La reproduction de l'article de Francis Vielé-Griffin (La Plume, N° 119, 1er avril 1894), sur Paul Adam que je donne aujourd'hui, permettra de mieux appréhender les débuts de l'oeuvre, foisonnante, de l'auteur du Troupeau de Clarisse. La grande diversité et l'abondance des oeuvres de Paul Adam, brouillent l'image que l'on peut aujourd'hui avoir de celle-ci. Les idées, si « personnelles », de l'auteur ne facilitent pas plus de synthétiser facilement l'oeuvre de celui que Lucien Muhlfeld dans la Revue Blanche (1), appelait « un dominicain blanquiste » - « Un anarchisme catholique, voilà au juste la tendance et le goût de Paul Adam », note t'il dans le même article. A noter l'importance accordée par Francis Vielé-Griffin aux rencontres et discussions qui eurent lieu dans le salon de Robert Caze, pour la naissance du Symbolisme.
(1) N° 16 février 1893. Chronique de la littérature.
Est né à Paris le 7 décembre 1862. Sa famille originaire de l'Artois et des Flandres qui parti de Rascie (Serbie actuelle) vinrent s'établir dans le Comtat, après la prise de Constantinople et obtinrent du Pape la seigneurie de Flassan, près Carpentras. Le dernier de la race fut un diplomate du Congrès de Vienne et a laissé une Histoire diplomatique de la France, c'est le beau-frère de l'aïeule de notre auteur : des alliances nombreuses ayant uni les deux familles depuis la fin du XVIe siècle.
Le bisaïeul paternel de l'auteur des Princesses byzantines, d'abord aide de camp de Moreau, puis compromis dans la conspiration célèbre ; eut les deux jambes amputées par un boulet, à Wagram : l'aïeul fit toutes les campagnes du premier Empire , assista au passage de la Bérésina, puis rentré en France, fut maintenu dans le grade de major par le gouvernement de la Restauration, à cause de son attitude opposante. Officier de la Légion d'honneur et chevalier de St-Louis il reprit son influence sous le second Empire. Son fils eut le titre de directeur des Postes de la Maison impériale. Les opinions républicaines non dissimulées de ce dernier le brouille avec la cour de Napoléon III ; il mourut en 1878 laissant un fils Paul Auguste Marie Adam Raxi-Flassan, âgé aujourd'hui de 31 ans et auteur des Volontés Merveilleuses et de l'Epoque.
L'histoire de cette famille ayant manifesté, dans tous les temps, une vive opposition aux autorités établies, nous prépare à trouver dans le rejeton de la race l'adversaire fatal des institutions du siècle.
En 1889, il gagnait aux élections législatives quatre mille voix socialistes ; et l'on sait sa récente attitude au procès de l'anarchiste Jean Grave, avec lequel il se déclara, en plein tribunal, très glorieux de solidariser.
Aussi : le premier livre de Paul Adam, Chair Molle, outrant jusqu'à l'excès la thèse morale du naturalisme, lui valut-il de passer en Cour d'assise le 10 août 1885, à l'âge de 22 ans. Dans ce volume, le jeune romancier, commençant la campagne qu'il mènera désormais sans relâche contre l'exagération des doctrines littéraires enclines à placer le bonheur de l'homme dans l'amour – sentimentalité ou débauche – traça un sinistre tableau de la vie d'une basse courtisane que pourrit la maladie et qu'exploitent les amants. Ce volume contenait si bien déjà en germe, toute l'oeuvre de l'écrivain actuel qu'il marquait, comme seule période de bonheur pour la triste héroïne, la partie de son existence passé dans le couvent où les religieuses l'ont accueillie. - A son apparition, le volume eut un grand succès et suscita dans la presse des appréciations très favorables de MM. Scholl, Henry Fouquier, etc... Dans trois articles ignobles, Francisque Sarcey, réclama des poursuites contre le livre dont M. Henri Rochefort prit la défense.
Sans plus donner au tumulte de la bataille littéraire Paul Adam publiait un an après, Soi, étude d'une psychologie très fouillée de la vie d'une honnête femme. De curieuses innovations de style annoncent déjà le renouveau symboliste dont notre auteur fut un des protagonistes les plus ardents.
