vendredi 12 novembre 2010

Emile Goudeau


Emile Goudeau

Les Fous

Le Vertige noir les invite
A gambiller sur le chemin :
Les Fous vont vite, vite, vite !...
Sait-on qui sera fou demain ?

Vers le socle où git la Fortune,
Vache d'or qui n'a plus de lait,
Vers le portique où se complait
La Gloire, fille de la Lune,
Vers les Honneurs et vers les Croix,
On ouït une douce voix
Hélant les passants à la brune :
C'est Paris, la Cité-Catin,
Faisan de son corps un butin,
Qui, dans une pose câline,
Dit tout bas : « Joli brun, beau blond,
« As-tu des reins, jeune étalons ?
« Arrive, je suis Messaline ! »
Ils viennent tous, les inventeurs,
Les poètes, les politiques,
Les élus des mathématiques,
Les pianistes, les sculpteurs ;
Et la Reine des Capitales
Sur tant de forces génitales
Allonge ses flancs tentateurs.
Ce sont d'affreuses aventures
Mettant les nerfs sous pression,
A faire craquer les jointures ;
Et l'orgueil, et la passion,
Et le souci des grandes œuvres,
Et les lèvres des filles-pieuvres,
La soif ardente du nouveau,
Et la malveillance des Sphinges,
Font sauter les triples méninges
Dans la chaudière du cerveau.

Pan ! Félure ! Pan-pan ! Lacune !
Et ceux qui cherchaient à tâtons
La gloire, l'amour, la fortune,
Sous le rire blanc de la Lune
Vont peupler les noirs Charentons ;
Jusqu'à ce que, compatissante,
La Mort, qui, seule, ne ment pas,
Ait pitié de leur âme absente,
Et les reçoive dans ses draps,
Tandis qu'un nouveau fol hérite
De celui qui passe la main...

Les Fous vont vite, vite, vite !...
Sait-on qui sera fou demain ?

Qui songe comme Baudelaire
Sentit sur son front entêté
Le vent de l'imbécillité
Passer en souffle de colère ?
Qui se souvient de Du Boys ?
Et de la Belle au teint de lys
Pâle comme une aurore claire ?
A-t-on vu, las de s'ennuyer,
Pétrus Lycanthrope, aboyer ?
Et Gérard de Nerval, farouche,
Suspendu comme un écriteau
- Dernier songe, et dernier tréteau
- A l'huis d'une taverne louche ?

Mais naguère ce fut Cœdès,
Qui peuplé de sa fantaisie
L'épinette la plus moisie ;
Et ce fut aussi Gil-Perès,
Qui savait, comme un aspergès,
Jeter le rire à la volée
Sur la foule bariolée ;
Et ce fut Guyot-Montpayroux,
Mauvais légat et bon fumiste,
Ernest Dubreuil, le librettiste,
Et tant d'autres si joyeux... Fous !
Soudain leur crâne s'échevèle,
Étalant, à nu, leur cervelle,
Où la névrose fait des trous...
Et ce fut André Gill, dont l'âme
Semblait chanter l'épithalame
De la joie et du grand soleil,
Et qui, pour goûter quelque rêve,
S'étant endormi sur la grève,
Trouva la Folie au réveil...
Et, toujours, d'autres encor, d'autres !
Certains, vifs comme des pinsons,
Plusieurs, lents comme des apôtres :
De cent mille et une façons
La Folie a des hameçons
Pour tous les genres de poissons.
A peine leur fait-elle un signe,
Ils dansent au bout de la ligne :
Ici drames, et là chansons.
C'est un inventeur de génie
Gaulard, que son pays renie,
Et qui se proclame un jour dieu.
C'est Sapeck, le railleur fantasque,
Dont la gaité ne fut qu'un masque
Qui se décolla peu à peu...
Hier Maupassant !...
Le sort morose
Dont la liste n'est jamais close,
N'a pas roulé le parchemin,
Sur lequel écrit la névrose...
Sait-on qui sera fou demain ?

Tel qui rit, et chante à la vie,
Et, d'une lèvre inassouvie,
Boit l'avenir comme un vin pur ;
Tel qui, sur sa pipe allumée,
Voit voltiger la fumée
Les espoirs nuancés d'azur ;
Tel qui, sous un rayon de lune,
Suit la danse de la fortune,
Va, tout à l'heure, mort-vivant,
Sentir, par une âpre veillée,
Que sa cervelle éparpillée
Se fond à jamais dans le vent...

Le Vertige noir les invite
A gambiller sur le chemin :
Les Fous vont vite, vite, vite !...
Sait-ont qui sera fou demain ?

Astre mort, ô Lune damnée !...
Suivons, suivons la destinée !
Sait-on qui sera fou demain .

Emile Goudeau (1)

(1) N. B. - La signature de l'auteur n'est pas une réponse à la question, cela soit dit pour les railleurs pince-sans-rire.

Gil Blas illustré, 15 décembre 1895.

