jeudi 25 octobre 2007

H.-G. IBELS et LA REVUE MERIDIONALE



H.-G. Ibels et La Revue Méridionale.

En 1905 de passage à Carcassonne pour une conférence, le peintre et dessinateur Ibels, fait la connaissance de Achille Rouquet (1) et de la revue qu’il dirigeait. Achille Rouquet, clerc de notaire, puis commerçant (2), est aussi auteur de recueils de poèmes. Après avoir créé une bibliothèque, il fonde en 1886 La Revue de L’Aude, qui deviendra en 1889 La Revue Méridionale, qui perdurera jusqu’en 1916. Achille Rouquet et ses enfants pratiquent la gravure sur bois, c’est après l’avoir vu travailler qu’Ibels aurait réalisé ses premières gravures. Dans le N° 2-3 Achille Astre (3), collectionneur, secrétaire de Gustave Geffroy, présente H.-G. Ibels aux lecteurs de la revue, l’article est illustré de gravures et dessins. Dans le N° 5-6 de mai – juin 1905, Ibels donne un article sur le Salon des Indépendant et en profite pour y défendre ses idées sur la caricature, séparant les caricaturistes des caractéristes. Je reproduis le tout ci-dessous.

(1) Pour un aperçu de la vie et de la carrière d’Achille Rouquet voir le Site officielle de la ville de Carcassonne
(2) Une publicité pour la Maison Ramondenq Rouquet, appareils, plaques, papiers, et autres fournitures photographiques […] Leçons gratuites à tous les acheteurs, figure au quatrième de couverture de la revue.
(3) Achille Astre est l’auteur, entre autres de Souvenirs d’art et de littérature. Gustave Geffroy, Louis Legrand, George de Feure, Achille Laugé. Paris, Éditions du Cygne, 1930. Dessins et bois par Achille Rouquet, George de Feure, Félix Vallotton, Achille Laugé et Auguste Rouquet. Et d’un Toulouse-Lautrec aux éditions Nilsson.

H. G. IBELS par A. ASTRE Revue Meridionale,
Février-Mars 1905, 20e année.


Parmi les peintres qui exposaient au salon des Indépendants en 1891, 1892, un des plus jeunes et non moins personnels, était H. G. Ibels dont le numéro précédent reproduisait la première gravure sur bois.
En décembre dernier, de passage à Carcassonne, l’Artiste qui donna un une conférence si intéressante à la Mairie sur les origines du Théâtre moderne, fut très amusé en voyant Achille Rouquet graver le bois ; il résolut à son tour de tailler la dure substance et assura la primeur de son essai à la Revue Méridionale. Nous avons éprouvé une joie intense en recevant cette planche suivie aussitôt de deux contenues dans ce numéro, parce que ce sont des débuts dans un art de la gravure, d’un Artiste, que j’estimai depuis longtemps alors qu’il se faisait remarquer par des œuvres vraiment originales, en peinture, dessin, lithographie, eau-forte, montrant l’ouvrier, la fille, les forains sous leurs aspects miséreux et si vrais.


J’ai encore présents à mon souvenir, parmi ses premières lithographies, la belle affiche de Mévisto, ayant au premier plan le chanteur qui observe sous un ciel gris qu’enfument des cheminées d’usine, un travailleur de terre dans un champ, courbé par le labeur, un militaire endimanché promenant sur la route qui borde le champ, un ouvrier fumant sa pipe, assis dans l’herbe des fortifs; ensuite ce dessin du Messager français représentant une grosse fille en chemise dans sa chambre aidant un troubade à ceinturer sa capote « j’ai un fils comme toi soldat ! » dit-elle avec amour; enfin ce pastel où une femme du peuple pressant son enfant contre le sein veut lui donner tout ce qu’il peut contenir.

