lundi 29 septembre 2008

Enquête L'ERMITAGE 1893 LE BIEN SOCIAL ?




En Juillet 1893 la revue L'Ermitage publie les premiers résultats d'un « référendum » sur l'organisation de la société, effectué auprès des écrivains. Voici la question qui leur était posée :
« Quelle est la meilleure condition du Bien social, une organisation spontanée et libre, ou bien une organisation disciplinée et méthodique ? Vers laquelle de ces conceptions doivent aller les préférences de l'artiste ? »
Avant de donner quelques exemples des réponses reçues, il faut revenir sur la question posée, que fallait-il lire derrière « organisation libre et spontanée » et « organisation disciplinée et méthodique » ? les promoteurs s'expliquant dans un épilogue, nous dévoilent la volonté qui a été la leur : « on avait voulu éviter dans la formule le mot socialisme, source d'équivoques, et le mot contrainte, de nuance trop défavorable », on verra que les écrivains ont pour beaucoup compris que « l'organisation libre et spontanée » caché le mot d'anarchie et « l'organisation disciplinée et méthodique » celui de tyrannie.
Le référendum paru en deux partie, la première publication donne les réponses de la jeune génération (numéro de juillet 1893), la deuxième (numéro de novembre 1893) celles de la génération précédente.
J'ai choisi d'extraire quelques réponses, qui m'ont semblé significatives, parmi les écrivains dont les noms ont encore une résonance, même très légère, aujourd'hui.


Gourmont (Remy de). - Sûr d'être toujours broyé par la machinerie sociale, l'artiste doit se méfier – de tout.

Hérold (Ferdinand). - L'entente sociale, à qui, pour base, il faut la sympathie, doit avoir comme seuls buts d'assurer à l'homme le moyen de vivre, et d'empêcher qu'un individu ne s'empare d'un pouvoir matériel qui lui permette d'exploiter à son profit ou d'opprimer un autre individu. Nul en effet n'a le droit d'ordonner quoi que ce soit à autrui, et chacun a le droit de vivre, de penser, de parler, d'aimer, comme il l'entend. Le communisme économique, joint à l'anarchie politique, intellectuelle et morale, me semble assurer, seul, le libre développement des personnalités ; et, par suite, j'estime que c'est à lui que doivent aller les préférences de l'artiste.

Maeterlinck (Maurice), de Gand. - Il me semble que la meilleure condition du bien social serait une organisation libre et spontanée ; mais une telle organisation sera-t-elle possible, tant que les hommes n'auront pas avec la vie les mêmes rapports que les poètes et les sages ont avec la beauté ?

Masson (Paul). - Pour répondre à cette question, il faudrait tout d'abord s'étendre sur ce qu'on dénomme le Bien social, tâche qui exigerait plusieurs volumes ; force nous est donc d'ajourner provisoirement la solution du problème. Quand à décider vers quelle conception doivent aller les préférences de l'artiste, il est certain qu'aujourd'hui dans les estaminets la doctrine du « bon tyran » tend à prévaloir, mais ces une mode qui passera, comme celle du suffrage universel et de l'anarchisme, avec lesquelles il serait désirable qu 'elle alternât.

Maubel (Henry), de Bruxelles. - L'artiste préférera l'idéal au réel. La conception d'une organisation sociale spontanée et libre me semble être toute idéaliste, c'est à dire anti-politique. Je la préfère. Quand au bien social, deux espèces de travailleurs en fournissent la matière aux sociologues : les producteurs du capital matériel et ceux du capital spirituel. Il faut évidemment que ceux-ci puisent aimer, penser, souffrir et travailler en paix.

Mauclair (Camille). - La logique glorifiant la sensibilité, l'exaltation de l'être en harmonie avec les lois naturelles, s'estimer en autrui comme en soi-même, n'opprimer ni soi ni les autres – et ces deux respect se coordonnant – voilà mon formulaire d'éthique. C'est dire que je veux toute spontanéité. L'être et l'état ne se soutiennent que d'un constant afflux d'émotions : émotivement, nous mourront de méthode et de discipline. Je pense qu'il faut remédier avant tout à ce raréfiement du pathétique : auprès de cela, le désordonnement – d'ailleurs passager et atténuable – d'une libération sociale trop soudaine, est un inconvénient secondaire. Je dis ceci en artiste et en homme – mêmes mots pour moi qui instaure de ma vie une parallèle oeuvre d'art. Sentir intensément ! Mais c'est la seule parole que je consentirais à crier dans les rues ! Dans la vie et dans l'art, l'événement est l'effet du magnétisme individuel.

Michelet (Emile). - Il ne peut exister d'organisation spontanée et libre, puisque toute organisation exclut fatalement la spontanéité et la liberté. Pour le Bien social le desideratum m'apparaît : liberté et spontanéité à outrance sur le plan immatériel, discipline et méthode sur le plan matériel. Quand aux préférences de l'artiste, elles iront toujours, à mon avis vers la liberté sans limite.

