mercredi 22 décembre 2010

Henry Bataille



Lettre de Henry Bataille à Alfred Vallette

Mon cher ami

Si je l'ai oublié voulez vous faire remettre un exemplaire de Ton Sang (1) à Mr Pioch de ma part, avec le regret de ne pouvoir apposer de dédicace.
Est-ce-que le Masque de Gourmont est supprimé tout à fait ou simplement ajourné ? (2)
Envoyez moi le prochain Mercure à Grasse Hôtel du Commerce svp ?
Merci, et amitiés sincères de votre

Henry Bataille
[suit, d'une encre différente, une ligne (?), pour Rachilde]

(1) Ton sang, tragédie contemporaine en 4 actes, précédé de La Lépreuse, fut publié par le Mercure de France en 1898.
(2) Le "masque" d'Henry Bataille, par Remy de Gourmont, figure dans le IIe Livre des Masques, publié en 1898 au Mercure de France.




LA DOULEUR MODERNE

La Douleur nous l'avons tous heurtée sans le savoir.
On disait qu'elle était dans la foule vaguement.
C'est une femme comme les autres, en noir,
Très difficile à distinguer. et l'on sait seulement
Qu'elle porte à la main un grand sac de voyage,
Et qu'elle est pauvre, et qu'elle a être jolie.
Et, vous voyez, c'est un signalement bien vague,
Qui lui prête avec nous une ressemblance infinie.
Nous l'avons tous heurtée, nous avons dit pardon,
Et très mélancolique elle nous a souri.
Il semble bien qu'on l'aie déjà rencontrée. Mais, songe-t-on,
Les visages sont si semblables dans la vie !...

O la douleur, la grande douleur d'aujourd'hui !

Elle s'endort à la lueur lugubre des wagons,
Et plaque ses yeux lourds à la portière ouverte,
Silencieuse et machinale où nous allons, où nous a11ons...
L'odeur des châtaigniers et de la plaine verte
Entre, siffle et retombe aux côtés de la voie.
Loin des beaux peupliers qui demeurent là-bas,
Elle se laisse aller, les épaules collées
A la douceur de ce qui l'emporte...
Et quand la nuit est bien définitive ou par trop forte,
On voit son œil ouvert qui regarde.

Elle veille. Elle écoute au dehors s'épandre
Ou rétrécir le silence des trains qui partent et repartent,
Égrenant les arrêts immobiles, si tendres
Aux âmes ralenties qui prennent du retard...
Elle dérange des détresses dans la nuit,
Elle passe sur des blessures qui crient
Éperdument dehors au passage... Elle fuit !
Et l'on sent s'effeuiller les roses de la gare...

Douleur, l'azur t'attend à l'arrivée du train,
Douleur, l'azur te fuit à tout débarcadère !
Descend, regarde, hésite, et puis cherche une main,
Et puis, sans la trouver, espère toute la terre !...
Tu t'assiéras, le soir, aux vieilles tables d'hôte,
Où se rencontrent toutes les douleurs en voyage,
Et tous les cœurs finis que le bon Dieu ballotte,
Où tous les gens, au calme, las et sages,
Interrompent leur souffrance pour manger le bouillon...
Ils se regardent un instant avec de grands yeux bons,
Puis s'en vont à jamais au fond des corridors...
Et tu repartiras, la vieille ! Marche encore !
La pluie recoulera aux vitres des berlines,
Tes mains y essuieront la buée matinale...
Et la plainte que tu retiens dans ta poitrine,
La plainte sur laquelle tu as croisé ton châle,
Si maigrement blottie au creux des couvertures,
Ah! comme elle serait plus grande et désolée,
Si tu pouvais encore crier, que le bruit,
Vers la fuite, des voituriers de nuit
Qui vont claquer le fouet dans l'écho des vallées !

Douleur n'étais-tu pas dans le train qui s'en va ?
Les enfants immobiles et graves de leur seuil
Ont vu à la portière périr ton geste vague,...
Comme eux je veux, de loin, que mon cœur se recueille,
Et j'écouterai mieux le train qui va passer.
Marche ! mon cœur te suit. Marchez les Solitudes,
De toute, toute votre force d'infini !
C'est une liberté souveraine et chérie
Que celle qui nous fait voyager avec vous!
Chères infortunées si lasses, si blêmies,
Hors du temps, hors du sol, sans bouger, mains pendantes,
Vous dont toute la vie suit avec les bagages,
Et que berce, bordé journellement d'aube rafraîchissante,
Le grand sommeil inconsolable des voyages !


Henry Bataille (1872-1922). Poète, auteur dramatique et dessinateur.

Salomé d'Oscar Wilde par Jean de Tinan


Rops, Un document sur l'impuissance d'aimer

Théâtre de l'Oeuvre

Salomé, un acte d'Oscar Wilde.

On ne saurait assez louer M. Lugné-Poe de nous avoir donné cette représentation du drame français de Wilde. Il y avait à cela plus de courage que l'on a pu croire ; la pièce, que j'admire infiniment – au-delà des médiocres chicanes d'originalité où des esprits grincheux s'attardent – d'être si profondément imprégnée d'une superbe passion de beauté, ne renferme que trop de passages dont eût pu s'autoriser, pour devenir bruyante, la sottise d'un public malveillant – et il fallait ne pas trébucher, sinon... On voudrait croire qu'une oeuvre très belle s'est imposée d'elle-même, si l'on n'était heureux de rendre justice au bel effort de M. Lugné-Poe et de ses camarades.
M. Lugné-Poe lui-même a composé le personnage d'Hérode avec une souplesse, une exactitude nerveuse d'intonations et d'attitudes, un souci de plastique, qui font, je crois, de ce rôle de Tétrarque le plus parfait de ceux où je l'ai vu. Avoir monté Salomé et l'avoir joué ainsi, c'est s'être attiré la bonne reconnaissance de ceux-là qui aiment cet art de toute leur âme – jusqu'à en être très mal vus dans leurs familles. M. Max Barbier a crié les imprécations de Iokanaan d'une voix superbement sonore, et, grand, a su trouver les gestes qu'il fallait pour paraître gigantesque. Mlle Suzanne Desprès, page d'Hérodias, s'est trop exquisement lamentée sur la mort du jeune Syrien - il était mon frère et plus qu'un frère !... - pour que personne ait songé, charmé que l'on était, que c'était le passage dangereux, - il a peut-être tout sauvé, ce petit page, avec sa jolie voix et sa beauté timide – le passage où les amis de la pièce sont tout prêts à interdire à leurs voisins de se moucher. Personne ne s'est mouché, et l'on a acclamé le drame, et l'on a acclamé le nom de M. Oscar Wilde avec tout l'enthousiasme d'admirations qui se multiplient par des indignations ; nous souhaitons qu'il parvienne au poète quelque écho de ces acclamations, et que la sincérité de ces sympathies l'encourage dans la terrible épreuve qu'il subit.