Ces œuvres d’une belle simplicité, prises au hasard parmi les plus anciennes, témoignaient d’un ami de l’humanité et d’un grand artiste : Je désirais le connaître dans son intimité, tout en recherchant avec un intérêt croissant ce qu’il produisait. J’appris que son père était hollandais, sa mère de Toulouse, qu’il avait adopté Paris pour se livrer aux Beaux-Arts, suivant les cours de l’Académie Julian d’où il était parti après un stage de quelques mois, travailler dans un atelier privé avec quelques camarades qu’il adorait : Daumier, Guys, Degas ; en observation continuelle devant la vie des rues, celles des champs, très rapide à en saisir les manifestations synthétiques.
Banni comme la plupart des artistes créateurs des salons officiels, il envoya au Salon des Indépendants, chez le regretté Le Barc de Boutteville, à des expositions particulières, des pages fort expressives.


Une de ses peintures eut un succès colossal parmi les amateurs délicats et les ânes qui braient de joie lorsqu’ils passent devant une œuvre (1) ; elle faisait voir un gros hercule soulevant une énorme haltère dans une baraque en toile, avec pour admirateurs, les habituels spectateurs des deux sexes y compris les militaires ahuris, un pitre sec au maillot trop large donnant le signal des bravos, une femme à la poitrine débordante, en tutu jaune, tapant le tambour.
Cette interprétation du monde forain, la plus étonnante qu’il m’ait été donné de contempler, réunissant des types aux aspects brute et sentimental, animés par un dessin chercheur d’une audace et d’une énergie rares, au coloris brillant des notes plus vives, justes et harmonieuses, consacrait la renommée de l’artiste.

Suivirent plusieurs études de bateleurs en pastel ou peinture ; j’en acquis quelques uns que des amis trouvèrent comme moi d’une vérité criante, à tel point que lorsqu’il nous arrivait d’apercevoir au champ de foire une parade de ces nomades, nous étions d’accord pour dire, voilà des Ibels ! et cela ne s’est point perdu dans mon entourage.
Avec autant de maîtrise, Ibels fit défiler sous nos yeux les vedettes des cafés-concerts ; c’était Yvette Guilbert, c’était Jeanne Bloch dans les postures, avec les gestes que leurs nombreuses imitatrices ont fini par rendre si agaçants ; puis Kamhill, Irène Henry, la plantureuse Anna Thibaud, Camille Stéfani, Paulus, etc ; tous d’une parfaite ressemblance.
Le Théâtre Libre fut quelques temps l’objet de toute l’attention d’Ibels ; nous y avons gagné des silhouettes fort intéressantes de Gémier et Antoine dans leurs principaux rôles ; les programmes qu’il a illustrés pour certaines pièces datent de cette époque.


Par la façon dont il est campé dans ses poses familières, l’ouvrier a une importance considérable dans l’œuvre d’Ibels ; peu l’ont construit aussi solidement, et si n’a imité personne en le faisant vivre dans ses divers milieux, beaucoup l’ont pastiché dans sa forme, essayant vainement de le faire tenir debout avec du vide.
Des bouges où il a pénétré pour se documenter sont sortis des tableaux remarquables par la composition, une science exacte de coloris qui le classent parmi les meilleurs peintres, la trouvaille de cette atmosphère où se meut la fille qui fait profession d’amour : L’Invitation à Cythère ou une Vénus aux formes croulantes, mûre pour la retraite, déploie toute l’artillerie de ses séductions devant le Saint-Antoine, qui n’est autre qu’un jeune soldat résistant sans s’appuyer sur la vertu, est, entre tous, un drame triste.


Plusieurs hebdomadaires contiennent des dessins d’Ibels ; le Messager français, l’Echo de Paris illustré, l’Escarmouche dont il annonça la parution avec une affiche curieuse, l’Echo de la semaine, le Père Peinard insolent, mais libre, aux dessins pleins d’envergures.
Le Sifflet, réponse au Pstt, l’Assiette au Beurre, Le Cri de Paris, un livre, Les Demi-cabots tous les dessins de lui, une édition de La Terre de Zola en contenant des plus remarquables. Si vous feuilletez ce qu’il a produit jusqu’ici vous reconnaîtrez aisément que ce qui intéresse, préoccupe surtout ce maître du geste, c’est le vaincu.
Sa frappe d’apparence quelquefois grossière, ne l’empêche pas de se faire ressortir en d’exquises délicatesses et les colombines et certaines modernes, telles Jane Debary, Irène Henry, etc.