Merrill (Stuart), de New-York. - L'art étant l'affirmation suprême de la volonté, l'artiste doit rechercher la liberté qui lui permette cette affirmation. Mais s'il est anarchiste dans l'absolu, il ne peut être que socialiste dans le relatif, car il n'est pas de liberté possible sans entente commune de tous les citoyens. Il faut que chacun sacrifie quelques libertés inférieures, afin que tous jouissent de liberté supérieures.
La question sociale de l'heure présente est surtout économique : c'est une question du ventre, comme l'a dit Schaeffle. Avant que tous gagnent la liberté d'agir de penser ou de rêver, il faut que tous s'organisent contre la faim. Or cette organisation ne peut être abandonnée à la spontanéité des individus : l'anarchie économique n'aboutirait, comme elle n'a dès aujourd'hui abouti, qu'à l'accaparement des moyens de production par la minorité, donc à la surproduction d'une part, à la sous-consommation de l'autre.
Le socialisme seul, en identifiant l'intérêt de chacun avec celui de tous, est capable d'harmoniser les égoïsmes économiques. La Cité future serait, tel un beau poème, une manifestation de la liberté soumise à l'ordre.

Pujo (Maurice). - Je crois que l'intime nature de l'homme peut se définir par l'Action. Le libre déploiement de l'Action, l'expansion absolue de l'individu, expansion obtenue non par l'égoïsme, mais par l'amour et la sympathie, tel est l'idéal moral. L'idéal social sera la coordination des actions diverses s'aidant, se déterminant et se limitant mutuellement : un minimum possible de gouvernement. Au terme c'est l'Anarchie que seul peut réaliser le véritable artiste s'il arrive à renier en lui tous les principes de limite pour laisser son âme et son oeuvre à la pure liberté, à la pure Activité créatrice, dont la conscience est pure Emotion.

Quillard (Pierre). - Toute hiérarchie politique ou sociale est nécessairement arbitraire, stupide et malfaisante, qu'elle repose sur la force brutale, la puissance de l'argent, le respect de la tradition ou le mandarinat. Les artistes ne peuvent que souffrir, de même que leurs frères en servitude, de toute organisation autre que spontanée et libre. La méthode et la discipline supposent l'identité absolue de toutes les nomades humaines, les traitant en pure abstractions et supprimant par avance, au nom des lois chimériques, tout ce qui distingue un individu d'un autre individu et en fait réellement une « personne ». Toute oeuvre d'art, comme exceptionnelle et unique, équivaut à une négation de la règle et nul artiste conscient ne saurait s'accommoder d'un état de choses où rythmer un poème ou une symphonie, peindre une toile, tailler un bloc de marbre fait de lui immédiatement une espèce de malfaiteur, ainsi du reste que n'importe quel acte non prévu par la sagesse incertaine, hésitante et caduque de l'autorité.

Rachilde. - D'abord, il faut tout démolir. Ensuite, quand tout sera par terre, on se réunira spontanément sur une place publique (s'il en reste une), et on avisera aux moyens de tout reconstituer ; mais, comme il n'est guère possible de s'entendre en liberté, chacun voulant crier plus fort que l'autre, on plantera une borne, on déléguera des gens pour monter dessus, et, d'instinct, on les choisira sonores, c'est à dire creux.
D'où les députés.
Puis il pleuvra (il finit toujours par pleuvoir). Viendra donc l'idée méthodique de couvrir les orateurs d'un parapluie. Du parapluie au fronton grec, il n'y a qu'un pas à faire... en arrière. On le fera, et les pas en arrière, c'est le principe de toute discipline.
D'où la Chambre.

Retté (Adolphe) : Si l'homme libre existait réellement, l'idéal social lui serait sans doute formulé par la devise de Thélème : « Fais ce que voudras. »
Il y a un autre idéal aussi séduisant : la théocratie telle que la réalisèrent en Egypte, les prêtres d'Isis et leurs élèves : les Pharaons des belles dynasties. Mais, en application dès les siècles, hier, aujourd'hui, demain les choses sociales furent, sont et seront triturées par les Malins et à leur profit exclusif.
Il faut se résigner, se créer sa Thélème ailleurs – peu-être plus haut – ou se fonder une théocratie de rêves.

Schwob (Marcel). - L'association n'est pas une fin, mais un moyen ; la civilisation n'est point une académie, mais une école.

Vielé-Griffin (Francis), de New-York. - Mes chers confrères, votre question est ambiguë :
Si vous considérez le futur Bien Social comme établi, il devra reposer par hypothèse, à mon sens, sur la spontanéité et la liberté ;
Si vous envisagez l'état révolutionnaire transitoire, il pourra être, selon des éventualités impronosticables, anarchique ou dictatorial et, peut-être, successivement l'un et l'autre.
L'art étant d'essence anarchique, c'est-à-dire spontanément et librement hiérarchique, contemple, par delà les crises contingentes, l'eurythmie humaine ; il appartient à l'artiste de réclamer l'absolu, ne dût-on obtenir que le relatif.