Je ne saurai pas parler comme je le voudrais de Mlle Lina Munte. Je l'ai séparée des artistes qui jouaient excellemment autour d'elle pour essayer d'indiquer un peu comment il m'a semblé qu'elle s'était élevée, au-dessus de toute mesure, pour devenir une créature indicible et adorable, au-dessus du « rôle », pour devenir la réalité même d'une conception poétique, une créature féerique et réelle, prestigieuse et unique.
Je n'exagère aucun éloge, je parviens au contraire ridiculement mal à exprimer mon immense et inoubliable joie, et je voudrais savoir des mots d'enthousiasme merveilleux pour les dire. Je ne connais aucune tragédienne – pas même Sarah, que j'admire – qui m'ait jamais fait pressentir le frisson de sensation fiévreuse que m'a donné Mlle Lina Munte dans Salomé. Pendant deux soirées, depuis le premier pas qu'elle a fait en une scène – depuis la première phrase qu'elle a dite, de cette voix qui vous fait jouir de toutes les syllabes des mots que l'on aime – depuis la première attitude où elle s'est montré férocement belle, parée de la plus rare, de la plus irrésistible et affolante des beautés : la ligne – tout le long des nobles périodes du poète, cette voix et cette beauté m'ont emporté dans une des plus frénétiques émotions que j'aie connues.
« N'est-ce pas que vous ferez cela pour moi – Narraboth ? »
- « Laisse-moi baiser ta bouche, Iokanaan ! » - « Je baiserai ta bouche ! » - « Je n'ai pas soif – Tétrarque ! » - « Je demande la tête d'Iokanaan ! » - « Je veux la tête d'Iokanaan ! » - « J'ai baisé ta bouche, Iokanaan ! - J'ai baisé ta bouche ! »
Cette voix et cette beauté m'ont trainé, dans un vertige, vers d'éblouissants abîmes de luxure d'art et d'amour. Au son de cette voix, au contact de ces gestes, j'ai su que se crispaient en moi des choses de sensualité, de fureur, de tendresse et d'extase que je n'avais pas encore su y trouver. J'ai été oppressé d'attention jusqu'à souffrir.
J'ai été ému jusqu'à avoir la pauvre naïveté de regretter, pour la première fois, de n'avoir pas le génie d'écrire un drame sublime et digne d'elle pour lui porter – je me suis désolé, et je m'en vante, à penser que je ne connaîtrais pas la joie d'art terrifiante que ce serait d'entendre dire par elle des phrases de soi – de soi – et j'ai pensé que n'avoir pas été là, n'avoir pas vu sa Salomé plus belle et plus terrible qu'il ne l'avait rêvée, c'était pour Oscar Wilde le plus cruel malheur dont un artiste dût être inconsolable.

Jean de Tinan.

Mercure de France, mars 1896



May Armand-Blanc : Idylle saphique par Liane de Pougy




Idylle saphique

par

Liane de Pougy


Un cadre dix-huitième, un rêve antique, très peu de métier – Dieu merci ! - de l'instinct sincère – le plus difficile à réaliser – et de la sensibilité naturelle : c'en est assez pour des pages fraîches – en paradoxe avec le titre d'un relent particulier – où l'ardeur et la puérilité s'embrassent... Et ce serait peut être une union banale puisque des pensionnaires – et la plupart, - s'y essayent – si pour en relever l'attrait et l'idéaliser en le pervertissant, cet embrassement n'offrait ce signe distinctif qu'il ne se prolonge point jusqu'à s'achever.
L'inapaisement dégage une saveur plus irritante que l'assouvissement. On le dit souvent et il faut le croire quelquefois. Ici, cette croyance est agréable.
En voici le décor :
Une jolie femme, courtisane moderne, s'ennuie. A l'heure propice survient, costumée en page, l'adoration d'une jeune Américaine Miss Flossie, qui, avec une voix prenante et des cheveux blonds a des goûts très définis.
Ma curiosité d'abord, le cœur ensuite, - dans des crépuscules choisis, - d'Annhine de Lys accueillent l'offrande de l'étrangère. Et comme il fallait montrer de l'amour, l'auteur a bien choisi ses étapes pour faire glisser le désir à la tendresse par les plus jolis chemins – ceux d'un marivaudage sensuel – lequel souvent égare jusqu'à faire prévaloir le sentiment sur la sensation – contrairement à toute prévision.
Ainsi donc ce ne sera plus un attrait devenu vulgaire à force d'être pratiqué, ni un caprice de désœuvrée qui attacheront l'une à l'autre Annhine et Flossie. Volontairement nous laisserons de côté les personnages confidents du roman : Altesse – Tesse dans l'intimité, un rôle charmant d'amie, et dans la suicidée par amour et d'autres, et aussi les épisodes et même le fond d'intrigue où se mêle étroitement le fiancé de Flossie. - un bien curieux Willie, - oui, nous laisserons tout cela parce que l'auteur même n'y a attaché qu'une médiocre importance – un peu comme les bons acteurs dédaignent les accessoires pour la vérité de leur rôle.
La pièce ne se jour bien ici qu'à deux et les idylles ne comportent que ce nombre.
D'une mansarde à un bouge, des Acacias à la foire des Batignolles et de Lisbonne à Arcachon – en passant par bien des états d'âme, et par Venise notée d'un bien joli couplet – Annhine veut exprimer son désir qui est : ou de connaître les extrêmes du désir ou de ne le plus éprouver jamais.
Nous la conseillerons pas dans son choix – lequel ressort du tempérament et non de l'esprit.
La délicatesse de ses nerfs et la fragilité de son corps gracieux l'aident à résister, - comme ils auraient aussi bien pu l'aider à succomber, - et ce n'est là encore qu'un artifice. Au fond, et Annhine nous le répète trop pour que nous ne voulions pas la croire, c'est l'âme seule dont elle se soucie et c'est son âme seule qui lui fait choisir dans l'amour – pas tout l'amour.
Le jeu et le drame qui se touchent de si près en ce monde sont ici mêlés avec charme.
Après les Odes et Anactoria, et Méphistophéla, voici se joindre à la théorie des filles de Lesbos, deux modernes petites figurines.
Elles seront les Saxes de la collection, fragiles et si souriantes qu'on doit leur sourire, elles ont une couleur légère et d'harmonieux contours, c'est pourquoi puisque selon le cri d'Annhine « il n'y a pas de culte fait pour l'éternité sauf celui de la Beauté », c'est pourquoi nous les regarderons vivre avec plaisir sans trop nous soucier de leurs inconséquences et de leurs puérilités pour ne tenir compte que de leur bonne volonté... Elles sont sincères, ou veulent l'être, ce qui est presque pareil et elles disent de gentilles choses : « Je crains de trop te comprendre pour pouvoir te consoler... »
Et c'est « parce qu'on doit s'en aller route seule avec sa douleur » qu'Annhine, Nhine, Nhinon, s'en va sans presque le vouloir, sans presque le savoir avec toute la grâce qu'elle a mise à vivre, et si derrière elle et son roman et sa mort nous voyons surgir une figure bien vivante et un roman très vécu, nous n'en dirons rien, car les auteurs ont ce droit – avec tous les autres – d'être à la fois en scène et dans les coulisses, de sourire à la cantonnade de leurs larmes – même quand elles sont vraies, et, rien n'étant plus proche de la vérité que la dualité, nous saluerons ici l'une et l'autre en cette Idylle – et ce saphisme.