L'Académie Goncourt

Emile Goudeau

Si je place Emile Goudeau à la tête de cette série de portraits où les jeunes défileront (ceux de l'aurore bien entendu, et non pas ceux du crépuscule qui meurt), c'est qu'il a mérité par la largeur synthétique de son talent et cette bonhomie d'artiste ouvert à toutes les idées neuves le titre de « prince de la jeunesse » dont l'a décoré Camille de Sainte-Croix. J'ai sous les yeux le portrait du poète des Fleurs de Bitume (Dessin de Luque, dans les Hommes d'aujourd'hui). Il dit des vers, à cheval sur une tête de mort qu'habitent des helminthes ; une main tient une coupe bientôt vide, tandis que l'autre agite un flacon de champagne débouché. Et la ressemblance du visage, à travers une volonté de caricature, est frappante. Ne dirait-on pas quelque Lamartine moderne, prêt à chanter les bons becs de gaz qui sont les phares du poète attardé à sortir des Hydropathes ? Quelque chose de brutal et de doux, de violent et de timide, des yeux énormes de fauve qui roulent formidables avec des regards bienfaisants, et ce nez que Saturne a prolongé comme une enquête scientifique et littéraire, ces cheveux crépus et drus de lutteur et la barbe courte du gentleman, - tout Goudeau est dans cette physionomie si vivante et si mouvante et inoubliable certes quand on l'a fixée une fois.

J'eus la bonne fortune en arrivant à Paris de frapper à sa porte. Je trouvai tout de suite un grand frère, qui me conseilla, me dirigea, et ne fut jamais perfide. Et en l'écoutant, je m'aperçus que les bons ferments que je portais en moi de vie humaine et stridente fructifieraient. Nous, les nouveaux venus, nous avons pris l'habitude pernicieuse de trop chérir les musiques énervantes, les tableaux indécis de lignes où défaillent de primitives langueurs, et ces vers où frissonnent d'incomprises rêveries de bibliomane exalté. Volontiers devant le contour flottant des Botticelli, le geste ingénu des Burn Jones, la grâce formidable des Moreau, nous mourrions d'une extase contemplative et inutile ; oh ! des coussins et derrière la palpitation des draperies légères des accords nerveux qui s'éteignent !... Et nous oublierions les vagues, les arbres, le soleil et ces douces étoiles et ce grand ciel, - et la rue, que diable ! La rue avec ses femmes, ses chevaux, ses voitures, son bruit d'humanité roulante, - nous oublierions la vie réelle qu'il faut bien réaliser si l'on veut être artiste qui dure. « Oassant sois moderne ! » dit l'inscription célèbre d'un cabaret de Montmartre.
Moderne, personne ne l'a été plus qu'Émile Goudeau. Paris avec son âme de vice, de bataille et de douleur il l'a exalté avec de larges cris et au fond de la voix une tendresse pour les vaincus; « La Revanche des Bêtes et des Fleurs » est un des chefs-d'oeuvre du genre. Dans le poème de Chavirette, où la fille de joie étale ses plaies et ses hontes, j'ai trouvé ces admirables vers :

Comme l'âne très vieux, très sourd, très las, très lâche,
En souvenir des coups garde un œil attendri,
Comme l'arbre tombé sous les coups de la buche
Semble saigner et dont les branches ont un cri,
Elle a l'instinct et les ressentiments moroses,
La lamentation de tout ce qui périt,
Et ses pleurs sont pareils à la plaintes des choses.

Ah ! Pourquoi les hommes ont-ils sottement créé la souffrance inutile ? Une des forces du poète des Fleurs de Bitume et des Poèmes ironiques, c'est d'avoir eu l'horreur de cette atmosphère douloureuse qui comme un manteau d'épaisse brume enveloppe la terre.

Donc ce n'est pas un jongleur de paroles qui s'offre à notre analyse, c'est un de ceux qui, à l'instar de Musset, de Byron et de Vigny ont été les martyrs d'un attendrissement immense. Les romans d'Emile Goudeau consolident et étagent l'édifice de révolte que dressent ses vers. Des problèmes de psychologie profonde et sérieuse ; c'est le Froc, la Vache enragée. De hautes questions sociales, politiques et mystiques traitées par un cerveau élargi de penseur du XXe siècle ; c'est Corruptrice et le prochain roman que Charpentier nous révélera et dont je n'ai pas le droit de soulever le mystère. Ah ! Ce qui me poigne en toutes ces pages, c'est les rires sincères et les vraies larmes et cette ironie furieuse d'un cœur blessé qu'éclaire une raison vigilante !
Je publierai incessamment dans Gil Blas parmi ma série des Initiés, le portrait magique de Goudeau et j'y renvoie ceux de mes lecteurs qu'intéressent les divers aspects des hommes.

Jules Bois.

La France Moderne, 2e année, n° 3, du 23 janvier au 5 février 1890

Jean Lombard dans La France Moderne.



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