Je laisse cette étude incomplète, forcément, puisque Ibels, plein de santé à 36 ans, est en pleine possession de son art ; ses brillantes facultés d’observation devaient réveiller en lui de précieux dons d’auteur dramatique ; le Vaudeville a joué il y a deux ans avec un certain succès la Neige, et l’année dernière la Gaieté attira dans son immense salle, un public avide de connaître la Montansier, aussi intéressante à la lecture, qu’à la représentation.


Enfin Ibels s’est préoccupé du sort de l’artiste qui méconnu à ses débuts cède pour peu de chose, ses premières œuvres, alors que plus tard ou après sa mort des marchands ou amateurs se les disputent à de très gros prix ; ainsi Millet dont la Bergère, l’Angélus trouvèrent péniblement preneurs à quelques centaines de francs et qui ont atteint plus tard la première 1.200.000 francs, la deuxième 800.000. Il a fait présenter un projet qui a été adopté par le Conseil municipal de Paris ; et qui, codifié par le Parlement, réparera, pour les artistes et dans unecertaine mesure, les injustices de la destinée [I].


Achille Astre.



(1) Je les regardai au dernier salon d’automne, accompagnés de leurs dames, en extase devant ces Lautrec qui, dix ans auparavant, les faisaient rire aux larmes ; maintenant c’était les Cézanne qu’ils ne connaissaient pas encore, provoquant chez eux des manifestations hilares comme des pétarades de jument.

[I] Ce projet se trouve dans Une enquête sur le droit de l'artiste, publiée par Jean Ajalbert, Stock, 1905.


LE SALON DES INDEPENDANTS par H. G. IBELS
dans la Revue Méridionale de mai – juin 1905, N° 5-6, vingtième année.


