vendredi 30 mai 2008

Les prunelles glauques des têtes de veaux



Têtes de veaux







Alors que j'étais enfant, il me semble avoir connu une fillette dont les yeux me remplissaient d'idéal, mais cette vision c'est évanouie de ma mémoire.

Maintenant je ne peux regarder sans être attendri, à l'étal sanglant d'un boucher, les adorables têtes pâles aux oreilles pointues et délicieusement contournées des jeune veaux qui, il y a quelques heures, étendus parmi les luzernes, ruminaient le lait tiède de leur mère, bercés par le chant plaintif et monotone de l'océan qui se heurte aux îlots de goémons, se cabre, s'évanouit en panaches volatils et vient se traîner en longues vagues aux pieds des grèves assoupies.

O têtes enfantines combien j'aime vos airs résignés, vos grands yeux et votre pâleur ! Vous semblez avoir été accrochées, à l'étal du sinistre marchand, par la main de cette fée, ensemenceuse de rêves, qui pose des gerbes de sourires parmi les rides des murs et encadre de lilas les fenêtres des orphelines. O têtes délicates, empreintes de l'essence des pays aimés – tel l'écho des conques rosées qui constellent l'or des sables – chaque fois qu'au détour d'une rue vous me tirez la langue, je vois errer en vos prunelles glauques toutes les lassitudes de l'Océan Incompris.

Paul LECLERCQ


REVUE BLANCHE, n° 19, mai 1893.


Paul Leclercq (1872-1956), poéte et écrivain, fut l'un des fondateurs de La Revue Blanche. Poète délicat, évanescent presque, sensible jusqu'à retrouver l'idéal de sa jeunesse dans les prunelles glauques des têtes de veaux, fut un proche de Toulouse-Lautrec et de Jean de Tinan dont il était le condisciple à l'Ecole Monge.

Bibliographie :

Ibis. Paris : Edition de la "Revue blanche", 1893, in-16, 71 p., planche.

L'Etoile rouge. Paris, Edition du "Mercure de France", 1898, in-32, 131 p., ornementation par Toulouse-Lautrec.

Jouets de Paris. Paris, librairie de la Madeleine, 1901. in-12 agenda, 73 p., couverture illustrée par Toulouse-Lautrec.

Album de Paris. Jouets de Paris. Jouets des champs. Parisiennes. Fleurs et masques. La Sidonie. Bérangère. Paris, H. Floury, 1903. in-8 ̊, 157 p., couverture illustrée.

Aventures de Bécot. Paris, Editions de la "Vie parisienne", [1908] in-16, 236 p.

La Boutique d'Arlequin. Paris : Fontemoing, 1913, in-16, 288 p.

Autour de Toulouse-Lautrec. Paris, H. Floury, 1921. In-4 ̊, 48 p., portrait, pl., couv. ill. Réédition : Genève, Pierre Cailler, 1954, "Ecrits et documents de peintres", 1954, petit in-12, 130 pp., 4 illustrations couleurs hors texte contre collées.

Paradis perdus. 3 lettres par P. Daxhelet. Paris, Librairie des Champs-Elysées, Liège, éditions de l'Oeuvre des Artistes, 1931. in-16, 109 p., 3 ill., 2 photographies montées dont 1 portr., 2 fac-sim. Contient des lettres, dont 2 en fac-similé, de Paul-Jean Toulet et de Pierre Louys à l'auteur. Contient trois lettres de P.-J. Toulet, une sur une carte postale non datée et les autres datées des 10 janvier 1908 et 29 avril 1912. Les deux premières lettres sont en fac-similé.

Il donna de nombreux poèmes, articles et contes, notamment dans la La Revue Blanche et le Mercure de France, Livrenblog y reviendra peut-être.

Voir son portrait par Toulouse-Lautrec sur le site du Musée d'Orsay.

jeudi 29 mai 2008

SUR LA TOILE

Christine Serin nous informe de la mise à jour de son site consacré à Jean Lorrain :

Ne pas oublier la parution du numéro 6 de l'excellente revue de littérature L'Oeil bleu.

