et l'assaut ; - spectacle dans la loge où, arrivé par les couloirs du cirque, un troupeau de jolies femmes, pour monter aux loges supérieures, est obligé de grimper une échelle et de passer par une trappe de pigeonnier. C'est, le long des barreaux, en un froufrou de précieuses étoffes, de dentelles, de batiste, un passage de pieds menus chaussés de ravissants souliers de satin, de jambes que moulent les bas de joie – pardon, de soie – quasi transparents. Clown qui attend son « numéro », j'ai dans l'oeil tous ces jolis pieds ; et les mollets qui ascendent se perdent – interruptions de lignes friponnes harmonieuses – dans le fouillis des jupes.

Cependant les deux frères, MM. Breittmayer, poursuivent, en savantes et habiles silhouettes, la reconstitution de l'histoire de l'escrime. En Jarnac et la Châtaigneraie, se servant de l'épée et du bouclier, d'après l'école italienne, ils figurent un assaut sous Henri II. Ensuite, le baron Rivet et le comte de Vissocq, en mignons, toujours d'après le style italien, luttent, avec infiniment de brio et d'adresse, à la dague et au manteau.


Cependant les deux frères, MM. Breittmayer, poursuivent, en savantes et habiles silhouettes, la reconstitution de l'histoire de l'escrime. En Jarnac et la Châtaigneraie, se servant de l'épée et du bouclier, d'après l'école italienne, ils figurent un assaut sous Henri II. Ensuite, le baron Rivet et le comte de Vissocq, en mignons, toujours d'après le style italien, luttent, avec infiniment de brio et d'adresse, à la dague et au manteau.


C'est le tour de l'école française, si correcte, si fine. A un siècle juste d'intervalle, Mme Mathilde Chevalier et M. Victor Gueldry nous donnent l'illusion de l'assaut qui eu lieu, le 8 février 1787, entre Saint-Georges et la chevalière d'Éon. C'est parfait, impeccable ; le salut, très plaisant à voir, de l'épée et du tricorne, est exécuté merveilleusement. La chevalière d'Éon, superbe de formes, en maillot noir, la jupe troussée sur le côté, force les applaudissements en une succession de belles attitudes d'armes. - Enfin, MM. Corthey et Vavasseur, qui représentent l'escrime moderne, croisent les fleurets ; et bientôt ce sont des bravos à faire crouler le cirque, tandis que, dans la loge du patron, à l'échelle au colombier d'où elles pourront regarder par un trou, grimpent encore deux « acteuses » qu'on ne savait plus où fourrer, quatre petons minuscules, quatre lestes mollets dont, sur la piste, des cliquetis de fer, - chanson antithétique, pimpante et farouche, de l'épée, - accompagnent le triomphe.




Mlle d'Yvrès monte Giralda, jument sauteuse ; après quoi, c'est une entrée de clowns par Mlles Brieges et Menty. Elles font des effets de maillots, les deux clownesses, à faire trembler de désir et de fièvre les mains des spectateurs, qui tous braquent les lorgnettes, vers Menty surtout, la blondinette, avec son corps maigre, mais si parisien. Molier se fait admirer par tous les connaisseurs dans la scie équestre, laïque et non obligatoire ; - Mlle Walberg présente, avec succès, Sabatka, cheval de haute école, et Yvanoff, sauteur ; - Van Huysen jongle avec des poids de cinquante kilos ; - M. Adrien Marie, déguisé en Cabrion qui porte en croupe Mme Pipelet, fait, à cheval, au galop, le portrait de la plus jolie femme de la société ; toutes se sont reconnues.


Et d'étranges musiciens, noirs comme ébène, entrent en procession sur la piste, habillés pittoresquement ; il s'accroupissent sur des tapis orientaux et susurrent des mélopées, pincent les cordes de leurs bendjos, frappent sur des peaux d'ânes, sifflent sur des flûtes de bambous. Descendue du chameau qui l'amena, une bayadère, Mlle Rivolta, ancienne danseuse de l'Eden-Théâtre, frèle sous les voiles de gaze, commence une danse d'almée, danse du ventre aux attitudes lascives, aux yeux perdus et blancs. Il a eu beaucoup de succès, le « Petit Louis », comme on appelait Mlle Rivolta, à seize ans. La tribu des Beny-ben-Ouville fait son vacarme sauvage, rythmique et continu ; et, les oreilles tendues, le museau en l'air, le chameau dodeline. Après de remarquables gymnastiques par MM. Rivet et Vavasseur, deux essais comiques sur le panneau et une lutte athlétique émouvante, voici un intermède par Mlle Dezoder, du Palais-Royal, et le dessinateur Gerbault, qui la face blême des décrocheurs d'étoiles, en son rôle de clown, s'est montré d'une vive originalité esthétique.


Le pénultième divertissement, Plumeau, est une manoeuvre inédite réglée par Molier ; les cavaliers, au nombres desquels l'inventeur de leurs costumes, Adrien Marie, dirigés par la toute ravissante miss Pâquerette, sont infiniment drôles lorsqu'ils chargent, le plumeau en avant, terribles. - Enfin M. Hubert de la Rochefoucault, en maillot vert tendre, va d'un premier trapèze à un second, d'un bout du cirque à l'autre, en faisant des sauts périlleux ; mais ce n'est pas étonnant qu'il arrive toujours à destination, avec une pareille adresse.
L'heure diabolique, minuit. Les bataillons de gommeuses et de hauts gommeux se répandent sur la piste ; l'étroit escalier légendaire qui mène aux loggias est pire que le couloir de l'Opéra, sous l'Horloge, les nuits de grand bal. Partout, ce sont des propos alertes, des aguichages galants, tandis qu'un nombreux domestique apporte, sur la piste même, le souper dressé par petites tables. Le champagne coule à flots, les rires carillonnent comme le vin pétille ; et le tableau est joli d'imprévu. D'ici, de là, des écuyers mondains, en culotte blanche et veste rouge, un flot de rubans bleus à l'épaule gauche, un clown en peluche rouge, un clown noir, un clown blanc, une Pierrette, les « sifflets d'ébène », que la poussière grise un peu, les femmes en toilettes décolletées, que le tourbillonnement des danses a, dans les coins, poudrées à frimas. Molier qui, par sa science consommée, a mis son amour du cheval à la mode, va de groupe en groupe ; on acclame, tous ensemble, le jeune directeur, qui annonce une surprise. « Mes enfants, comme vous avez été bien sages, on va vous montrer la lanterne magique. »



C'est, les couronnes de gaz presque éteintes, un défilé de scènes comiques de la Restauration ; et à mesure, M.*** les expliquent avec infiniment d'humour. Ensuite, ce sont les portraits des artistes, depuis le patron jusqu'au duc de***, en habit, gardénia à la boutonnière, « armé de pied en cap, dit le régisseur, non sans ironie, ptêt à partir pour la bataille des fleurs. » - La lanterne magique terminée, les danses reprennent à nouveau ; la fête est au mieux, si ce n'est au pire. Et je pense au chef-d'oeuvre que pourrait faire un peintre, un profond, un élégant artiste parisien, moderniste, amoureux de son époque, en refaisant – mais, cette fois, ce serait de la vraie vie superficielle, névrosée, surexcitante, - le seul tableau de Couture : les Romains de la Décadence. Gens de noblesse, de fortune, de talent, filles, tout cela est ici réuni, mérite, jeunesse, de beauté ; et – Balzac, mon vieux, tu auras fait ce chef-d'oeuvre – c'est une synthèse de la comédie parisienne.

Pour copie conforme : Félicien Champsaur.



La Revue Illustrée. Vol. 3, n° 37, 15 juin 1887. Illustrations d'Adrien Marie.

Félicien Champsaur sur Livrenblog : Les Contemporains A. Le Petit F. Champsaur. André Gill, Les Hommes d'Aujourd'hui. Messaline : Jarry - Dumont - Casanova - Champsaur. Félicien Champsaur : Poètes Décadenticulets. Nina de Villard par Félicien Champsaur. Le Dernier Homme par Félicien Champsaur.

lundi 28 décembre 2009

GALAFIEUX d'Henry FÈVRE réédité



"Était-il plutôt mal fait pour la société, ou la société mal faite pour lui ?..."