C'est vers cette époque que je connus Paul Adam, dans le salon de Robert Caze, le sincère observateur de la vie à qui l'on doit l'Elève Gendrevin, et qui fut tué si malheureusement en duel quelques mois plus tard [I]. Là se réunissait toute une élite artistique et littéraire : Henri de Régnier, Huysmans, Jean Morèas, Rodolphe Darzens, Jean Ajalbert, Alex. Thausserat, Leo Trezenik, le directeur de Lutèce, les impressionnistes Raffaelli, Fénéon, Signac, Seurat, les deux Pissaro et jusqu'au poète mobile Jean Rameau, tête de Turc tout indiqué pour la verve alors plaisante du Palicare Moréas. C'est dans ce salon naturaliste que naquit le « Symbolisme ».
Des discussions fort profondes préparèrent le mouvement : on commençait à reconnaître que la théorie naturaliste judicieuse et maîtresse en son expression même, se taxait d'infériorité en ce qu'elle avait de restrictif. Pour tout ramenait à la sensation et à l'instinct, elle avait trop négligé le côté mental de l'activité humaine ; pour atténuer le mensonge assez bas du sentimentalisme antécédent (Feuillet, About, etc...) elle niait les tendances intellectuelles et généreuses de l'homme qui cherche quelquefois, cependant, « à parer le décor de la conscience ». D'autre part, la grande négligence de style affichée par les véristes, outranciers jusqu'à la sottise, semblait devoir rabaisser l'oeuvre d'écrire à une besogne de transcription.
On se souvenait des dernières pages de Chair Molle, de l'agonie de l'héroïne si littérairement horrible, du sensualisme subtile de la Marthe de Soi : une alliance se forma entre le jeune écrivain, Jean Moréas, Ajalbert, Jules Laforgue, Kahn, Fénéon, etc... L'Ephémère Symboliste (4 nos) était né.
En août 1886 parut le Thé chez Miranda, qui émotionna les deux hémisphères (je parle sans la moindre exagération) et du coup, mit à nu, la bassesse d'âme et l'imbécillité des chroniqueurs de ces temps déjà anciens ; ce fut le principal service rendu par cette plaisante tentative. Trois ans durant les journaux devaient injurier, nier voir maudire l'effort des écrivains nouveaux pour qui Paul Adam formula cette définition, désormais classique : l'Art est l'oeuvre d'inscrire un dogme dans un symbole. Voyons quels dogmes s'inscrivent dans l'oeuvre symbolique de l'auteur des Volontés Merveilleuses.
Mais disons auparavant, et bien que les limites de cet article nous forcent à être incomplets que, pendant la période de lutte, Paul Adam, se rappela la besogne des ancêtres : Dans la Vogue, avec Gustave Kahn, Laforgue, Merrill, dans le Symboliste, la Revue Indépendante, il polémique, oeuvre, formule avec violence et obstination. Citons : l'Esthétique nouvelle qui suscita une longue réplique dans la Nouvelle Revue. Le Maître du Néant (Emile Zola) paru dans le 1er n° de la Grande Revue. Paroles, très curieux article politique. Entre temps, il fonde la Vie franco-russe. Cependant les grands journaux, hésitent à l'accueillir, et le romancier grâce à cet ostracisme l'emporte sur le polémiste :
CHAIR MOLLE (dont nous parlions, plus haut) 1885, Brancart, édit. Brux. Épuisé. - Histoire d'une fille publique qui ne trouve de repos que dans la mysticité offerte par la règle d'un refuge pour filles repenties où quelques temps elle réside, entre le lupanar et l'hôpital. Déjà les tendances du moraliste sévère de la Critique des Moeurs se manifestent dans ce volume où le mépris du sexe s'hyperbolise de page en page.
SOI, 1886 Tresse et Stock, édit. - Psychologie de la femme honnête que son orgueil protège contre toute déchéance. Elle se complaît, très heureuse, à se nourrir le corps de succulences gastronomiques, l'esprit de sensations d'un art bourgeois immédiat. Autour d'elle les gens s'accouplent et elle les dédaigne. Selon ses idées elle tente d'élever un jeune garçon qui, lui aussi, la puberté venue, passe à la chair. Seule, en somme, des autres, elle connaît le bonheur, par vertu.
LA GLÈBE, 1886 Tresse & Stock, édit. - La solitude absorbe l'homme des champs et l'affole ; l'homme est conquis par la terre ; il devient une bête passionnée et instinctive. Étude sur l'alcoolique.