Si comme moi vous ne connaissiez d'Emile BOISSIER que la préface que lui offrit Paul Verlaine pour son premier recueil de poèmes, la lecture des blogs, Les Féeries Intérieures de SPiRitus et celui de C. Arnoult consacré à Han Ryner, vous sera une fois de plus profitable. Le premier lui consacre un billet biographique, puis nous donne un poème, La Camargo, dédié à Mme Saint-Pol-Roux. L'autre entoile une étude de Han Ryner consacrée au poète nantais et parue dans Prostituée, ainsi que des extraits du Crime d'obéir, roman de Han Ryner, pour lequel Emile Boissier servi de modèle pour le personnage du poète Emile Bonnier.

FLORIAN-PARMENTIER est lui aussi à l'honneur ces jours-ci, nous avions déjà signalé, ici, le billet et les bibliographies parus dans L'Alamblog, C. Arnoult complète une fois encore nos connaissances en entoilant les compte-rendus de Par les routes humaines, et de L'Ouragan par Han Ryner.

Sur le blog des Editions Cynthia 3000 une ballade photographique et poétique sur les traces de Fagus.

Pour compléter la préface de Verhaeren au catalogue d'une exposition d'Henri Edmond Cross entoilée, ici, voir sur le site du Musée d'Orsay la reproduction, la description et la notice consacrées à L'Air du soir, les liens méneront les plus persévérants vers sept autres tableaux de Cross.

A lire : Maurice Mac-Nab, Poèmes mobiles et incongrus.

La Maison Philibert de Jean Lorrain, L'Arbre de Georges Rodenbach, Mémoire pour un avocat d'Octave Mirbeau, entre autres, sont téléchargeables au format PDF sur le site des Editions du Boucher. Paul Adam, Barbey d'Aurevilly, Baudelaire, Huysmans, Maupassant, Poe, figurent au catalogue de cet éditeur de livres numériques.

A voir : Sur le site de la maisonnette d'édition, les Ames d'Atala, un dessin animé d'Emile Cohl, Fantasmagorie, 1908. On peut (on doit) aussi y télécharger le N° 1 de Amer, revue finissante et foncièrement décadente, Pierre Louÿs, Richepin, Mirbeau, Schwob, Maupassant, Libertad et d'autres vous y attendent.

J'avais oublié en son temps de signaler la sortie du N° 5 de la revue Le Grognard, voilà qui est fait.

A suivre : la rubrique Gendelettres du site consacré à Laurent Tailhade, Les Commérages de Thybalt, dernier ajout : Biographie d'Hippolyte Buffenoir par Nelly Sanchez. Une rubrique qui s'étoffe de plus en plus de notices indispensables.

Au sommaire de Lyrique(s) la revue littéraire permanente des Editions du Clown Lyrique : Henri de Régnier et Pierre Loti, par Maxime Soubeyran.

Saisir Rimbaud, Le Rêve de Bismarck dans votre moteur de recherche préféré, pour lire le texte de Rimbaud retrouvé ces jours-ci. Ici, vous pouvez lire le Rêve de Bismarck décrit par Ernest Delahaye.

Sur le site des Amateurs de Remy de Gourmont, voir la collaboration de Remy de Gourmont à la revue Le Coq Rouge par M. Lugan, qui recense les revues auquelles participa Gourmont. Pour être tenu au courant régulièrement des nombreuses nouveautés, mises à jours et informations de ce site ultra complet, s'inscrire à la lettre d'information (envoyer un courriel aux Amateurs).

mardi 27 mai 2008

DANIEL fragments d'un roman de Julien LECLERCQ


Décidément les « honnêtes » gens ont de vilaines âmes.

Julien LECLERCQ n'est pas un inconnu des habitués de livrenblog, il faudra ajouter à la bibliographie que je donnais alors, le fragment d'un roman inachevé, publié d'après un manuscrit retrouvé, dans le Beffroi de janvier 1903, fascicule 31 4e année (Pages 24 à 28).