Henry Fèvre. Galafieu. Roman, fac-similé de l’édition originale (1897), présenté par Caroline Granier. Éditions Ressouvenances, 2009. xxx p. + 303 • 136 x 205 mm., en couverture eau-forte d’Aristide Delannoy (fragment). isbn 2-84505-081-x. ean 9782845050815. 20,00 €

Paru chez P.V. Stock en 1897, Galafieu d'Henry Fèvre, passa inaperçu du grand public, il fut tout de même chroniqué par Rachilde dans le Mercure de france de décembre 1897 (1). En 1924, dans un article de l'Action française Léon Daudet, réclamait que fut créé un prix littéraire pour les meilleurs romans passés inaperçus, il donnait pour exemple Galafieu d'Henry Fèvre. Après une enquête parue dans l'Eclair, Tristan Dereme lançait "le Prix des méconnus", le titre du roman d'Henry Fèvre figure en bonne place dans les listes établies par un jury (2). En 1924, ce sont Une Saison au Bois de Boulogne de Maurice Beaubourg et Galafieu qui furent primés et réédités par les Editions du Monde Nouveau. Ce roman d'un "en-dehors", méritait mieux que la lecture partiale d'un Léon Daudet ou des cousins Marius et Ary Leblond, qui ne voulaient voir dans le personnage de Galafieu qu'un asocial, préférant la vie de bohème au travail, un raté se réclamant de l'anarchie. La présentation de Caroline Granier à la belle réédition des Éditions Ressouvenances, n'emprunte pas ce chemin facile.

(1) Mercure de France, Décembre 1897.
Galafieu, par Henry Fèvre. Histoire d'un déclassé apte à tout et capable de rien. De bonnes scènes de bohème et d'heureux tableaux de fausse bourgeoisie. Les Mommeux sont bien amusants et plus vrais qu'on ne le pensera. La manière connue du style me gâte un peu ce livre spirituel. Les phrases qui commencent par « tout de suite », « même », ce procédé voulu n'est pas assez neuf pour le fond d'originalité de l'oeuvre. Les Romans par Rachilde

(2) Voir les textes extraits de L'Ami du lettré, l'Almanach des lettres françaises et étrangères, La Revue française à propos du " prix des méconnus", collationnés sur le site des Amateurs de Remy de Gourmont.


Éditions Ressouvenances, commandes.

Henry Fèvre "presque" interviewé par Caroline Granier sur le blog de l'équipe de La Rue.

Rappel : Les Briseurs de formules. Les écrivains anarchistes en France à la fin du XIXe siècle. Ressouvenances, 2008, grand in-8, 470 pp. imprimées sur deux colonnes, illustrations in texte, bios-bibliographies des auteurs, Journaux et revues anarchistes, politiques et littéraires entre 1880 et 1900, bibliographie indicative, index des noms de personnes. I.S.B.N. 2-84505-065-8. 35 €.

Voir présentation et bibliographie illustrée ainsi qu' Indications politiques, un article des Entretiens Politiques et Littéraires et Henry Févre interviewé par Rodolphe Darzens sur Livrenblog.

mercredi 23 décembre 2009

Henry FÉVRE interviewé par Rodolphe DARZENS


Le 29 octobre 1890, avait lieu, au Théâtre-Libre la première de L'Honneur, une pièce en cinq actes d'Henry Fèvre (1). Son ami, Rodolphe Darzens (2), dans Le Théâtre-Libre illustré, l'interviewa pour l'occasion.

(1) Voir présentation et bibliographie illustrée ainsi qu' Indications politiques, un article des Entretiens Politiques et Littéraires sur Livrenblog.

(2) Voir Jean Ajalbert par Rodolphe Darzens.

INTERVIEW LITTÉRAIRE

Autrefois lorsque les hasards de l'actualité ou plus rarement des mérites personnels mettaient quelqu'un en lumière, les journaux, comme les revues, ne tardaient pas à lui consacrer une étude : vite on s'entourait de l'oeuvre du quidam en question, on la lisait, on épluchait sa vie, on mettait le tout bien digéré en une prose agrémentée de nombreuses considérations, toute fleurie de parallèles, empanachée de conclusions. Il faut avouer que le genre a produit quelques chefs- d'oeuvres et que pour ma part je ne me lasse pas d'admirer l'étude de Charles Baudelaire sur Théophile Gautier, laquelle n'est comparable peut-être qu'à celle de Théophile Gautier sur Charles Baudelaire...
Mais les temps changent, et les moeurs : aujourd'hui il nous faut l'information rapide, téléphonique, imprimée pour ainsi dire « prophétiquement » et en avance sur le présent : aussi les Anglais, qui nous ont appris le sens du fameux « Time is money » nous ont-ils enseigné l'interview.
Quelqu'abus qu'on ait fait depuis peu de temps de ce mode d'information, on est bien obligé de concéder qu'il a ses avantages et qu'il éclaire souvent d'une clarté intense les replis les plus secrets de la pensée, dévoilant ainsi telles causes inconnues des événements contemporains. Un interviewer fantaisiste nous a révélé, par exemple, en allant habilement interroger un certain Joseph, ex-groom d'un général jadis célèbre, les motifs cachés de plusieurs trahisons éclatantes : « Oui monsieur, a-t-il dit en substance, chaque matin, lorsque monsieur Naquet venait prendre les ordres du général, celui-ci lui passait en riant la main sur la bosse et avait coutume de dire qu'il aurait de la chance toute la journée. Ce que monsieur Naquet faisait une tète ! » — Bien évidemment l'inconvenante plaisanterie quotidienne commise par le général a dû être, plus que le manque d'argent, la raison de l'abandon de son Tyrtée à gages. Saura-t-on jamais pourquoi le beau Mermeix en fit autant ? Quelque vidangeur nous l'apprendra un jour... peut-être !
Mais l'interview a d'autres avantages encore : c'est qu'il est charmant d'ami à ami et que rien n'a plus d'intérêt qu'une conversation littéraire entre deux écrivains où, sous le choc des phrases, jaillissent les idées originales.
C'est pourquoi j'ai pris un de ces matins le tramway qui du bout de Paris où je demeure m'a conduit à l'autre bout, non loin de chez Henry Fèvre, rue... numéro... (ça vous est bien
égal le nom et le chiffre ?). La maison est tout à fait convenable : un escalier clair et propre, ce qui est rare, un ou deux étages, je ne sais plus au juste, à monter, et je sonne. Un jappement me répond : c'est Blanchette, l'épagneule immaculée qui fait son devoir de bonne chienne, et la porte s'ouvre devant Henry Fèvre lui même:
— Je viens « t'interviewer » !
— Et prendre le café d'abord ; justement on va le servir, entre dans mon bureau.
Je passe devant Fèvre, précédé de Blanchette qui me montre le chemin ; une chambre — mon Dieu, une chambre... comme toutes les chambres, seulement avec beaucoup de livres, remplissant trois ou quatre bibliothèques ; et l'oeuvre complète d'Hugo y coudoie Zola et Baudelaire, Flaubert et Alfred de Vigny, Diderot et Chateaubriand.
Blanchette s'assied, moi aussi, mais sur une chaise ; Fève s'appuie à la barre de la fenêtre ouverte et bourre sa pipe : c'est un travail méticuleux, il le fait avec soin, et tandis que d'un pouce habile il comprime dans le fourneau de terre les brindilles odorantes du tabac, je l'examine en silence.
Henry Fèvre est de taille moyenne, plutôt grand, un gas solide, aux épaules larges, à la tête énergique : un visage sain et calme où les yeux sont fins et le nez, un peu allongé, moqueur. Des moustaches courtes, à peine une mouche à la lèvre inférieure, les joues rosées, un air de force patiente et de santé joyeuse. Chose curieuse, cet homme, qui est un doux et qu'il semble au premier abord difficile à mettre en colère, tant une pondération raisonnée est patente en chacun de ses actes comme en toutes ses paroles, fait montre d'une violence extrême, inimaginable même, à certaines occasions : lorsqu'il se souvient de son ami d'enfance, Louis Desprez, condamné à mort pour avoir écrit, en collaboration d'ailleurs avec Fèvre, Autour d'un clocher, ou quand il discute des questions sociales. Alors il se révèle doué d'un tempérament de polémiste implacable : qu'il parle, il s'exalte jusqu'à l'extrême, le sang lui afflue au visage, l'instinct de combativité se réveille en lui et le voilà déchaîné ; qu'il écrive, et les arguments sans répliques, brutaux comme des coups de poings, se pressent dans chacune de ses phrases et assènent de formidables « renfoncements ».