May Armand-Blanc

La Plume, janvier 1902

Liane de Pougy (1869-1950). Idylle saphique. Librairie de La Plume, 1901, 332 pages, portrait.

Liane de Pougy à l'Académie.

lundi 20 décembre 2010

Léon Bloy en 1885 par Charles Buet.



Charles Buet (1846-1897), écrivain, catholique ultramontain et savoyard, il recevait dans son salon de l'avenue de Breteuil, Barbey d'Aurevilly, Léon Bloy, Moréas ou Guaïta. Dans son volume Médaillons et camées (E. Guiraud, 1885), il présente Léon Bloy, son ami "de douze ans".

LÉON BLOY

Tout Paris est en révolution. Mais ne croyez pas, que ce soit pour des raisons politiques. On n'a vraiment plus le temps ni le goût de s'occuper des affaires de l'État. Nous avons tant de gens qui mènent la barque Et tout galériens que nous soyons, il nous déplaît de manier la rame. Cette révolution est simplement littéraire, et le tumulte est au camp d'Agramant.
Vous n'êtes pas sans avoir oui parler de Léon Bloy ? C'est lui qui fait tout ce tapage. Lui, dénommé par Coppée Bloy le Noir, et par Aurélien Scholl, Bloy le Diable, et par nous, ses vieux amis, dom Bloy, parce qu'il calligraphie à l'instar d'un bénédictin, et qu'il a, naguère, travaillé plus que de raison, ce pourquoi il est désormais soumis au joug de dame Paresse.
Or cettuy Bloy dont tout le monde parle, personne, ou à peu près, ne le connaît. Il a pourtant un domicile, mais peu de gens en ont franchi le seuil on y voit un lit tel quel, un gigantesque crucifix, une madone en faïence, et beaucoup dé livres. Il mange et boit quelquefois. Où ? A l'auberge de la Belle-Étoile, et des nourritures très vagues.
On le rencontre au cabaret du Chat Noir où se rédige un journal appelé aussi le Chat Noir il y joue
les « premiers rôles. » Ce cabaret est glorieux. C'est un gentilhomme, peintre de goût, antiquaire de savoir, anti-philistin enragé, qui vend des bocks, plus modernes que des brocs. Ce cabaretier, du nom de Salis, et de la très célèbre famille helvétique des Salis-Samade, exerce une influence notable sur la littérature contemporaine il est très fin, très habile, très spirituel, et c'est un artiste pratique.
Donc on voit Bloy chez lui, ce qui ne veut pas dire qu'il l'exhibe. Et puisque vous ne pouvez l'y voir, je vais esquisser son portrait.
Imaginez un moine de Zurbaran, un corsaire de Goya, descendus de leur toile un corsaire de forte
stature, farouche et sombre; un de ces terribles moines à cheveux gris, à noire moustache, comme l'Inquisition en réunissait autour de feu Torquemada. Voyez ce visage basané, creusé par mainte souffrance, portant l'empreinte d'une suprême énergie vaincue, d'un violent orgueil foudroyé. Le front est celui d'un tenace, d'un entêté ; le menton, court et rond, trahit la force de volonté ; le sourire voudrait être amer et n'est que douloureux, quand il n'est pas bienveillant; le regard ferme, presque dur, prolongé, scrutateur, décèle parfois une tendresse inquiète, et qui se dissimule; les yeux sont noirs, sous un double buisson de sourcils très arqués; la voix est grave, nette, mordante.
C'est là un Espagnol qui a dans ses veines du sang de Sarrasin, peut-être le descendant de quelque marana proscrit par Isabelle. Mais il est aussi de race paysanne, fort et brutal comme les laboureurs qui aiguillonnent leurs bœufs durant douze heures d'horloge. C'est un sauvage civilisé, un rustre affiné, un solitaire par vocation, enfin un de ces hommes redoutables qui devraient être tout en haut de la montagne sociale, et que la Providence, dont nous ignorons les desseins, empêche d'escalader les hauteurs et fait retomber, désarmés, à chaque effort.
Venu du Midi, comme tout le monde, et poussé par un incessant besoin de migration, Léon Bloy gagna Paris à l'âge où l'on y vient tout pimpant d'illusions et d'espérances. Un de ses frères allait en même temps explorer la Cochinchine et peut-être régner sur les Moï un autre encore voyageait, faisant des routes pour les fouler aux pieds tous ces frères sont des nomades. Léon erra dans Paris, il y erre encore, perpétuellement de même que l'oiseau, il n'a qu'une branche, pour s'y poser de temps à autre. Il aime mieux marcher.
Or, Léon Bloy, après mainte péripétie, rencontra celui qui devait le mater : Barbey d'Aurevilly, le maître qu'il idolâtre, un des plus beaux caractères qu'offre la littérature contemporaine, et certainement l'un des plus grands écrivains d'une époque où ils sont peu nombreux L'influence de M. d'Aurevilly sur Léon Bloy fut et demeure considérable. Pour celui-là, Bloy est une intelligence d'élite ; pour celui-ci, le maître est un ami dans le sens absolu du mot. Ils s'estiment et ils s'aiment, ce qui ne les empêche pas de se combattre. Blov a donc été mêlé aux jeunes hommes du mouvement littéraire actuel : il a connu Richepin, Bourget, Rollinat, Coppée, Huysmans, et même le raté Nicolardot, assez méprisable imitateur du cynique Diogène.
Avec le talent profond que ses ennemis doivent lui reconnaître, Bloy restait dans l'ombre. Il publia quelques articles dans l'Univers. Il ne put s'y maintenir, trop indépendant qu'il était pour qu'on supportât longtemps ses libres allures. Il écrivit ensuite quelques articles pour le Foyer. Mais ce fut le Chat Noir qui révéla à la presse parisienne ce talent extraordinaire, qu'on ne sait à quoi comparer, et qui s'est enfin affirmé d'une façon éclatante dans le Figaro.
Là encore, il a été difficile à Léon Bloy de se soumettre aux disciplines du journalisme. On a pourtant admiré son éloquente apostrophe aux libres-penseurs qui renouvellent le massacre des Innocents par la corruption systématique de l'enfance, et la vigoureuse critique d'un « Savonarole de Nuremberg, » nom d'acre ironie et de blâme indigné, infligé par le satirique au Père Didon.