DANIEL

(Fragments inédits)

« Croyez-vous qu'un homme qui
achève son âge sans avoir aimé soit
vraiment entré dans les mystères de la
vie, que son coeur lui soit connu et que
l'étendue de son existence lui soit
dévoilée. » Oberman. (Senancourt).

23 Octobre 188...

Je suis en route et je t'écris à la hâte dans un buffet de gare. Nos adieux silencieux me laissent des regrets, presque des remords. Au moment d'une séparation qui durera longtemps, n'avons nous donc rien à nous dire ? L'heure était solennelle et, dans un désir de consacrer notre amitié, je réclamais en vain de mes sentiments des paroles définitives. Mais le train allait partir, André !... et il faut la vie pour se dire certaines choses.
Quatre heures durant, à travers un pays plat, j'ai vu s'allonger une plaine rousse sous ce ciel gris et bas d'automne. J'ai pressenti les lents jours de ma prochaine existence solitaire, et non pas sans effroi. Pourtant je ne pourrais plus retourner en arrière. Alors, je fuis ?... Oui. J'ai peur et je me sauve : voilà le secret de mon départ. Et comme ces fuyards qui, dans leur frayeur, craignant de ne pas s'enfuir assez loin je cours à une extrémité. De la foule je vais à la solitude, de l'agitation au calme, de l'activité stérile à la méditation. Tout me chassait.
Adieu ! Je t'embrasse.

Menart-Aéres... 26 oct. (1)

Au lieu de poursuivre tout droit ma route j'eus l'idée malencontreuse de m'arrêter ici. J'ai l'excuse d'y être né et d'aimer certain carillon détraqué qui me raconte d'enfantines histoires, intéressantes pour moi seulement : rien ne me les rappellerait si l'antique beffroi ne survivait pas à la démolition des vieux quartiers. La ville m'est devenue étrangère depuis qu'elle est neuve. Ma première intention était de n'y pas séjourner plus d'une journée mais, après un pèlerinage à la tombe de mon père et de ma mère, la fantaisie me prit de visiter quelques membres de ma famille, non pas que j'eusse pour eux grande affection ; je t'avoue même que j'obéissais moins aux convenances qu'à la curiosité de revoir des gens que j'avais tour à tour indignés, scandalisés ou étonnés, n'ayant jamais souffert de tutelle, depuis qu'à mes vingt ans accomplis j'ai quitté A... un beau matin, sans prévenir. Le trouble de ma pensée fait de moi en ce moment un personnage volontiers taciturne qui devait inévitablement conquérir des esprits froids et bornés. Mon silence me donnait un air confus d'enfant prodigue, leur semblait un acquiescement à leurs idées, convenait à la vacuité de leurs âmes et nous mettaient tous sur le pied d'égalité.
Me taire devant des gens qui ne pensent pas, quelle habilité de courtisan, si mon attitude avait été préméditée ! Ajoute à cela que, pendant ces cinq dernières années, dans mes rares lettres, je n'ai pas manqué d'embellir ma situation même aux jours les plus pénibles d'il y a trois ans : j'avais revendiqué ma liberté et ne voulais pas être plaint. On savait mes relations ; par mes soins le bruit de mes petits succès était parvenu jusqu'à eux, exagéré. A l'accueil qu'on me fit je sentis mon prestige. On me fêta, et, je consentis à rester, ma réelle appréhension d'arriver au but de mon voyage en fut aussi un peu la cause. Le premier jour fut morne, on s'attendait à des révélation, à des narrations sans fin qui eussent comblé leur vanité. Je les décevait en souriant malicieusement et j'exerçais ma modestie au bénéfice de mon orgueil. Mes intimes préoccupations m'élevaient bien au-dessus d'eux. Notre insignifiant bavardage m'inspirait mille réflexions. Mais je souffre tant – tu le conçois ? - que dès le lendemain, provoqué par des questions si niaises, mon silence me devint insupportable. Parler, parler beaucoup me fut un soulagement. Mon exaltation atteint vite à un paroxysme qui stupéfia mes auditeurs. Quand je leur eux confié mes projets d'existence indépendante avec une véhémence de révolté et quand je leur eus appris que, sans autre ressource jusqu'à de plus hautes conquêtes futures que mes maigres rentes, j'avais renoncé à une position qui m'entravait, oh ! Ce fut alors un blâme dont les termes m'exaspérèrent. Je t'épargne toutes ces sottises, mon cher André ! Elles sont légendaires. On m'accordait de l'intelligence mais on concluait à de la folie. Dans la chaleur de mon discours une lumière soudaine jaillie de mon coeur et mes nerfs m'éclaira sur la suite de ma décision spontanée. Cet élan de sincérité ardente ressuscitait en moi un mort oublié. A ce moment, si j'avais hésité à continuer mon chemin, ma volonté se serait affermie. Mais j'avais beau m'expliquer éloquemment, parler du salut de ma pensée, leur montrer la nécessité pour ma paix future d'une retraite loin des influences mauvaises, je me heurtais à une ignorance inébranlable. On me servit quelques préceptes sur l'existence que doit mener un homme raisonnable et honnête. Mes moralisateurs se donnaient indirectement comme exemple. Régler son existence sur la leur ce n'est pas plus difficile de dresser un compte de blanchisseuse. Tout ce qui compose l'extérieur de la vie est prévu, mais tout ce qui fait la joie intime du coeur et de l'intelligence c'est l'inconnu pour ces antropoïdes (sic). Leur sensibilité n'a pas de plus haute expression que les rires à un mariage et les pleurs à un enterrement. Décidément les « honnêtes » gens ont de vilaines âmes. En trois jours j'ai entendu et vu de quoi écrire trois de ces ennuyeux romans dont la formule est à la portée de tout le monde et qui font la gloire des reporters et employés de ministère qui veulent jouer à l'homme de lettres et ses sentent d'irrésistibles vocations. Je suis très surexcité. Enfin ! Demain matin je pars et demain soir je serai à Saint-Maurice devant la mer.