La pipe était allumée et le visage de Fèvre s'estompait déjà en un nuage bleuâtre de fumée.

— Eh bien ça va, les répétitions de l'Honneur ?
— Dame ! je le suppose : j'arrive ce matin même de la campagne où j'ai été faire une petite retouche au cinquième acte et corriger des masses d'épreuves. Mais avec Antoine je suis bien tranquille ; il a dû mettre cela en scène comme pas un et mieux que moi à coup sûr.
— Tu me parais bien calme en effet ; ce n'est pourtant que ton second essai an théâtre, et, en somme, ta première tentative importante. Comptes-tu beaucoup dessus ?
— Oui et non. Tu te souviens de l'accueil fait à En Détresse ? D'ailleurs qu'importe ? Il me suffit d'avoir atteint le but que je me suis proposé.
— Et c'est ?
D'écrire une pièce sans aucune concession ni aux formules d'école, ni aux opinions de la critique, ni au goût du public : une pièce selon ma vision d'art tout simplement. Je ne sais quel sera au juste l'art dramatique de l'avenir et auquel d'entre nous est réservé de réussir. Je tiens peu au rôle de prophète en chambre ; nous sommes tous sujets à nous tromper. Mais voici ma pensée.
La génération qui est venue immédiatement après Emile Zola — a fait usage volontiers d'un procédé photographique qui a l'intention de rendre exactement la nature : mais ils ont parfois négligé l'optique du théâtre, qui existe cependant, c'est indéniable ! On ne peut pas cependant faire abstraction de la scène au plancher incliné, aux murs de toile flottante, au jour de gaz ou d'électricité... Pour moi, il y a au théâtre une mise au point nécessaire qui nous oblige à synthétiser, à condenser les caractères afin de leur donner l'apparence de la vie en en fortifiant encore la vérité. Ainsi, en peinture, le mouvement est-il rendu par un ensemble de sensations visuelles intermédiaires, réduites à une seule.

Il y a ceci encore : tout personnage de scène, quel qu'il soit, fût-ce le bourgeois le plus endurci, ou le pire des gredins, souffre et jouit, est doué enfin de sensibilité, et est par cela même à un moment quelconque de son rôle aussi humainement intéressant que tout autre. Or, c'est de cette sensibilité que je prétends que doivent être doués tous les personnages.
— Mais le théâtre a-t-il pour toi une portée morale, en un mot crois-tu à... ?
— A la théorie de l'art pour l'art ? Mon avis est que le théâtre sera probablement le champ de bataille philosophique social : c'est à nous à combattre les innombrables préjugés qui nous étreignent et pour mon compte j'affirme que la victoire serait plus d'une fois de notre côté sans l'hypocrisie du public actuel : ce public n'est pas assez mêlé ; on arriverait par la diminution du prix des places à avoir des spectateurs dont les opinions diverses se contre-balanceraient. Je suis persuadé du reste que le meilleur public est le public qui va au théâtre sur ses économies. C'est ce public-là d'ailleurs qui juge nos auteurs à la mode ; vois le cas qu'il en fait ; il les lâche.

Ils ont beau traîner à leurs talons un demi-siècle de succès ; s'enjarreter dans leurs guirlandes, marcher sur une litière de lauriers ; avoir écrit vingt, cinquante pièces de théâtre qui ont triomphé dans un tapage de lavoir; être gros, crépus, chauves, moustachus, millionnaires et académiciens, potentats, et la critique baise leurs basques. Ils ont beaucoup travaillé, fait leur pelote. Accordons-leur le Panthéon, et qu'on n'en parle plus. Surtout qu'on ne les joue plus. C'est l'avis du public. A ceux qui parlent de théâtre régénéré, vrai et vivant, on jette bien à la figure l'ennui du public, l'indifférence du public, l'antipathie du public. Tous nos critiques de la vieille école, les autorisés, les patentés, en sont là : l'art ne les intéresse pas en lui-même et pour lui-même, l'art, une vétille ! Et quelle naïveté de rêver d'art au théâtre ; l'art au théâtre consiste à amuser le public, et on dit : l'art du théâtre. Vous amusez le public, vous avez du talent ; vous ne l'amusez pas, vous êtes un bêta. Les auteurs nouveaux, ceux qui ambitionnent de remplacer la convention des types par l'analyse des caractères, et les quiproquos de scène par le jeu et le choc des passions, ces auteurs-là amusent-ils le public ? Cela commence. D'ailleurs, pas d'inquiétude. Du moment qu'on est saturé des anciens, l'avenir est aux nouveaux. C'est logique. Un art ne se produit pas au hasard et sans qu'un public correspondant se forme. Une même évolution des idées et des sentiments entraîne l'auteur et la foule. Un écrivain est toujours l'interprète de ce que pense et sent sourdement le public. Le talent n'est jamais isolé. Seulement il est en général en avance ; un peu de patience, l'accord s'établira. Il s'établit déjà, et c'est avec la plus parfaite symétrie qui m'enchante, dans une proportion délicieuse, que je vois le public s'ennuyer davantage aux « reprises » à mesure qu'il s'intéresse davantage aux « tentatives ».
— A ce propos, ta pièce L'Honneur n'a-t-elle qu'une portée seulement littéraire ?
D'abord ; puis morale aussi, parce qu'elle a été inspirée dans le but et avec l'élan de combattre le préjugé social admis sur ce qui constitue l'honneur féminin, préjugé complice de bien des crimes conçus dans le même ordre d'idées auxquelles Mme Lepape obéit : qui osera cependant la condamner ?
Reste en effet principal auteur responsable de ces méfaits... l'esprit social actuel, imbécilement impitoyable pour la fille sans virginité, pour la femme faite femme en dehors du mariage. Jugement catégorique d'un rigorisme sauvage qui confond dans la même mésestime furieuse et comme rageuse les filles vénales avérées, qui vivent de se vendre, et une fille foncièrement honnête qui, sous une impulsion de sens, se sera livrée au mâle, sans timbrage officiel préalable. Bien d'implacable, d'aussi définitif qu'un cul-de-sac comme ce mépris à pic, cet écartement de lépreux, que la société qui s'intitule des honnêtes gens manifeste immédiatement à la fille prétendue tombée. Une mort civile prononcée. Un mariage seul, consenti par un homme téméraire, pourra enrayer ce mépris ; encore ce philosophe subira-t-il sa part de dépréciation. Mépris fanatique qui condamne la fille-mère à s'avilir, la précipite, l'enterre vive dans les bas-fonds des oubliettes sociales. Déshonneur à tel point sans rémission, sans appel, absolu, damnation morale si terrible, que les parents, de paisibles bourgeois, en pantoufles, de sang tiède, d'esprit rassis, sentent naturellement s'éveiller en eux, devant cet ostracisme de mépris que le ridicule envenime encore, des bêtes fauves insoupçonnées, des assassins de leur propre chair, ou, comme on le voit, des escrocs de l'honorabilité des autres.
Le châtiment reste, en tout cas, immérité, atrocement proportionné par cette moralité barbe-bleue, ce principe d'honneur meurtrier qui souffle leurs crimes aux affolées qui n'ont eu que le tort de disposer d'elles-mêmes sans le consentement des autres, de croire, les naïves, leur chair à elles et libre.
En prononçant ce réquisitoire, Henri Fèvre s'était approché d'un rayon de sa bibliothèque et, tapant sur le dos d'un livre, il ajouta narquoisement :
— Après tout, ne sont-ce pas des idées analogues qu'a défendues à l'usage des sentimentaux, George Sand ?

Galafieu d'Henry Fèvre réédité.

Théâtre Libre illustrée sur Livrenblog : Jean Ajalbert. Georges Lecomte. Auguste Linert.



mardi 22 décembre 2009

PÉLADAN, BALZAC, BLOY, etc à la Librairie W. Théry




La dernière liste de l'année de la librairie William Théry, est consacré en partie à Joséphin Péladan, écrivain, critique d'art, mage, Sâr auto-proclamé, fondateur de la Rose+Croix esthétique et de ses Salons.