ETRE, 1887, Decaux, édit. - Le premier volume de la série intitulée Les Volontés merveilleuses. Au commencement du XVe siècle, une âme de magicienne évolue du Bien au Mal, parmi des décors d'une reconstitution scrupuleuse. Mahaud, assiégée dans son château, emploie son pouvoir pour se délivrer au lieu de le garder intacte à l'unique fin d'élever son âme vers l'infini. Elle objective son désir et sa force et lentement se dégrade l'âme. Victorieuse, elle entraîne des soldats au pillage du pays, victime d'un rythme plus puisant qu'elle même, le rythme de la destruction évoquée. De chute en chute, elle devient esclave de son corps, luxurieuse. Elle appelle la caresse des esprits immondes sur sa chair, et celles, aussi d'un homme. Alors la sorcellerie lma conquiert. (La description du Sabbat que contient ce volume fait foi auprès du monde occultiste, comme la plus complète.) Le tribunal de l'Église appréhende la sorcière. Dans la prison, Mahaud reconnaît sa déchéance et désire se racheter. Elle demande instamment la mort pour sa rédemption, reconnaît dans le symbole du Christ tout ce qu 'elle a inutilement cherché ; et, purifiée par la flamme du bûcher, elle s'unit aux essences célestes ; cependant que son armée entraînée par le rythme de destruction continue à parcourir le monde, jusqu'au jour où elle est poussée à la mer par un peuple de nègres, vaincue, noyée.
EN DÉCOR, 1888, Revue Indépendante puis 1891, Savine édit. - Le jeune homme aime. En une femme, comme en un ostensoir, il dépose l'hostie de la foie, de ses espoirs. Mais l'ostensoir, plus que l'hostie, le tente et accapare son voeu. Il s'éprend d'un seul décor de l'amour sans voir la force animique incluse en lui : la seule beauté. Le décor se ternit et s'effondre. La douleur enveloppe l'homme qui s'évade de la vie pour la contemplation cosmogonique de Dieu. Alors dans l'image de l'univers, et dans la beauté des forces éternelles, il retrouve, autrement parfaites, les formes admirées dans l'humble tentatrice : il embrasse l'hostie sans se souvenir plus de l'ostensoir brisé.
L'ESSENCE DU SOLEIL, 1890, Tresse et Stock, édit. - Une idée de puissance se répand entre quatre cerveaux d'aventuriers. Ils fondent une banque. Le livre étudie l'évolution de cette idée qui détruit certaines de ces formes humaines, en exalte d'autres, pousse celles-ci à leur apogée, annihile celles-là. Ce livre, le dernier et le plus puissant des Volontés merveilleuses, est la tentative d'une sorte de roman nouveau où l'idée serait le héros et les personnages des accessoires adventices, des sortes de costumes pour l'idée en étude. Il réalise ce dogme philosophique si souvent exprimé par Paul Adam : que l'idée seule vit, que les êtres sont des organismes sans valeur personnelle et immédiate, des bouches éphémères par où le Verbe s'exprime.
L'ÉPOQUE, E. Kolb, édit. 1891-92-93 – qui comprend dans sa IIe série Robes rouges, le Vice filial, les Coeurs utiles – est comme une tentative de vulgarisation pour les idées émises dans les Volontés merveilleuses : Robes rouges offre une satyre psychologique du magistrat ; le Vice filial, une autre du débauché artiste, les Coeurs utiles une vision de gens très intelligents, hommes et femmes, dénués de scrupule et qui réussissent en exploitant la passion des simples à l'aide d'une extraordinaire fille, Maïa. La Ier série de l'Époque était composée de Chair molle, Soi, la Glèbe, et les deux donnent ainsi une suite de monographies sociales, allant des intelligences les plus humbles – celle de la fille publique et de son entourage – jusque – et avec les Coeurs utiles – les âmes les plus subtiles et les plus fiévreusement actives. Avec le Mystère des foules M. Paul Adam se propose de faire la synthèse de ces études sociales.
Dans chacun de ces essais M. Paul Adam combat l'instinct et le péché avec des diatribes toutes catholiques ; il en montre la splendeur tuante et la bassesse, alternées ; c'est comme une oeuvre de haute moralisation, surtout de Guerre au mensonge que complète le volume si célèbre de la Critique des Moeurs où parurent les chapitres de polémique ardente dont les plus connus sont : De l'Amant, de la jeune fille, de l'Épouse, Excitation à la Révolte, Invectives au mendiant, Éloge de Ravachol [II], Grandeur future de l'avare, maints autres.