Vallette (Alfred). - Quand on est un, on se contredit ; quand on est deux on ne s'entend guère ; quand on est trois, on ne s'entend que par hasard ; quand on est le Parlement, on ne s'entend plus ; quand on est une société, on ne « s'entendra » jamais : voilà infirmée la proposition d'une organisation libre et spontanée. Reste l'autre : la trique avec méthode si vous y tenez. Et l'artiste, en tant qu'artiste, n'a rien à voir dans la question.

Wilde (Oscar), de Londres. - Autrefois, j'étais poète et tyran. Maintenant je suis artiste et anarchiste.

Un de nos amis nous a envoyé sa réponse au Referendum artistique et social publié dans notre dernier numéro trop tard pour que nous puissions la joindre aux autres. Nous la donnons ici :

Si vous me dites : « Je suis patriote », montrez-moi votre livret afin que je m'assure que vous avez été, que vous êtes encore soldat.
Si vous me dites : « Je suis socialiste », prouvez-moi d'abord que, volontairement pauvre, vous vivez de peu et distribuez le reste. Et les misérables vous permettront de vous occuper d'eux, et même, après avoir mangé, ils vous pardonneront, quand emporté au delà du but, vous vous égarerez dans le rêve.
Sinon laissez l'artiste à son art, où libre, égoïste, mais inoffensif, il barbote assez comme ça.

Jules Renard.


Réponses du n° de novembre 1893 :

Mallarmé (Stéphane). - Une organisation libre et spontanée aujourd'hui jaillissant se fige avant des siècles en tant que traditionnelle puis autoritaire, faute cela de varier dans son dessin à l'infini (l'espèce manquant même pour ses satisfactions et son intérêt, d'imagination) : ou si abstraitement on établit un état tout de suite comme fatal, après du temps chacun a lieu d'y retrouver son propre vouloir, l'habitude aidant et l'impossibilité selon lui que ce soit autrement, bref, que cette organisation disciplinée et méthodique.
N'intéresse l'artiste, du moins le littérateur, que ce qui concerne l'homme, seul et dans un raccourci, vis-à-vis du monde ; les théories sociales, elles s'équivalent, presque opposées : et je sais que je ne m'inquiète ou ne m'indigne sinon quand je vois au nom de l'esprit individuel ou collectif molester du pauvre monde, où je me place.

Picard (Edmond). - L'Anarchie, mot que votre questionnaire hésite à prononcer ; qu'il remplace par cette circonvolution Organisation libre et spontanée, avec raison peut-être, avec opportunité assurément puisque l'exaltation des uns et la badauderie des autres l'ont détourné de son sens scientifique et humanitaire ; l'Anarchie; alors même qu'elle ne serait pas la meilleure condition du Bien Social, est, pour moi avec la clarté de l'évidence, la meilleure condition de l'Art. Elle le sauve de ces servitudes amoindrissantes : les préjugés d'école et les disciplines académiques. Chaque artiste libre dans l'Art libre me paraît la devise suprême. Qu'importe pour ce domaine esthétique où se meuvent nos préoccupations de lettrés qu'on puisse discuter si l'Anarchie, telle que l'on comprise et codifiée des esprits aussi nobles et aussi fraternels que Reclus et Kropotkine, est aussi la meilleure condition du Bien politique !

Lemonnier (Camille). - L'art, étant d'essence libre et spontané, exige, pour se développer plénièrement, un milieu spontané et libre. Une organisation méthodique et disciplinée ne serait pour lui qu'une contrainte et une entrave. Il y perdrait sa sève et sa force, ne serait plus que l'effort contrarié d'une plante poussée à l'ombre et qui péniblement s'oriente à la lumière.

Mirbeau (Octave). - Les questions que vous me posez sont fort complexes et demanderaient de longues pages pour être traitées. Je ne puis donc que vous indiquer brièvement, et sans les étayer d'arguments, mes préférences.
Je ne crois qu'à une organisation purement individualiste. Sous quelque étiquette que l'Etat se présente et fonctionne, il est funeste à l'activité humaine et dégradant : car il empêche l'individu de se développer dans son sens normal ; il fausse ou étouffe toutes les facultés. Je ne conçois pas qu'un artiste, c'est-à-dire l'homme libre par excellence, puisse chercher un autre idéal social que celui de l'anarchie.

Zola (Emile). - Je suis un évolutionniste et je ne crois au progrès que par le développement normal de l'humanité, à travers les milieux physiques et historiques qu'elle traverse. Les Révolutions ne sont que des crises qui peuvent hâter ou retarder la marche en avant. Mais les siècles n'en sont pas moins comptés pour le voyage des peuples vers le peuple unique.

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