Des livres : critiques d'art (Rembrandt, Rops, Vinci), essais (collection "Les Idées et les Formes"), catalogues des Salons de la Rose+Croix... Une lettre de Péladan adressée à un employé des éditions Lemerre, deux reçus sur papier à en-tête de Rosae Crucis Templi Ordo – Deuxième Geste Esthétique pour Mars-Avril 1893 – Salon & Soirées de la Rose-Croix, et des lettres adressées au Mage (Elémir Bourges, Jean Dampt, Gustave Moreau, etc) et notamment un lot de 25 lettres reçues de sociétés artistiques de France et d'Italie démontrant l'intérêt suscité par les conférences de Péladan.

La deuxième partie est consacrée en partie à Balzac (études balzaciennes, souvenirs, études critiques...), on y trouve un exemplaire de La 628-E8, d'Octave Mirbeau auquel est jointe la fin censurée du livre, Avec Balzac - La femme de Balzac - La mort de Balzac, dans une brochure titrée Pour les curieux des lettres. Ces pages sulfureuses écrites d'après les confidences du peintre Jean Gigoux, furent supprimées à la demande de la fille de Mme Hanska.

De la troisième partie, Quelques autographes, je reteindrais, un dessin original montrant Alphonse Allais à l'intérieur de l'Auberge du Clou. Une lettre de Léon Bloy à son "cher Mage" Péladan, où le mendiant ingrat salue d'un "respectueux baise-main" Mme Maillat, la fameuse Henriette Maillat qui servit de modèle à Huysmans pour la Hyacinthe Chantelouve de Là-Bas. Une lettre d'Elisée Reclus à la veuve de Léon Cladel. Une lettre d'Alexandre Séon à Henri Mazel à propos d'eau-forte pour un livre d'Alphonse Germain publié par Edmond Girard, ce livre devait être Pour le beau, essai de kallistique. Edmond Girard, 1893, 128 pp., avec une eau-forte d'Alexandre Séon, tiré à 200 exemplaires, dont 25 papiers de luxe (5 japon impérial, 20 vergé des Vosges).

Librairie William Théry
1 bis, Place du Donjon 28800 Alluyes.
Tél : 02 37 47 35 63
e-mail : williamtheryATwanadoo.fr
Liste parvenue par courriel.

Péladan sur Livrenblog : Gustave Le Rouge en 1888. "A Coeur Perdu" de Péladan. Péladan par Bernard Lazare, Albert Fleury, Léon Bloy.



vendredi 18 décembre 2009

Centenaire Paschal GROUSSET - André LAURIE - Philippe DARYL




Des Barbares persévèrent. Co-dirigée par Eric Dussert et Christian Laucou, cette maison édition a déjà publié trois volumes (L'Alambic, Collection complète, d'André Laurie : Un Roman dans la planète Mars, Spiridon le muet). Leur petit dernier ; les Actes du colloque de Grisolles 2009 pour le centenaire de Paschal Grousset (alias André Laurie, alias Philippe Daryl) (1), verra le jour en janvier prochain.

Un passage sur le blog de Fornax nous permet de vous donner le sommaire de ce volume :

Introduction : Cent ans pour une réhabilitation, par Alain Braut et Jean-Pierre Picot ;
Paschal Grousset, enfant de Grisolles, par Alain Braut ;
Paschal Grousset (1844-1909), une biographie, par Xavier Noël ;
La Vie de collège, une aventure pédagogique et sociale d’André ­Laurie, par Laurence Sudret ;
Paschal Grousset le communard, par Michel Cordillot ;
André Laurie et l’anticipation, par Jean-Pierre Picot ;
L’énigme du chinois dans L’Étoile du Sud, par Robert Soubret ;
L’éducation physique dans les écoles communales de Paris, 1888-1896 : P. Grousset et l’aventure sociale de la réforme de l’éducation physique en France, par Pierre-Alban Lebecq ;
La génèse des 500 millions de la Bégum : Richardson, Laurie, Verne, par Piero Gondolo della Riva ;
Éditer André Laurie en 2009, par Christian Laucou ;
Paschal Grousset (1844-1909), alias Philippe Daryl, contre le ­baron Pierre Frédy de Coubertin (1863-1937). Deux idéologies des pra­tiques physiques au tournant du xxe siècle. « Mystique de ­gauche » et « mystique de droite », par Jacques Gleyse ;
Paschal Grousset et Robert Caze : le mystère Wassili Samarin, par Arnaud Bédat ;
Description sommaire de l’exposition Grousset de Grisolles.

Un ouvrage de 256 pages, format 15,21 x 22,8 cm.
Parution en janvier prochain. Prix : 24 €

(1) Sur Livrenblog : Paschal Grousset Communard. Wassili Samarin.

jeudi 17 décembre 2009

4 Livres présentés par Pascal PIA dans la Revue ACTION, 1922




Quatre livres présentés par Pascal Pia, chronique trouvée dans le dernier numéro de la célèbre revue d'avant-garde, Action, publiée de mars 1920 à avril 1922 :

ACTION. Cahiers de philosophie et d'art.
Dépositaire général : Stock - Delamain, Boutelleau. Troisième année, mars-avril 1922, in-8, agrafé, 56 pages + 16 pages sur papier rouge, 8 en tête et 8 autres en fin de volume.
Pitoeff par J. Bucher. Poèmes par André Salmon, Max Jacob, Jean-Victor Pellerin. Aspects d'André Gide par André Malraux. Luciole par Paul Dermée, Salon des Indépendants par un Placier, Poèmes de Raymond Radiguet, Antonin Artaud, Céline Arnault, Homicide par imprudence par Vlaminck, Les Amants de Pise par Léon Pierre-Quint, Virtuosité, tu n'es qu'un mot ! par Jane Mortier, De l'art nègre par Carl Einstein, L'Allemagne en dix minute par Paul Dermée, Critique des livres par Antonin Artaud, Pascal Pia, Marcel Sauvage, Alexis Dunan, Roberto Garcia, Spectacles par Henri Colas.
Reproductions d'oeuvres de Kars, Luc Albert Moreau, Robert Mortier, Crissay, Féder, Marcoussis, Lipchitz, Charbonnier, Makowski, Survage, Irène Lagut, Chavenon, Férat et de sculptures nègres.
Direction : Florent Fels - Robert Mortier. Comité de Rédaction : Paul Dermée, Georges Gabory, André Malraux.
(1).

FOULE IMMOBILE, poème par Serge Charchoune
L'auteur fait entendre vingt-cinq voix. Une seule déjà énonce tant de sottises. Le médecin légiste est venu constater la mort de Dada : le livret de M. Charchoune n'a pas même été tiré sur Hollande Van Gelder. Le public ne crie plus. Trop tard, petit Charchoune. « L'oubli, l'oubli, je connais l'endroit. » (Sic.)


LES GRANDS HOMMES EN LIBERTE, par Pierre Billotey. (Bibl. Des Marges.)
Le rideau se lève sur la nudité de Sacha Guitry. M. Billotey a eu soin d'indiquer que ces aventures étaient « curieuses ». Une Sappho normande, notamment, n'obtient qu'un succès de curiosité. La fantaisie de M. Billotey est toujours aimable, même complaisante : il faut, en effet, un peu de complaisance pour deviner un grand homme dans les débris de M. Henry Bordeaux.




CINEMA, par Jean Epstein (Ed. De la Sirène.)
Il y a dans ces pages toute l'émotion du cinéma. Jean Epstein libère en poèmes l'excès lyrique du film. Il écrit : « Je désire des films où il se passe non rien, mais pas grand' chose. » Un rire jaune et long séduit ou étonne mieux qu'un galop de chevaux. Pourtant nous aimons le galop ; n'est-il pas à l'image de notre époque ? Mais ce que nous attendons du cinéma naît et grossit dans la fièvre, non dans la vitesse. Jean Epstein traduit ce que nous avions cru si éloigné des mots : traductions d'ailleurs fort sympathique. Les écrans sont couleurs d'amour.