Chaque année, cette manifestation artistique est une des plus importantes. Quelle jeunesse, quel enthousiasme, quel beau mépris des conventions dans la ruée vers tous les idéaux ! Sauf de très rare exceptions, toutes les œuvres exposées sont intéressantes, toutes témoignent d’un effort réel, et le succès des Artistes Indépendants est définitif. Trop définitif même, puisque nous voyons s’étaler, au bas de certaines œuvres, la mention : Acquis par l’Etat, donnant à ce salon une note officielle en désaccord avec sa belle devise : Pas de jury ! Pas de récompense ! Que l’on vende à l’Etats ou aux particuliers, c’est fort bien, et j’en suis heureux pour les artistes et pour la Société ; mais qu’on n’essaie pas de raccrocher les regards du public, en plaçant sur les cadres un écriteau quelconque, Acquis par l’Etat ou Vendu, semblant établir des distinctions entre les œuvres exposées.
Ceci dit, je manifeste librement ma joie d’avoir visité plusieurs fois cet intéressant salon.
L’exposition rétrospective des œuvres de Vincent Van Gogh était nécessaire, je ne la trouve pas assez complète.
Cet artiste extraordinaire, dont le génie confine souvent à la folie, restera un merveilleux dessinateur de paysages ; on peut citer son nom avec ceux de Claude Gelée et de Rembrandt. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les dessins faits à Avernes-sur-Oise (sic) en 1889, les Glaneurs, les Moissonneurs.
Une autre exposition rétrospective ; celle des œuvres de Georges Seurat est d’un enseignement salutaire, et prouve qu’une large conception ne peut pas être asservie à un petit procédé, que les mathématiques et les théories physiques n’ont rien à faire avec l’Art, et que peindre la lumière, en décomposant les tons, est une erreur quand on obtient comme résultat une décoloration de la nature ainsi exprimée.
M. Marquet ébauche heureusement des paysages parisiens. M. Stephanicz nous transporte dans de beaux décors de parcs et de jardins.
Quelques dessinateurs, et principalement des caricaturistes étrangers triomphent en ce Salon.
Je ne connais pas d’art plus méconnus, plus incompris que celui de la caricature, que l’on confond toujours avec l’art caractériste, justement défini par Raffaelli.
Je tâcherais d’être bref et concis.
Nous n’avons pas de caricaturistes en France : Forain, Steinlen, Hermann Paul, Louis Legrand sont des caractéristes.
Willette est un délicieux poète de la palette et du crayon.
Léandre réussit superbement la charge, son art est peuple, celui de Sem est bourgeois, et celui de Cappiello est aristocrate. Caran d’Ache est un merveilleux journaliste et dessine des chroniques fort amusantes.
Mais cherchez un caricaturiste pur, c'est-à-dire un artiste dont le dessin, sans légende, par la seule valeur comique du trait, et non du sujet, provoque le rire spontanément, tel Hokousaï au Japon, Busch en Allemagne ?
J’en ai trouvé au Salon des Indépendants, ce sont des étrangers : M. Blix, suédois d’origine et de nationalité, descend directement de Busch par le talent. Je salue en lui un caricaturiste pur dont les œuvres pleines d’esprit sont exprimées nettement, définitivement. Son compatriote, M. Arosénius, est aussi très amusant en ses œuvres, moins personnelles cependant que celle de M. Blix. M. Matthes, allemand, joint à une observation comique très puissante, une exécution très finie, très soignée, qui fera rechercher ses œuvres.
A côté de ces trois caricaturistes, il y a quelques caractéristes dont le talent s’impose.
Le lecteur a droit à deux définitions, par comparaison, je vais les lui donner :
Le caricaruriste réalise complètement son art par la valeur comique du trait, je ne trouve pas d’autre expression, avec ou sans déformation.
Le caractériste est un observateur de la vie, dont il saisit le côté caractéristique, qu’il accentue, déforme, par le dessin et explique par la légende.
Le dessin d’un caractériste peut être gai, triste, suivant le sujet, il n’est jamais comique par lui-même, et se passe difficilement de légende.
Le dessin du caricaturiste est comique par lui-même, se passe souvent de sujet et toujours de légende explicative.
Le caricaturiste s’exprime drôlement. Le caractériste exprime des choses drôles… ou tristes le plus souvent, puisqu’il est observateur né des mœurs de son époque, et que je ne connais pas d’époque gaie !
Je termine cette comparaison en me servant d’une formule souvent employée, pour permettre de saisir les nuances qui différencient deux choses semblables extérieurement :
« on nait caricaturiste… on devient caractériste »
Je signale maintenant les caractéristes dont les œuvres m’ont particulièrement attiré dans ce Salon.
M. Naudin est un admirateur de Callot, et son admiration ne l’empêche pas d’avoir une vision et une exécution très personnelle dans ses eaux fortes les Affligés.
Mlle Kollurtz est digne d’illustrer les œuvres de son compatriote Gérard-Hauptmann – l’auteur des Tisserands – La danse autour de la guillotine est une des plus fortes œuvres que je sache.
Le hollandais Van Dongen est loin d’être un inconnu. Ses dessins dans L’Assiette au Beurre l’ont de suite placé, de plus un chercheur, sa Descente aux enfers de la déesse Istar est une composition des plus curieuses, ses tableaux décèlent un effort incessant.
M. Dufresne, dans ses dessins et ses pastels, exprime heureusement des Paradis et des Chanteuses.
M. Noblet expose des croquis qui promettent un dessinateur puissant : et M. Schutzemberger enlève des silhouettes à la pointe du pinceau, avec une rare maëstria.
Je me suis efforcé d’écrire mes impressions, spécialement pour tenir les lecteurs de la Revue Méridionale au courant du mouvement artistique qu’on peut enregistrer, surtout au Salon des Indépendants. Qu’ils me pardonnent les répétitions de mots, tels que valeur, coloris, dessin, vision, harmonie, composition, ils constituent notre répertoire d’artiste, ils résument toutes nos recherches et l’on est encore un bel artiste quand on a satisfait aux exigences d’un seul d’entre eux.

H.–G. IBELS.



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