Entre temps, Léon Bloy publiait un livre, le Révélateur du globe, où se révèlent de solides études d'exégèse, de théologie, de philosophie historique. Telle page de ce livre est un chef-d'œuvre de pensée : les idées y foisonnent. et le mépris accablant des petitesses humaines s'y décèle à chaque ligne. C'est que Bloy, en effet, est un méprisant : le monde fait de préjugés, de mensonges, de bassesses, de compromissions lâches, d'opinions surmenées, de convictions affaiblies, de goûts morbides, d'exigences malsaines, ce monde contemporain où tout semble factice, où le convenu et le médiocre, et le sentimentalisme bête, prédominent, il l'a en horreur. Est-ce nous qui lui en ferons un crime ?
Aussi de quelle raillerie impitoyable, de quel scepticisme social effréné, de quelle virulence d'expression, de quelle noire, profonde et mélancolique ironie, son dernier livre n'est-il pas empreint! Le titre même est un défi, une moquerie, presque une injure adressée à cette société qui vilipende ses anciennes idoles et se crée de nouveaux faux dieux : Propos d'un entrepreneur de démolitions !
Hélas ! si robuste que soit sa main, et si aiguës, ses griffes, Léon Bloy ne démolit rien, du moins visiblement. Peut-être l'avenir lui donnera-t-il sa revanche ; peut-être ce cri lamentable, d'un désespéré du siècle, d'un désabusé des erreurs communes, sera-t-il, plus tard, entendu, ou reviendra-t-il poussé par l'écho qui le garde Mais ce livre ne serait-il qu'une protestation stérile, le satirique aurait encore mérité d'être applaudi pour son audace. Il y a du courage à remonter le courant d'un fleuve débordé : il y a de la hardiesse à jeter un démenti catégorique à la face de toute une société qui s'engloutit dans l'océan de poussière de ses propres ossements. Attaquer de front les plus fameux et les mieux famés, heurter les préjugés acquis, renverser d'un coup de pied les statues volées, chasser à coups d'étrivières les forbans du blasphème, de la luxure, du mensonge, c'est un dur métier, par ce temps de complaisances veules, de bienveillance universelle, de tolérances ridicules.
C'est l'œuvre de Léon Bloy qui, avec plus de raison que Louis Veuillot, aurait pu signer Sylvain Laspre.
C'est un âpre sylvain, en effet, l'homme des solitudes austères, des grands déserts, des forêts où il voudrait vivre seul, sous le regard des étoiles. Je vais néanmoins surprendre bien des gens, en leur avouant que ce contempteur de l'humanité, que ce farouche ennemi du XIX° siècle, cet implacable polémiste à la dent cruelle, qui mord, déchire, lacère, ne trouvant jamais de termes assez véhéments, d'épithètes assez vitupérantes, d'adjectifs assez expressifs pour traduire les indignations qui bouillonnent en lui, est, au fond, un naïf et un tendre.
Cela est. Je connais Léon Bloy depuis tantôt douze ans, et je ne connais personne qui ait un plus immense besoin d'affection, qui soit plus fermé à la défiance et au soupçon. Il n'a pas la bonté vulgaire, qui sait excuser tout, pallier les fautes, déguiser les vices : mais il a cette bonté secourable et cachée, qui livre un cœur à un cœur sympathique. Il raille, mais il pleure. Il attaque, mais il défend. Et ses colères, outrées par un besoin d'expansion toujours réprimé, ne sont que l'irrésistible éclat d'une sincère générosité. Qui est-ce qui a dit que la haine est de l'amour tourné à l'aigre ?
Il y a, en Bloy, un chrétien affolé d'amour, affamé de justice, et son âme qu'aucune rosée bienfaisante ne désaltère, crie vers le Seigneur l'injustice inexprimable du siècle. Cet athlète prêt à tous les combats est écarté du champ de bataille ; cette force est inutilisée ce talent est dédaigné. Comment voulez-vous que la victime d'une indifférence qui la tue, ne pousse pas la violente clameur du désespoir ? Et c'est pourquoi cet homme veut démolir.
Vous parlerai-je maintenant de son style, de son procédé littéraire, de sa forme tourmentée, de ses exagérations de langage, de l'intempérance de ses épithètes, de la recherche d'archaïsmes et de néologismes qui donne à sa phrase une certaine obscurité ? A quoi bon ? Sachez seulement qu'un très grand écrivain nous est né, et que nous ne devons pas le laisser mourir. On lui marchande une renommée, si libéralement distribuée aux charlatans de la presse ? Soit ! Mais qu'il vive pour nous, les sensitifs et les artistes amoureux du Vrai et du Bien, et qu'il ait parmi nous la place qu'il devrait avoir, au-dessus des illustres médiocres et des impuissants rageurs.

Charles BUET.


La Revue Moderniste :
Voir le détail des sommaires de la Revue Moderniste sur Les Commérages de Tybalt.


Francis Poictevin et Juliette Adam


Notice

Un écrivain, une des gloires des lettres françaises modernes, nous fit l'honneur de nous choisir comme l'éditeur de son protégé, le jeune auteur de ce roman.
L'auteur de « Ludine », malgré le passeport de haute naturalisation donné par le maître, ne nous remit son manuscrit qu'en hésitant, doutant de son œuvre ; et loyalement, obéissant à un scrupule de conscience, il nous communiqua la pièce suivante, que nous demandons la permission d'imprimer ici, laissant le lecteur juge du débat.


La Nouvelle Revue
29, Bd Poissonnière
Paris

Direction

Paris, le 18 avril 1883.

Monsieur,

Ni la forme, ni le fond, ni le genre de votre étude féminine de Ludine ne peuvent convenir à la Nouvelle Revue. Cette prostituée inconsciente, idiote, autour de laquelle s'agitent tous les vices et toutes les bêtises, sans qu'aucuns aient le relief satanique qui donne des allures dantesques au mal, votre style cherché, tourmenté, souvent incompréhensible pour une femme passionnée de clarté, de belle langue française, me font vous dire : il n'y aura jamais rien de commun entre votre talent et ce que je goûte.