POETES D'AUJOURD'HUI, par Paul Neuhuys. (Ed. Ça Ira, Eckeren, Anvers.)
Des études intelligentes sur les meilleurs poètes : M. Neuhuys excelle à qualifier l'art de chacun d'entre eux. Poète lui-même, il note d'un trait précis. J'ai fort apprécié la phrase courte, le mot dépouillé. Lyrique enthousiaste, M. Neuhys communique sa ferveur. Le don d'émotion s'identifie au talent. Les poèmes de Paul Neuhuys ont le mérite de la spontanéité ; ses études poétiques, celui de la sincérité. Je sais combien André Salmon et Jean Cocteau, pour ne citer qu'eux, aiment ce livre dont le contenu justifierait les plus flatteuses opinions.

PASCAL PIA

Notes :
Serge Charchoune, peintre et poète Russe, rencontre Picabia en 1920, fréquente les réunions dadaïstes, et participe aux réunion du groupe. Foule Immobile est son premier et seul ouvrage écrit en français, en fait il fut écrit en russe et traduit en français avec l'aide de Philippe Soupault. Il s'agit d'une chanson populaire divisée en 9 rounds, illustrée de six dessins. Pia semble voir dans le futur fondateur de la revue "Perevoz Dada", un "suiveur" arrivé après la mort du mouvement. Dada était-il mort en 1922 ? Surement pas, mais déjà "Le public ne crie plus".

En 1921 paraît la première édition de Les Grands hommes en liberté. Aventures curieuses de nos plus célèbres contemporains, ce volume présentant René Bazin, Louis Bertrand, Henry Bordeaux, Eugène Montfort, André Gide, Sacha Guitry, Francis Jammes, Frédéric Masson, François Porché, L'Académie française, L'Académie Goncourt, connaitra une édition augmentée en 1923.

Bonjour Cinéma, de Jean Epstein, paraît en 1921 dans la collection des tracts aux Editions de la Sirène, où il avait publié la même année, La poésie d'aujourd'hui, un nouvel état d'intelligence, avec une lettre de Blaise Cendrars, et où il publiera en 1922, La Lyrosophie.

Paul Neuhuys : Poètes d'Aujourd'hui : l’orientation de la conscience lyrique. Anvers, Ça Ira, 1922. D'après David Gullentops (2), c'est Pascal Pia, qui collaborait à la revue Ça Ira (3), qui conseilla la lecture du volume de Neuhuys à Cocteau.

(1) Réédité par Jean Michel Place en 1999. 24,5 X 19,5 cm, reliure toile éditeur, jaquette. Reprint de la collection complète (12 numéros).
(3) Sur la revue Ça ira, voir Le blog de ça ira !, où l'on trouve de nombreux articles sur Paul Neuhuys et autres collaborateurs de cette revue d'avant-garde belge.

Voir :
Propos Amorphes de Jacques Rigaut, Revue des Ressources.


mardi 15 décembre 2009

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.










Félix Fénéon devint, de 1906 au début des années trente, directeur artistique de la galerie Bernheim-Jeune. Il rédigea le Bulletin de la Vie Artistique édité par la galerie à partir de 1919. Les autres collaborateurs de la revue étaient, Guillaume Janneau, Tabarant, Pascal Forthuny ou André Marty.



La question des "correspondances" entre les sons, les parfums, les couleurs et les mots, avec Baudelaire puis Rimbaud, avec la génération symboliste, René Ghil (1), Paul-Napoléon Roinard (2), et jusqu'à l'après première guerre mondiale et le milieux des années 20, fera débat. Les poètes ne sont pas seuls à utiliser ou explorer le domaine de la synesthésie (3), les peintres modernes et plus particulièrement les pionniers de l'abstraction, ou les musiciens ont eux aussi "harmonisés" leurs couleurs ou "colorés" leurs notes. Je donne aujourd'hui un article de Guillaume Janneau, qui fait suite à une enquête de Louis Vauxcelles sur le sujet publiée dans L'Eclair.


CORRESPONDANCES
par Guillaume Janneau,
Bulletin de la Vie Artistique, 15 septembre 1924.


Baudelaire a trouvé le mot ; il en a défini le sens par le vers fameux, justement fameux :

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il n'a pas dit : se confondent. Mais d'autres les ont, depuis, confondus. De l'identité de choses différentes, la poésie contemporaine a fait système esthétique. C'est là sa conquête, son acquisition, sa trouvaille, comme en témoigne l'intéressante enquête menée, dans l'Eclair, par notre brillant confrère M. Louis Vauxcelles.
Lui-même croit-il bienà la réalité de ces « correspondances » ? M. louis Vauxcelles est un esprit aigu, prompt, mobile. La sensibilité qu'il a reçue des dieux favorables dirige les opérations de sa pensée. Ses émotions déterminent ses convictions : mais comme il joint le savoir au goût, c'est toujours à bon droit qu'il est ému. M. Louis Vauxcelles est un tempérament d'artiste en même temps qu'un artiste du verbe : sa langue est une palette. En écrivant il peint, et se peint. C'est le poète su sensualisme artistique et de la critique sensualiste.
Visiblement il se plaît à énumérer les « correspondances » qu'ont notées certains raffinés : celles des sons avec les couleurs, que distinguait Rimbaud,
(A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu) ;
celles des sons avec les parfums, qu'a saisies Mme de Noailles,
(O mon jardin divin, j'écoute tes parfums) ;
celles des saveurs avec les sons, que précisait Huysmans, (« l'orgue de bouche » de des Esseintes) ; celles des couleurs et des parfums, qu'a discernées, une fois, Coppée,
(Quelque chose comme une odeur qui serait blonde).
Qui ne sent, en effet, l'ingéniosité, mieux : la finesse et la rareté de ces rapports ? Ils sont, d'ailleurs, pour effarer l'ombre de Voltaire, mais non pas celle de Racine.
Aucun poète, il est vrai, ne se fût, vers 1850, permis d'écrire ainsi. Vers 1850, les parfums n'émettaient point de sons et les couleurs étaient muettes. Nous avons changé tout cela. Le peintre donne à son coloris du « ton » et le musicien de la « couleur » à son orchestration. Proprement, cela ne veut rien dire, mais chacun en saisit le sens et, en matière de langage, cela suffit. Les mots n'ont pas seulement une acceptation littérale ; ils possèdent encore un pouvoir évocatif. Comme toutes les images, ils provoquent des associations. Si nous consentons à prêter, avec le poète, les propriétés d'un certain sens à l'autre sens, nous comprenons bien qu'il n'y a là qu'analogie de choses et non confusion de mots.
Rimbaud ne voyait pas l'I rouge ; mais le son de la voyelle provoquait en son esprit une sensation qui lui paraissait comparable à celle qu'il recevait de la couleur rouge. Rimbaud, Coppée, Mme de Noailles, Huysmans n'ont rien fait là que parler par ellipses : résumant hardiment tout le raisonnement intermédiaire ; et l'ellipse est la plus énigmatique des figures de style. Toutefois fixent-ils ainsi les «correspondances» dont parle M. Louis Vauxcelles ?
« Que Jean Cocteau, lui répond très finement M. Roland Manuel, le musicien, que Jean Cocteau compare Ravel à Bonnard, voilà qui me renseigne davantage sur Cocteau que sur Ravel ou Bonnard. » En effet, de telles affinités ne sont pas de l'ordre positif. Elles n'existent que pour – et peut-être par l'homme qui les sent, ou qui les imagine, et qui les note. En fait, elles échappent à l'analyse. Il serait très difficile de les définir. Sans doute, chaque époque a son esprit particulier, mais il s'agit là d'autre chose que des correspondances des arts. A la vérité, il advient qu'il y ait, entre certains artistes, de véritables affinités : encore est-il bien dangereux d'essayer d'en définir la nature ; mais non point des « correspondances » entre les arts : leurs moyens particuliers conditionnent ceux-ci d'une manière presque absolue.
Ce sont les hommes de lettres qui s'intéressent à ces problèmes, étant en possession de noter des analogies entre les sensations. En effet, l'art d'écrire n'est point soumis aux lois d'une technique : il consiste à traduire avec force des conceptions claires. Les lettres ne parlent pas aux sens, mais à l'esprit. Elles provoquent l'opération psychologique inverse. Il est vrai qu'une certaine école accorde à la musicalité des mots une vertu propre, indépendante du sens : peut-être ses oeuvres seraient-elles exquises, chantées sur le mirliton, mais à coup sûr elles ne sont point lisibles. Il ne faut pas outrepasser les possibilités de l'art qu'on pratique. Les rapports que peuvent avoir entre eux les arts sont uniquement l'effet des associations d'idées ; ils n'existent pas en eux, mais en nous ; aussi bien ne sont-ils perceptibles qu'à peu d'individus, et d'une manière variable.
Puisque les plus subtils les perçoivent, reconnaissons-leur une réalité. Croyons, avec Baudelaire et M. Louis Vauxcelles, que les parfums répondent aux couleurs et les couleurs aux sons : mais non point que l'art d'assembler les couleurs « en un certain ordre » réponde à l'art d'assembler harmonieusement les sons. Baudelaire a noté là le phénomène d'ordre psychologique. Mais il n'a pas confondu la sensation avec son excitant. De nouveaux venus tombent dans cette confusion, et s'en émerveillent. Mais s'ils ne s'admiraient eux-mêmes, qui diantre les admirerait ?