Cette nomenclature se compléterait par l'énumération d'autres études parues au Figaro, au Gil Blas, à l'Éclair, au Journal, aux Entretiens politiques et littéraires, à la Grande Revue, à la Revue Blanche... Citons d'abord la critique de l'influence de Renan qui parut en trois articles : De Renan au Père Didon, la Vertu, l'Apôtre du Temps Positif. Puis, la Critique du Socialisme et de l'Anarchie, des chapitres de morale sur les courtisanes, les danses serpentines, le souci du ventre, le patriotisme, etc., etc...
Les qualités différentes que contiennent les écrits si nombreux se marquent pourtant d'un ferme caractère d'unité. Tous tendent à nier que les formes de croyances en usage aient une réalité heureuse, tant comme modes de spiritualité que comme modes de vie. Elles sont en tout cas perpétuellement contradictoires du principe à l'acte ; et pour le dilettante, il n'a plus qu'à se créer un décor complètement libéré des apparences et des épisodes ordinaires de la vie. Le livre des Images sentimentales (Ollendorf, 1893), divisé en deux parties distinctes, note cet état d'âme. Une étude d'enfance heurtée par le monde, les caprices d'autrui, elle se libère par la révolte et produit, les phases de passions écoulées, une sorte de contemplateur persuadé de l'inutilité de l'effort et de la douleur.
Cette oeuvre trouvera sa conclusion dans le poème Dieu, en préparation, et dont les Entretiens donnèrent une partie. La philosophie ésotérique du Christianisme s'y révèle. C'est comme une suite aux beaux travaux de Fabre d'Olivet sur le Sepher Bereschit. M/ P. Adam se propose, ce poème fini, d'en extraire un catéchisme pour les enfants, destiné à combattre l'athéisme de M. Renan, cet autre Jean Macé, moins méconnu.
Ensuite deux oeuvres historiques occuperont la vie de l'écrivain. Une Histoire de Byzance, dont le volume d'introduction vient de s 'épuiser en moins d'un an à la librairie Firmin-Didot, puis une Histoire de la Papauté qu'il composera avec une impartialité sans doute curieuse.
Paul Adam a écrit des drames. Le premier l'Automne, fait en collaboration avec le délicat écrivain de l'Embarquement pour ailleurs, a été représenté ce mois, malgré les ennuis de toutes sortes suscités... mais l'histoire est d'hier et de demain [III].
Pour clore cette hâtive esquisse, presque exclusivement documentaire et qu'il me fut impossible d'abréger, de l'admirable Paul Adam et de son oeuvre, louons l'incroyable force intellectuelle de cet écrivain dont la volonté, « merveilleuse », certes, peut dompter quatorze heures durant toutes les lassitudes de l'esprit et du corps, triomphant de la douleur physique au point qu'elle analysa, avec une sorte de joie, les phases successives d'une torturante opération que dut subir, il y a un an, le poète de Dieu, affirmant, ainsi, comme par un exemple physique et immédiat, « que l'Idée seule importe ».
Francis Vielé-Griffin.
Février 93.
[II] A lire sur Livrenblog : Ravachol de Paul Adam au Petit Journal
[III] L'Automne (Ernest Kolb, 1893), écrite en collaboration avec Gabriel Mourey, fut interdite par la censure le 3 février 1893, puis jouée en 1894 par la troupe du Théâtre-Libre, sur la scène de la Comédie-Parisienne. Le ministre de l'Intérieur, voulait que fut retranché de la pièce « tout ce qui concerne la grève ou renoncer ». L'Automne rappelait les massacres qui avaient eut lieu en 1869 dans le bassin minier de Saint-Etienne, à la Ricamarie, où les troupes tirèrent sur les grévistes. Barrès, député de Nancy, portera l'affaire devant la chambre des députés.
Sur Paul Adam et le Symbolisme voir sur Livrenblog : Paul Adam : Préface à L'Art Symboliste de Georges Vanor
Un article, sur Livrenblog, d'Adolphe Retté sur Francis Vielé-Griffin : Francis Vielé-Griffin. Adolphe Retté. Edouard Dubus.
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