Mes regrets, Monsieur,

(signé) Juliette Adam.

Veuillez faire reprendre votre manuscrit à l'Administration de la Revue.


Devant cette recommandation du maître et le jugement exprimé par l'auteur de Païenne, nous n'hésitâmes pas un instant à imprimer le livre.

L'Éditeur.



dimanche 19 décembre 2010

Jossot : Le Fœtus récalcitrant.


Henri Viltard nous informe :
Dans vos librairies autour du 20 janvier 2011

Jossot est l'un des meilleurs caricaturistes du début du XXe siècle.
Ses dessins de l'Assiette au beurre contre la justice, le clergé et l'armée inspirent toujours nos contemporains.
Sa prose tout aussi décapante est moins connue.
Jossot a rédigé ce livre en Tunisie, autour de 1927, mais il n'est pas parvenu à le publier. C'est à compte d'auteur que sa brochure est parue, en mille exemplaires, dont soixante seulement ont été vendus à Tunis, explique l'auteur, « les libraires de cette ville ayant refusé, avec une unanimité touchante, de les exposer dans leurs vitrines : autant dire que personne ne l’a lue, sauf les copains à qui je l’ai distribuée. » Après plus de 70 ans de gestation, les éditions Finitude publient donc Le Fœtus récalcitrant pour la première fois, en janvier 2011 !!

Faites lui bon accueil et parlez en !!

Jossot y revient sur ses conceptions en matière de caricature. Un second chapitre intitulé l'Evangile de la paresse, part en guerre contre "le travail acharné, abrutissant, éreintant ; la production intensifiée au delà des besoins ; l'agitation industrielle et commerciale ; les crapuleuses combinaisons de la politique et de l'agio ; l'épuisant effort auquel se livre l'Humanité tout entière pour gagner de l'argent ; l'Universelle Démence, Génératrice de tous nos maux.... "
Pour lire des extraits, rendez-vous sur



L'expo Jossot sera inaugurée le 28 février 2011,
à Paris, à la bibliothèque Forney...



vendredi 17 décembre 2010

Maison Médan et Cie


Quelques documents...


Les Marges : Le Naturalisme et les Soirées de Médan. Librairie Valois, Cahier de printemps 1930, 160 pp.

Sommaire :

Survivance du Naturalisme, par Maurice Le Blond. Emile Zola, par Denis Saurat. Les six naturalistes, par Jean Richepin. L'Année littéraire 1880, par Auriant. Les Soirées de Médan racontées par Guy de Maupassant. Ce que voulaient les auteurs des Soirées. Quelques opinions actuelles sur les Soirées de Médan. Les six auteurs des Soirées de Médan vus les uns par les autres. Les auteurs des Soirées de 1876 à 1880, par Léon Deffoux. La mort de Flaubert (1880), par René Dumesnil. Médan au temps des Soirées, par Madame Zola. La littérature de guerre entre 1870 et 1880 par E. Tisserand.

Supplément : Le grand maître du moderne : Marcel Proust, par D. Saurat. Quelques poèmes parus en 1929. Lectures, par Eugène Montfort.


Paul Alexis

par

Henry Céard



Paul Alexis admire par-dessus tout la puissance décorative d'Émile Zola et ses descriptions tumultueuses et colorées comme des fresques, il a une passion étroite et plus tenace pour la sécheresse psychologique de Stendhal. Il tâcha de combiner les deux manières et se créa ainsi une manière d'expression qui vaut d'être étudiée et qui ressemble à la fraîcheur de tous et à la dureté de lignes des objets vu dans le champ d'un appareil photographique.

Avec cette précision à teintes plates, pour ainsi dire, il était merveilleusement armé pour rendre la petitesse des sentiments des individus enfermés, comme il l'avait été, dans les préjugés d'une grande et resserrée ville de province. « Les Journal de M. Mure, par exemple, avec sa notation patiente des plus humbles états d'une âme rétrécie est une merveille de délicatesse et d'observation même. »

Le grand succès est allé à La Fin de Lucie Pellegrin, sujet bien plus en dehors et plus séduisant, à l'époque, par le spectacle de mœurs misérables dont il me semble que, sans juger selon mes préférences, Les Femmes de M. Lefèvre peuvent passer pour le chef-d'oeuvre de Paul Alexis.

Cette aventure d'écuyères de bas-étage venant troubler les pudeurs et les conventions d'une sous-préfecture endormie dans sa tranquille bourgeoisie, témoigne de rares qualités de justesse et de consigne. La pondération y est parfaite, l'effet toujours savamment ménagé. Le style, très adroitement adapté au sujet, railleur sans sous-entendus, et ne disant rien que ce qu'il veut dire, est sobre avec éclat et pittoresque sans enflure. Ces cinquante pages respirent la vie, une vie spéciale bien connue de l'auteur. On sent qu'il l'a vécue de près dans son pays natal, dans cet Aix-en-Provence, « ville du passé, toute à ses souvenirs, calme et silencieuse, aux vieux hôtels mélancoliques ».

Avec des imitations des personnages politiques, grands dominateurs d'idées et de peuples, tel que les concevait Émile Zola, Vallobra, le dernier roman de Paul Alexis, témoigne en maintes pages d'un sentiment exact et personnel. Certaines scènes y sont puissantes et humaines à l'égard des plus belles scènes de comédie, car Paul Alexis avait tenté du théâtre, et Vallobra avant de paraître sous forme de roman, sous forme de pièce avait sollicité les directeurs de théâtre. « Quatre fois reçue et pas encore représentée » constate tristement la préface !

Et pourtant, Alexis avait des succès pour répondre de lui. Il avait été applaudi au Théâtre-Libre un des premiers. Le Gymnase lui avait joué une adaptation de Charles Demailly des Goncourt ; le Vaudeville une traduction de Giocosa La Provinciale ; l'Odéon, Sycomore, imité de l'anglais, et la fortune des planches lui avait été on ne peut plus favorable quand, en compagnie de Méténier, il avait donné, aux Variétés cet audacieux M. Betsy, dont la belle humeur satirique avait alarmé la critique, mais longtemps attiré le public et les bravos.

Le Divan, Printemps 1930.




Médan au temps des « Soirées »

évoqué par Mme Emile Zola

« - Ah ! Que Médan était gai dans ce temps-là ! Maupassant animait la maison de son activité joyeuse. J'entends encore ses coups de carabine qui ne finissaient pas de se succéder dans le jardin. On le taquinait sur ses succès dans le monde. C'était un sujet de plaisanteries intarissables. Il se laissait faire, riant beaucoup et se défendant de bonne grâce. Comme il était alors grand amateur de canotage, c'est lui qui fut chargé de nous acheter notre premier bateau, une barque bien popote, une barque de famille, qui reçut un nom assez mal approprié : Nana.