Guillaume Janneau

(1) Dans le premier numéro d'une revue nouvelle, Yassassin, Julien Nicaise-Besanger, se penche sur le cas de René Ghil, le synesthète scientifique.

(2) Les Miroirs, Paul-Napoléon Roinard, Chercheur d'Impossible (1re partie), (2me partie), (3me partie).

(3) Voir les articles sur Albert Cozanet-Jean d'Udine sur Livrenblog : Albert Cozanet - Jean d'Udine. Les Rythmes et les couleurs. Jean d'Udine : L'Art et le geste 1910. Jean d'Udine vu par Pierre de Lanux.

Adolphe Tabarant sur Livrenblog : Adolphe Tabarant : Tailhade. Lemonnier. Loti.

Félix Fénéon sur Livrenblog :
Francis Poictevin par Félix Fénéon et Remy de Gourmont. Félix Fénéon par Armand Charpentier. et... un peu partout

Le Bulletin de la Vie Artistique dans Livrenblog : Francis de Miomandre à l'école de Félix Fénéon. Frantz Jourdain, le premier Salon d'Automne.

Edouard TOULOUSE préfacé par Antonin ARTAUD


En 1920, Antonin Artaud est confié par ses parents à l'asile de Villejuif, dont le chef de service est le docteur Toulouse.
Edouard Toulouse (1865-1947), en 1895, alors qu'il était chef de clinique des Maladies mentales de la Facultée de médecine de Paris, médecin de l'Asile Sainte-Anne, avait réalisé une série d'enquêtes sur la supérioté intellectuelle. Les résultats de son enquête sur Emile Zola avait été publié en 1896 par la Société d'Editions Scientifiques (1). Si les travaux du docteur Toulouse étaient publiés dans les revues savantes, son goût pour la vulgarisation, sa volonté de faire connaitre au plus grand nombre ses théories hygiénistes, l'ont amenés à publier dans les revues et journaux grands publics. Depuis 1912, Toulouse dirige la revue Demain (2), Antonin Artaud collaborera à cette revue avec 7 textes ou poèmes entre 1920 et 1921. Il rassemblera et préfacera des textes de Toulouse pour une anthologie, publiée en 1923 aux Editions du "Progrès civique". Mais l'intention d'Artaud, alors inconnu, n'était pas que son nom apparaisse sur ce volume, il écrit au Docteur Toulouse : « Je n'ai en vue en vous demandant de laisser mon nom dans l'ombre, à propos de votre livre, et de ne pas signer la préface que l'intérêt même de ce livre. Le docteur Toulouse ne peut-être présenté par un inconnu. ». Aujourd'hui si le livre est encore recherché, c'est sans doute plus pour Antonin Artaud que pour les textes d'Edouard Toulouse.

(1) Zola mis en fiches. Edouard Toulouse.

(2) Demain. Efforts de pensée et de vie meilleures. Organe d'hygiène intégrale, pour la conduite de la vie intellectuelle, morale et physique.

Voir : Edouard Toulouse, Antonin Artaud et la revue Demain par Bernard Baillaud, en annexe à Artaud en revues sous la direction de Olivier Penot-Lacasagne, Melusine, L'Age d'Homme. 2005.

dimanche 13 décembre 2009

LIBRAIRIE FAUSTROLL 2 Catalogues



Depuis juin 2009 deux catalogues déjà pour la Librairie Faustroll, dont l'enseigne n'est pas trompeuse. Christophe Champion amateur de 'pataphysique, à l'occasion du cinquantenaire de la disparition de Boris Vian, lui consacra son premier catalogue, le deuxième, décembre 2009, offre un large choix en littérature, photographie et beaux-arts.


De son premier livre, Vercoquin et plancton (4 éditions proposées), aux chroniques et essais, toutes les activités, toutes les passions de Boris Vian sont représentées dans ce catalogue.
Le romancier, bien sûr, avec L'écume des jours - 2 E.O., 1 E.O avec mention, et 2 rééditions -, L'herbe rouge, - l'E.O et l'édition en poche -, L'arrache coeur - une splendide E.O. sur vélin, dans une reliure au décor d'électrocardiogramme, 2 S.P. de la même 1ère édition l'une avec envoi à Marcel Arland, l'autre ornée d'un envoi amical à Paul Guth, 1 une troisième séche de toutes traces d'encre, 1 édition anglaise, 1 réédition -.
Pour la période Vernon Sullivan et ses parodies de romans noirs américains, E.O et édition illustrée par Jean Boullet de J'irais cracher sur vos tombes, la plus part des éditions du Scorpion et les inédits chez Christian Bourgois.
Avec Cantilènes en gelée - Une E.O. 1 des 10 hors commerce, illustrée par Christiane Alanore et les poèmes reproduits en fac-similé, une autre sur papier courant, le numéro spécial d'Oblique -, Je voudrais pas crever - Bourgois et Pauvert - et Barnum's digest - E.O. illustrée par Jean Boullet - le Boris Vian poète n'est pas oublié.
Avec 24 numéros sont présentes les pièces de théâtre et les traductions du joueur de trompinette. Suit une rubrique Pataphysique où l'on trouve, entre autres, deux séries complètes des Cahiers du Collège de 'Pataphysique, et la série complète des Dossiers du même Collège.
On connaît l'importance de la musique et notamment du jazz dans la vie de Boris Vian, on trouvera donc les 134 premiers numéros de Jazz Hot, avec l'intégralité des textes publiés dans la revue du vivant de Vian, des numéros de Jazz News, les Chroniques de Jazz - Pauvert, 1986 - Une partition originale pour une chanson de Léo Campion, un programme dédicacé des 3 Baudets, des partitions, l'E.O. d'En avant la zizique, des recueils, témoignent de la forte trace laissé par Vian dans le domaine de la chanson.
Suivent des textes parus en revues, des études, revues et articles consacrée à l'éclectique talent de Vian. Pour terminer ce superbe catalogue, deux photographies, l'une avec Juliette Gréco au Club Saint Germain, par Georges Dudognon, l'autre prise par Jean Weber lors du banquet d'allégeance du Baron Mollet à l'Epi d'Or.


Une surprise de taille dans ce deuxième catalogue, un manuscrit de Gabriel de Lautrec (1), surprise car le Prince des humoristes, auteur des extraordinaires Poèmes en Prose, n'a pas plus souvent les honneurs des catalogues de libraires d'anciens que des rayonnages des libraires de neufs. Ce manuscrit est celui de "La définition de l'humour" essai figurant en tête de la traduction de Lautrec des Contes choisis de Mark Twain, publiée en 1900 au Mercure de France.
La Librairie Faustroll devait se pencher sur la liste des Livres Pairs figurant dans la bibliothèque du Docteur, et faire un choix parmi les 27 titres la constituant - Enluminures de Max Elskamp, E.O. sur Hollande, E.O. d'Aglavaine et Sélysette de Maurice Maeterlinck, Vers et Prose de Mallarmé, 2 E.O. d'Ubu Roi dont une avec envoi à Francis Viélé-Griffin !!, E.O. des Illuminations d'Arthur Rimbaud !! -
D'Alfred Jarry on trouvera 17 numéros dont un Messaline sur Hollande, et en collaboration avec Gourmont, trois numéros de L'Ymagier. De et sur Gourmont, Merlette, Le Fantôme sur Hollande, et 12 autres numéros. On trouvera encore 37 volumes de Raymond Queneau, L'Ecornifleur de Jules Renard illustré par Charles Huard (l'un des 15 sur Japon), 2 exemplaires de l'E.O. sur Japon de Locus Solus de Raymond Roussel (2) dont un avec envoi à Edmond Sée, et... mais je m'arrête là, demandez donc à recevoir ce catalogue de 476 numéros dont je n'ai donné ici qu'un court aperçu.


Librairie Faustroll
Christophe Champion
22, rue du Delta
75009 Paris
Tél : 06 67 17 08 42.
Vente par correspondance et sur rendez-vous

(2) Raymond Roussel sur Livrenblog : Raymond Roussel au théâtre. Le scandale de Locus Solus

Alfred Jarry sur Livrenblog : Les Jours et les Nuits d'Alfred Jarry par Emile Straus. Alfred Jarry : Premières publications. Messaline : Jarry - Dumont - Casanova - Champsaur. Ubu Roi par Martine et Papyrus. Alfred Jarry et Le Théâtre des Pantins. L'Almanach du Père Ubu par Martine. "Vive la France !" Le Théâtre des Pantins censuré. Le Père Ubu dans La Critique.



vendredi 11 décembre 2009

Jean AJALBERT par Rodolphe DARZENS




Rodolphe Darzens rédigea les deux volumes du Théâtre Libre illustré (1889-1891), recueil de brochures présentant les pièces jouées au théâtre fondé par André Antoine. En présentant son ami Jean Ajalbert il rappelle leur amitié datant du Lycée Condorcet (Fontanes jusqu'en 1883), les publications de jeunesse d'Ajalbert sous le peudonyme d'Hugues Marcy, leurs collaborations aux jeunes revues, leurs amis communs disparus, Charles de Tombeur, Fernand Icres et Ephraïm Mikaël. Darzens révèle posséder un manuscrit d'Ajalbert de quatre cent cinquante vers inédits ce qui ferait de l'auteur de Femmes et Paysages, un poète plus prolixe que sa production publiée ne laissait supposer.


Jean Ajalbert


Biographie littéraire



A l'âge que nous avons chacun, Jean Ajalbert et moi – l'un plus vieux que l'autre à peine de deux ans et si jeunes encore, puisque Jean Ajalbert, est né à Clichy en 1863, - quel étonnement de jeter un regard en arrière, après chaque nouvelle étape, et de s'apercevoir du chemin parcouru, déjà !
Ainsi il y a bientôt dix ans que nous suivons tous deux, non la même route, mais deux voies parallèles, de sorte que jamais nous ne nous sommes perdus de vue : et combien de fois, dans cette marche, vers un mystérieux inconnu, un soir de halte avons-nous mêlé nos souvenirs et rappelé le passé, en unissant nos espoir en l'avenir ?
L'Avenir ! L'inacessessible but... que nous voyons toujours à l'horizon tel qu'un mirage qui sans cesse se recule ; ce but que quelques-uns d'entre les camarades avec lesquels nous avons débuté au voyage n'ont même pas entr'aperçu ! N'est-ce pas ? C'est d'abord ce coeur si franc, Charles de Tombeur qui nous quittait ; un peu plus loin Fernand Icres, plus récemment Ephraïm Mikaël... d'autres encore.
Ces trois noms, comme il marquent bien trois époques de notre existence commune.
Tout d'abord, le Lycée Condorcet, et les premiers vers, au sortir des classes. Dois-je révéler le pseudonyme sous lequel Jean Ajalbert publia ces Juvenilia ? Il signait Hugues Marcy : et j'ai là, sous la main, un énorme recueil de prose et de poésie de cinq cent douze pages qui eut pour titre « La Ruche » (Oh ! Les sociétés littéraires d'antan :) où je trouve sous ce nom deux petits poèmes, Hivernale et ... Banlieue. C'était en 1883 : et le romancier futur d'En Amour silhouettait déjà en des vers d'une allure primesautière, les

Imbéciles qui savent être heureux,

dont il a si souvent depuis fait les sujets de son ironique observation. Et je possède de lui un curieux manuscrit datant de cette époque A travers Paris, quatre cent cinquante vers, absolument inédits.
Il avait à peine vingt ans alors et je me rappelle exactement l'impression qu'il me fit la première fois que je le vis. Je m'en souviens d'autant mieux que je la notai et que je viens de retrouver cette note en un tas d'anciennes écritures, au fond d'un tiroir qui supplée à ma mémoire.
La voici : « ... un bon visage, large, avec des lèvres sensuelles, des yeux allumés : il n'a ni barbe ni moustache, mais porte les cheveux châtain clairs un peu longs et très emmêlés ; il est court, bien campé ; un air d'insouciance que trahissent son élocution facile et sa vois où perce toujours une légère note malicieuse. En résumé, un peu la tournure d'un Courbet, mais d'un Courbet très jeune qui serait glabre et poète.
Oui, Jean Ajalbert était bien ainsi, à cette époque où il piochait dur en préparant son baccalauréat, et aux curieux de savoir l'opiniâtreté avec laquelle l'enfant qu'il était encore poursuivait ses études, je conseille de lire ce court roman, Le P'tit à plus d'un autre titre intéressant d'ailleurs, et qui en son genre, est, à mon avis, un fin chef-d'oeuvre.
Les premiers examens passés, ce fut l'Ecole de droit (Jean Ajalbert est actuellement avocat à la Cour d'appel de Paris), plus de liberté par conséquent, et alors d'assidues collaborations à un journal de Bruxelles, I'Etudiant et à une revue, belge également, dont la collection, fort rare, sera sûrement recherchée, si elle ne l'est déjà, La Basoche. Charles de Tombeur, mort à vingt-deux ans avait fondé ces deux publications et les dirigeait. Ce fut le point de départ de nos relations avec Mooris Maeterlinck, avec Charles van Lerberghe, avec Grégoire le Roy, ces poètes originaux, que ne nous a pas révélés M. Octave Mirbeau, relations que nous avons conservées toutes cordiales jusqu'aujourd'hui.


Cependant, à Paris, Jean Ajalbert publiait des vers un peu partout, principalement à la Jeune France où j'étais secrétaire de la rédaction, et présidait entre temps la Conférence Ortolan dont furent aussi Pierre Baudin, conseiller municipal de Paris, Raiberti le jeune député de Nice, M. Paul Bénard et bien d'autres que nous retrouvons à chaque détour de la route de la vie, et que nous saluons de loin.

A ce moment Jean Ajalbert recueillit ses premières poésies sous le titre de Sur le vif (vers impressionnistes), et Robert Caze dont la chère mémoire nous est toujours présente ainsi que la mort tragique, en écrivit la préface. Une chanson, parmi d'autres pièces curieuses mais trop longues pour être citées :

Au temps des fatigants labours,
Les vieilles restent dans les bourgs,
Tricotant ou filant la laine;
Et les filles — sabots aux mains —
Courent pieds nus, par les chemins
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

Le Breton gagne un pain amer,
Aux aventures de la mer
Parfois belle et parfois vilaine,
Habitant des flots incertains
Qui battent les récifs hautains
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

D'autres, semant le sarrasin,
Laboureurs du hameau voisin,
A la très sainte Madeleine
Ont dit un bout de chapelet.
Le flot monte sur le galet
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

La mer commence à se gonfler.
C'est le gros temps qui va souffler,
Toute la nuit, sans perdre haleine ;
On n'entendra pas les refrains
Qu'au retour chantent les marins
Dans le pays d'ille-et-Vilaine.

Pourtant, se laissant caresser
Par Pierre, sans peur de casser
A son corset une baleine,
Yvonne, les jambes en l'air,
Se signe quand passe un éclair
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine. [1]

Entre temps Jean Ajalbert publiait à la Pléiade, une revue éphémère que j'avais fondée avec Ephraïm Mikhaël, avec Pierre Quillard, avec Mooris Maeterlinck et d'autres amis d'alors, ses premiers essais de rythmes nouveaux : car dès lors, dédaigneux à la fois des écoles et des sentiers déjà tracés, il s'enfonce brutalement à travers les halliers de la forêt poétique, sanglier un peu, singulier surtout.