« Céard nous ravissait par la finesse de son esprit. Je vous l'ai dit, mon mari l'aimait beaucoup, et lui-même était alors tout à fait charmant, très tendre, très affectueux, oui, très affectueux.

« Huysmans nous attachait par ses causeries érudites entremêlées de drôleries et de jolis traits d'observation.

« Hennique nous apportait des perroquets, des oiseaux qu'un de ses frères lui envoyait du Sénégal, et nous parlait de son chat qu'il adorait et qu'il avait appelé « Gueule d'Or ».

« Alexis était de tous le plus paisible. Il n'aimait pas la hâte, la bousculade et nous amusait beaucoup par l'impossibilité où il était d'être exact aux heures des repas. Mon mari le grondait quelquefois de sa nonchalance.

Pendant les longs séjours qu'Alexis faisait à Médan, il lui permettait, par une exception qu'il n'a jamais renouvelé pour personne, d'écrire auprès de lui, sur la grande table de l'atelier. Il espérait l'exciter au travail par son exemple. Car il agissait avec une sollicitude toute paternelle avec ses amis, qui étaient pour la plupart plus jeunes que lui d'une dizaine d'années. »

- Quelle bonne vie nous menions alors !

Nous allions souvent en promenade dans l'île. On y déjeunait quelquefois. Mon mari même ces jours-là ne nous rejoignait jamais avant le moment du repas, car, qu'il y eût du monde ou qu'il n'y en eût pas, et quelque projet de partie que nous eussions formé, il ne manquait jamais à son travail. A 8 heures, il entrait dans son cabinet et lisait tout d'abord les journaux. Vers 10 heures, il prenait la plume et ne quittait sa table qu'à une heure, après avoir couvert environ quatre ou cinq feuillets de son écriture serrée. C'est alors seulement que nous le retrouvions...

« Souvenirs de Médan » entretien recueilli par A. Souberbielle. L'Aurore, 11 mars 1905.




Envoi de René Dumesnil au chanoine Mugnier (1853-1944). L'abbé Mugnier fréquentait le monde littéraire, il est à l'origine de la conversion de Huysmans, il tint un journal où défilent le Tout-Paris intellectuel.

Émile Zola sur Livrenblog : Zola mis en fiches. Edouard Toulouse. La Vérification des bagages Emile Zola illustré par Fernand Fau. Emile Zola dans le Reporter de Paul Brulat. L'Assommoir d'Emile Zola, étude critique, par Frederic Erbs. Zola intime par Henry Céard.


jeudi 16 décembre 2010

Victor-Emile Michelet : Villiers de l'Isle-Adam


En 1910 paraissait, à la Librairie Hermétique, une étude de Victor-Emile Michelet sur Villiers de l'Isle-Adam, l'année suivante les exemplaires non vendu furent repris par Eugène Figuière qui les recouvrit d'une couverture de sa firme, un papillon imprimé fut collé à la page de faux-titre afin de caché l'ancienne marque. Cette pratique courante, alors, évita le pilon à bien des livres.


On trouve en appendice au volume le texte de la lettre de Villiers à V.-E. Michelet figurant en fac-similé en tête du volume :


Ce 12 février 1888.

Mon cher ami,

Par une série de circonstances incroyables, - de transpositions, de dédicaces, etc., - il se trouve une chose vraiment inouïe :

Sur les vingts nouvelles du volume Histoires Insolites, qui va paraître, c'est vous – c'est-à-dire celui auquel il me semble, il était non seulement d'amitié mais de devoir le plus élémentaire de dédier la moins niaise de ces anecdotes, - il se trouve qu'après en avoir eu deux (Hallidonhill et Conte de Fin d'été) vous avez été OMIS !! Par ces perpétuelles transpositions ! Et faute d'avoir mes tierces sous les yeux. - Je suis, en vérité humilié, je vous l'avoue humblement, de cette criminelle étourderie.

Je tâche, à l'instant, de la réparer du moins mal possible, en vous dédiant les Filles de Milton, qui vont paraître chez M. Baschet dans la Revue.

Mais, comprenez-vous ce qui est arrivé ! Est-ce assez inepte, assez ennuyeux !! Oh ! Je vous l'expliquerai de vive voix, et alors vous verrez la filière. Comment cette confusion s'est-elle produite, je ne peux pas moi-même le comprendre.

Remarquez-bien que ce n'est rien, une nouvelle dédiée ou non, qu'importe ! Mais c'est pour moi, bien plutôt qu'est la contrariété, parce que c'est absurde ! Parce qu'en vérité je suis honteux.

Mon cher Michelet, je pars pour Bruxelles demain matin, je vous serre la main en toute hâte, et vous prie, du fond du cœur, de comprendre, malgré tout, que ce n'est pas tout à fait de ma faute, et il est impossible d'en être plus vivement peiné que je ne le suis ; cette imprimerie où l'on confond les bons à tirer et les épreuves est une chose triste.

Mais je vous en dédierai deux, et je tâcherai qu'elles ne soient pas trop indignes de votre amitié et de votre intelligence ; j'ai l'air d'un ingrat et cependant ce n'est pas vrai : c'est incroyable, voilà tout.

Villiers de l'Isle-Adam



Victor-Émile Michelet dans Livrenblog : Victor-Émile Michelet : A la Librairie de "l'Art Indépendant".


L'Art d'écrire. Gourmont / Albalat.


Remy de Gourmont
dans les
souvenirs d'Antoine Albalat
.


Les lecteurs de Gourmont connaissent la polémique qui opposa l'ours à écrire à Antoine Albalat, auteur de nombreux volumes sur "l'art d'écrire" (1). En 1920, Albalat revient rapidement sur cette polémique et ses échanges avec Gourmont.

[...] Je passerai donc sous silence l'histoire de la polémique survenue entre Rémy de Gourmont et moi à propos de la publication de mes livres, L'Art d'écrire enseigné en vingt leçons et Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains. Rémy de Gourmont, qui était le paradoxe vivant, voulut prouver qu'on enseigne pas à écrire. Obligé de me lire, il ne tarda pas à s'apercevoir que mes vingt leçons n'étaient qu'un titre et que mon ouvrage avait été fait pour démontrer, au contraire, que l'art d'écrire exige des années d'efforts et de travail. Quand mon contradicteur eut tout dit, je publiai un petit livre qui est une réponse aux objections et où je crois avoir à peu près définitivement réfuté tous ces délicieux et encombrants paradoxes.

Je n'ai jamais eu l'occasion de faire la connaissance de Rémy de Gourmont. Bien que la manie de contradiction l'ait parfois poussé jusqu'à nié l'évidence. Il ne faudrait pourtant pas croire qu'il ait toujours été dupe des théses qu'il soutenait. Il avait vu surtout, dans cette question du style, un thème de développement facile et contradictoire. « Sans les ouvrages de M. Albalat, a-t-il déclaré dans sa préface, je n'aurais peut-être jamais réfléchi sur ces questions ; ils furent mon point de départ. Je leur dois beaucoup. » Voici le mot qu'il m'écrivait en réponse à l'envoi de mon volume :

Pour remercier M. Albalat de son Art d'écrire. Sans doute ce livre m'intéresse ; je regrette même qu'il ait paru avant que j'aie écrit sur le cliché, mais j'espère qu'il me donnera l'occasion d'un second chapitre sur ce sujet, que M. Albalat traite avec une science parfaite et des arguments nouveaux et révolutionnaires.

Remy de Gourmont.

Il m'écrivait encore, à propos de mon Travail du Style, dont certains chapitres paraissaient alors dans les Revues :

Je lirai avec plaisir, mon cher confrère, votre prochain livre, qui s'annonce comme très curieux. Vous y apportez des documents et des idées pour l'étude si intéressante de la psychologie de de l'originalité.

Remy de Gourmont.

Enfin en m'envoyant son volume : Le problème du style dont les deux tiers sont consacrés à me réfuter, il m'adressait les lignes suivantes :

Cher monsieur,

Je vous fais envoyer un exemplaire du Problème du Style en vous assurant que, obligé de vous contredire, je n'en confesse pas moins une grande estime pour le caractère si littéraire de vos études. Nos deux livres, c'est le conflit de deux méthodes, et rien de plus.

Veuillez me croire votre dévoué confrère.

Remy de Gourmont.

A M. Albalat,

Cujus infra pars non minima...

Cordial hommage.

R.G.

J'ai vivement regretté que ces divergences d'opinions m'aient empêché de connaître un homme dont j'ai toujours sincèrement admiré le talent. J'ai cru devoir publier ces courtes lettres, pour montrer par quels éloges et quelles réserves Rémy de Gourmont atténuait la rigueur d'une critique qu'on eût pu croire irréductible. [...]


Dans le chapitre des souvenirs consacré à Heredia, Albalat revient sur l'attribution d'un prix de l'Académie qu'il dut partager avec Gourmont, voici son explication des faits :

Quand l'Académie décerna un prix à mon contradicteur Rémy de Gourmont (pour l'ensemble de ses œuvres) en même temps qu'un prix à moi-même pour mon volume : Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains. Heredia me raconta comment cette décision avait été prise. « Nous avons été forcés, me dit-il, de donner un prix à Gourmont. Il paraît qu'il n'est pas très heureux et qu'il abesoin qu'on lui vienne en aide. D'autre part Brunetière a fait observer qu'on ne pouvait décerner un prix à Rémy de Gourmont sans vous en offrir un à vous, sous peine de paraître prendre parti dans une querelle littéraire. On a donc décidé de partager le prix entre vous deux (1). »

  1. Ce sont les propres paroles d'Heredia. Les dénégations et les insinuations malveillantes de M. Jean de Gourmont ne changeront rien à ce fait. Tous ceux qui me connaissent savent que je suis incapable d'attribuer à un homme comme Heredia un propos qu'il n'aurait pas tenu.

Antoine Albalat : Souvenirs de la Vie Littéraire. Fayard, s.d. (1920), in-12, 320 pages.

Voir sur le site des Amateurs de Remy de Gourmont, le pneumatique envoyé par Gourmont à Heredia à propos de ce prix.


(1) L'Art d'écrire. Ouvriers et procédés (G. Havard fils, 1896) - L'Art d'écrire enseigné en vingt leçons (Colin, 1899) - La formation du style par l'assimilation des auteurs (Colin, 1901) - Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains (Colin, 1903) - Les ennemis de l'Art d'écrire : réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc (Librairie Universelle, 1905) - Comment il ne faut pas écrire. Les ravages du style contemporain (Plon).




Remy de Gourmont dans Livrenblog : Réponse à l'enquête de La Critique. Remy de Gourmont occultiste ? . Francis Poictevin par Félix Fénéon et Remy de Gourmont . Mécislas Golberg contre Remy de Gourmont : Orthodoxie Symboliste. La Force des choses de Paul Margueritte par Remy de Gourmont et Jules Renard. Leurs Rêves : Remy de Gourmont, Rachilde. Remy de Gourmont : Sur Rimbaud. Remy de Gourmont : Sur Lautréamont. Etc..

Scripsi : Gourmont. Nigond. W. C. Morrow. et les autres (Bulletin N°0) Scripsi n° 1 Bulletin du site des Amateurs de Remy de Gourmont Scripsi n° 2 Bulletin du site des Amateurs de Remy de Gourmont SCRIPSI N° 3 se présente Scripsi N° 4-5. Remy de Gourmont : Dialogues oubliés Le numéro 6 de Scripsi. Remy de Gourmont : Une Ville ressuscitée. L'Anglais des imbéciles.

mercredi 15 décembre 2010

Robert Scheffer : Les Editions de la Revue Blanche.





A propos des « Editions de la Revue Blanche »

Voici qu'après avoir essaimé un peu partout ses volumes aux robes virginales, la maison d'édition de la Revue Blanche ferme assez inopinément ses portes et congédie ses locataires. Avant leur départ, il est juste que l'on salue MM. Natanson. Ce furent – je n'ai à m'occuper que des romans qu'ils publièrent – des éditeurs courtois et d'une incontestable probité littéraire. Les « fils de famille » qui discréditent la librairie par des productions médiocres pour lesquelles ils se mettent en frais de réclame, ne trouvèrent point, que je sache, accueil chez eux. Ils encouragèrent au contraire plus d'un débutant méritoire. Ils ne favorisèrent point de ces littérateurs en fer blanc qu'arborent volontiers des maisons faciles ; tels, pour ne citer que ceux-ci, un Georges pseudonymé Maurevert, et d'une prétentieuse banalité (Line, mon amour !), ou ce « jeune maître », Guy, non de Maupassant, mais plus glorieusement de Téramond.