Il s'acharne avec l'âpre patience qui caractérise sa race — il est originaire des montagnes du Centre — à acquérir une personnelle originalité, et cela sans avoir recours à de charlatanesques et absurdes phraséologies. Les lauriers décadents ne l'empêchent pas de dormir (il a protesté maintes fois et avec raison contre cette épithète) voire mène de ronfler sans doute, en faisant de doux rêves, et bien souvent, les yeux clos et la bouche ouverte, il a dû rire en lui-même à cette époque « des poètes qui ont tout de même fait un beau vers » ainsi qu'il l'affirmait malicieusement.

Il était alors secrétaire de la rédaction de la Revue Indépendante, de celle qu'avait fondée et dirigée Edouard Dujardin (et qui depuis de chute en chute...) et il publiait coup sur coup deux albums de vers, Paysages de Femmes, Sur les Talus, tous deux pleins d'exquises choses.

Sur les Talus, c'est l'histoire d'une liaison, dont le poète retrace ingénieusement toutes les phases en des vers toujours pittoresques et précis, soit qu'ils décrivent un paysage, soit qu'ils notent un sentiment. Et, tenez, c'est Elle qui vient :


Voici qu'elle arrive par les glaci

En corsage et en toque cramoisis

Dans la robe ondulante et qui froufroute.
.........................................................

Ses cheveux qui s'ébouriffent un peu

Dissolvent de l'or en son regard bleu.

Et maintenant, à travers des rythmes aussi divers que les sentiments qu'ils expriment, se déroule le récit de cet amour, — un entre tous ! — depuis la rencontre première, les aveux, la chute... jusqu'à la finale lassitude. Alors la rupture : mais comment dire — oh la jolie gaucherie de ce vers ! —

Qu'on ne pourra plus se revoir ?

Car on craint une scène, et pour se déterminer à l'adieu, on use de ces petits moyens objectifs et naïfs qu'inventent les enfants et les amoureux :

Je me donne du temps jusqu'au rond-point, là-bas,

Là-bas, où d'habitude elle ma quitte, en sorte

Qu'à ce moment l'émotion sera moins forte.

Et je me promets que je ne faiblirai pas !


Hélas on faiblit toujours. Seulement la lassitude d'aimer est réciproque, et comme Il se décide pas à parler, c'est Elle qui le fait :

Je ne suis pas sûre aujourd'hui d'un rendez-vous,

Mais je récrirai...


Elle me dit cela comme une bagatelle !


« Elle me dit cela comme une bagatelle ! » C'est fini : ils se quittent, sachant bien qu'ils ne se reverront plus, certaine, elle, de ne pas écrire ; persuadé lui, que la lettre promise ne lui parviendra pas.

J'ai pris plaisir a exposer, aussi succinctement que possible d'ailleurs, le sujet de ce conte en vers, par la raison qu'il donne bien la note caractéristique de la poésie de Jean Ajalbert, et parce que tout récemment le poète l'a reprise, après avoir paru l'abandonner quelque temps, au cours de ses actives collaborations au supplément littéraire du Figaro, à la Revue d'Aujourd'hui (qui eut laprimeur de ce curieux roman En Amour et plus récemment au Gil Blas.

Deux volumes, malgré cela, vont paraître chez Tresse et Stock : l'un, des nouvelles, Les Amours de Banlieue, l'autre, réunissant toutes ses poésies, éditées ou inédites, Femmes et Paysages. En même temps la maison E. Dentu annonce de lui Complice (dans la collection Félicien Rops) et un livre sur l'Auvergne. Car Jean Ajalbert est un voyageur intrépide : il passe dix mois de l'année à la campagne, au Cantal ou en Bretagne, en Alsace ou en Suisse, travaillant sans cesse, par monts et par vaux. Peu lui chaut, l'opinion des uns ou des autres : il tient à l'estime littéraire d'écrivains tels qu'Edmond de Goncourt, Emile Zola et Alphonse Daudet ; à l'amitié de quelques camarades d'enfance, et se soucie du reste moins que d'une guigne ; lisez plutôt ces ligues qu'il m'adresse au sujet de la pièce qu'il a tirée du roman La Fille Elisa :


Merci, mon excellent ami ; dès longtemps d'ailleurs je sais qu'en ta main loyale je puis mettre la mienne. Et en songeant tous deux à notre fraternité jamais démentie, que nous importent, n'est-ce pas, les injures et les haines, les calomnies et les insultes, de ceux qui, par exemple, ont besoin de mendier des certificats de moralité ?

Ayons donc, pour ces gens-là, l'indifférence sceptique dont fait profession envers eux, un homme de talent et d'esprit, M. Alphonse Daudet.




[1] Cette "Chanson d'Ille-et-Vilaine", parue dans Le Parnasse - Organe des concours littéraires (n° 82, 16 juillet 1884, p. 3). Le poème parut, retravaillé, une nouvelle fois dans L'Artiste de décembre 1886, sous le titre "Paysage breton", avant d'être recueilli dans Femmes et Paysages (Tresse & Stock, Paris, 1891), avec d'autres variantes, sous le simple titre de "Chanson". Je retrouve la copie d'une lettre d'Ajalbert, datée du 23 mai 1939 de Vic sur Cère, à un destinataire inconnu, qui lui demande des renseignements sur ce poème :
« Cher Monsieur,
Loin de mes livre, je ne peux bien vous renseigner... Ces vers - de jeunesse - ont bien l'air de faire parti de la fière Chanson d'Ille et Vilaine. Par d'autres temps, nous pourrons nous rencontrer, - et devant l'exemplaire - je serais plus affirmatif.
Mais en fait cette chanson doit figurer dans mes Poésies (!) complètes / Femmes et Paysages / que vous trouverais sans doute à la Bibli. Nationale. J'ai le volume mais à Paris. Nous éluciderons quand les temps le permettront...»

Voir sur Les Féeries Intérieures : La petite anthologie magnifique : poèmes de Jehan Ajalbert, Ephraïm Mikhaël et Jules Méry.

Rodolphe Darzens (1865-1938) : Poète, lutteur, marchand de bicyclettes, coureur automobile, secrétaire du Théâtre Antoine, directeur de théâtre, traducteur d'Ibsen, amateur de duel, il restera comme l'éditeur d'oeuvres inédites de Rimbaud en 1891 (Le Reliquaire) et comme le premier à avoir mené des recherches sur « l'homme aux semelles de vent », recherches dont la famille Rimbaud empêcha la publication.

Il est l'auteur de La Nuit, poésie (Jouve, 1885) - Le Psautier de l'amie, poésie - Pages en prose (Moscou, impr. de F. F. Aeby, 1887) - Strophes artificielles (Lemerre, 1888) - L'Amante du Christ, scène évangélique, avec frontispice de Félicien Rops (Lemerre, 1888 - Réd. Charpentier & Fasquelle, 1900) - Les Egyptiennes, Les Sénégalaises, plaquettes sous couvertures illustrées par Jules Chéret, aquarelles et dessins de Lucien Métivet (Plon) - Nuits à Paris illustrés de 100 croquis par Willette (E. Dentu 1889, réed. Viviane Hamy 2000) - Poèmes d'amour (1895) - Hukko Till, frontispice par Chéret (E. Dentu, 1891) - Scénario. Cartes postales... "Lorenza", ballet en 3 tableaux, musique de M. Frank Alfano (Sceaux : impr. de E. Charaire, 1901) - Amour de clown (P. Lamm, 1902) - Traduction : Les Revenants d'Henrik Ibsen (Tresse et Stock, 1890) - Préface au Reliquaire d'Arthur Rimbaud (L. Genonceaux, 1891).

Sur Darzens voir de Jean-Jacques Lefrère : Les Saisons littéraires de Rodolphe Darzens chez Fayard.

Théâtre-Libre Illustré : Henry Fèvre interviewé par Rodolphe Darzens. Georges Lecomte, biographie littéraire par Rodolphe Darzens. Auguste Linert.

Sur le groupe de Fontanes, la Pléiade, la Basoche, la Jeune France, voir sur Livrenblog : Les Décadents par Ephraïm Mikhaël. Grégoire Le Roy par Pierre Quillard.