On ne saurait leur tenir rigueur du succès scandaleux de Quo Vadis ; probablement ne l'avaient-ils pas prévu. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que, par la suite, ils en aient éprouvé du chagrin. En présentant au public français la traduction d'un livre réputé à l'étranger, ils témoignèrent de quelque largeur d'esprit. L'hydrocéphale polonais plut aux masses intelligentes et son exhibition fut rémunératrice, cependant que maint écrivain de race ne fait pas ses frais. Cela est équitable, et la réussite de l'un, paie, en librairie, la non réussite de l'autre. D'ailleurs, il est banal de le dire, la fortune d'un livre, chef-d'oeuvre ou colossale niaiserie, est aléatoire. Je doute que Pierre Louÿs se soit attendu au triomphe de sa délicieuse Aphrodite, et peut-être en son âme d'artiste s'en est-il affligé. Après un labeur long , ardu et magnifique, la noble Elémir Bourges, déjà admiré d'une élite, commence à s'imposer au public. Pourtant, c'est le jugement de cette élite qui compte. Quo Vadis figura sur toutes les tables de nuit bourgeoises ; et c'est là sa place d'honneur.

Par contre, sachons gré à MM. Natanson d'avoir osé la publication des Mille nuits et une nuit, du docteur J. C. Mardrus. C'est le palais splendide, inachevée encore, qui par leurs soins fut édifié. L'entreprise comportait quelque audace. Le texte calqué sur l'original risquait d'effaroucher des pudeurs. Mais quand parut le premier tome, ce fut, après de la surprise, simplement de l'émerveillement. Voici que dans un décor de féeries apparaissaient des êtres sains et harmonieux, s'exprimant dans un langage dénué d'hypocrisie, et dont les gestes, attitudes et exercices étaient d'un naturel parfait. On se baigna dans de l'ingénuité. On écouta les hymnes passionnés qui alternaient de page en page. La beauté de la volupté fut révélée dans des baisers, du soleil et des chants, et le sourire de l'Orient nous fut offert. J'aurai, je l'espère, l'occasion de revenir prochainement sur les contes de la belle sultane. Aussi, passé-je, n'ayant voulu que rendre hommage à l'œuvre qui est le titre de gloire des « Editions de la Revue Blanche. »

Si l'on feuillette au hasard le catalogue où sont réunis les noms des auteurs qu'édita l'éphémère et brillante maison, on constatera que son choix fut généralement heureux. (Quoiqu'à parcourir un catalogue périmé, on éprouve une sorte de mélancolie analogue à celle que l'on subit lorsqu'on se promène dans un cimetière, interrogeant des épitaphes...)

Citerai-je d'abord des «écrivains, notoires devant que la maison ne fut fondée ?

Voici Paul Adam. Je crois bien que c'est lui qui inaugura la collection, et pour cette raison, et d'autres encore, il convient qu'on le nomme le premier. Les Lettres de Malaisie sont une fantaisie charmante, le délassement d'un esprit vaste, encyclopédique, et qui reconstituant les époques passées faisant, avec quel brio, la critique des mœurs contemporaines, se comptait cette fois à imaginer, non sans ironie, quelle sera l'humanité future régénérée par le socialisme...

Tristan Bernard, impassible, désolant et consolant, acide et doux, observateur flegmatique, dont la phrase a de petits tics nerveux à peine perceptibles, décelant son émotion, nous propose en souriant, prétend-on, les Mémoires d'un jeune homme rangé, et Un Mari pacifique.

Maurice Maindron, courageusement aborde le roman historique, et réussit, comme s'il était Polonais, et quoiqu'il ait un talent hors ligne, à nous intéresser aux aventures de Saint-Cendre et de Blancador l'avantageux.

Hugues Rebell, moins heureux dans la Camorra nous satisfait par la Câlineuse, et J.-H. Rosny, ces initiateurs auxquels la plupart des romanciers actuels sont redevables d'un peu de leur talent, sont représentés par La Fauve et La Charpente, deux livres de grande allure.

Gustave Kahn est obscur dans le Cirque Solaire, et affranchi des préjugés d'école dans l'Adultère sentimental.

François de Nion est fécond. Aucun de ses livres ne nous laisse indifférent. Affaire aux impuissants de mépriser sa riche production. Le nouvelliste de l'Amoureuse de Mozart, des Histoires risquées des Dames de Moncontour, est exquis, et La Morte irritée est un roman d'un charme rare, mystique et voluptueux.

René Boylesve, au talent souple, fit valoir Mlle Cloque, et cette œuvre importante La Becquée.

Plus récents, s'affirment Alfred Jarry, ce fantaisiste algébrique, un écrivain de race, impeccable logicien, même lorsqu'il déraisonne (oh ! Si lucidement), par Messaline et Le Surmale ; Marcel Boulenger, élégant, flexible, acéré, captieux, par Le Page, et La Croix de Malte. Ch. Louis Philippe, un tendre, qui sait exactement de quoi il parle et nous le dit avec douceur, avec une pitié où des sanglots s'étouffent : Bubu de Montparnasse.

J'en omets : Eugène Vernon, hautain et délicat, elliptique, parce qu'il est inutile de tout exprimer, et que la transition morale n'a besoin que d'être indiquée, donna La Demeure enchantée, qu'on relit. Claude Anet, Jean Roanne, J.-L. Talon dont on loua la Marquesita.

Il y a de quoi peupler un rayon de choix.

M. Jean de Mitty lui-même, cette Mater Dolorosa de l'Empereur en qui s'incarne, chose étrange à énoncer, l'âme de Brummel y parade en des préfaces à Stendhal. Et Félix Fénéon, abeille de l'Hymette, contribua à des traductions plutôt que de parfaire le livre que sa trop grande modestie lui interdisait de nous donner.

Des illustrateurs s'interposent :

Félix Vallotton qui décapita soigneusement des photographies de littérateurs ; Hermann Paul, haineux, et qui d'un trait gras souligne ses haines.

On peut regretter que MM. Natanson n'aient pas cru devoir réimprimer dans leur nouvelle collection certains auteurs d'une valeur éprouvée, et dont des ouvrages, tirés à un petit nombre d'exemplaires, avaient fait honneur à la Revue Blanche qui débutait : Maurice Beaubourg et ses Nouvelles passionnées, ou Paul Leclercq. Peut-être aussi sera-t'il permis de remarquer que des romans considérables furent, pourquoi ? Sacrifiés à des livres moindres dont les signataires étaient mieux en cours... (On pourrait citer l'Adultère sentimental qui méritait un sort meilleur que celui qui lui fut fait). Un peu de snobisme causa-t'il des erreurs de jugement ? Cela est possible ; je n'insiste pas.

Quoi qu'il en soit, la maison d'édition de la Revue Blanche laissera un bon souvenir à ceux qui y passèrent, et maint auteur vouera quelque gratitude à ceux qui la dirigèrent.

Robert Scheffer.

La Plume, 1902