Saint-Maurice (Berk-sur-Mer) 28 Octobre.

Saint-Maurice à cette époque est désert, les chalets abandonnés sont clos. J'ai loué une vaste chambre dans un vaste hôtel situé sur la plage. Cet hôtel encombré de baigneurs pendant la saison d'été est vide ou à peu près. Une jeune dame, son enfant et sa bonne en sont avec moi les seuls pensionnaires. L'enfant se meurt d'anémie comme moi-même autrefois lorsque je suis venu ici passer deux années entières et me reconstituer. Je suis arrivé hier soir vers six heures, à la nuit tombée. Huit ans auparavant vers la même date (la veille de la Toussaint) à la même heure du soir, mon père, avec des précautions de nourrice me descendait de la même voiture au même endroit. J'ai revu ce tableau comme je mettais le pied sur la roue avant de toucher terre. J'étais alors un grand garçon de seize ans plus pâle, plus maigre qu'aujourd'hui et affaibli au point de porter à peine son pauvre corps si léger. Mon père me choyait comme un condamné dont on veut adoucir les dernières semaines. Hier, il m'est apparu, la physionomie désolée, et j'ai cru entendre sa voix qui était sourde et câline. - « Daniel, appuye-toi sur moi, mon petit ! » - Je me suis retourné pour le chercher des yeux, mais cette fois je vis un mort triste, à la longue barbe blanche, étendu sur un lit de parade à la lueur des cierges. Une atroce minute d'émotion qui m'égarait ! Le souvenir m'entrait dans le coeur par tous les sens. Le vent salé me soufflait dans le nez : à droite, à gauche, la silhouette pittoresque des chalets alignés sur une voie qui s'évasait jusqu'à une immensité de ténèbres où se confondait la grève, le ciel et la mer dont j'entendais le bruit sans la voir. J'enfonçais dans le sable jusqu'aux chevilles ; mon premier soins fut de me baisser et d'en prendre une poignée qui me filtra dans les doigts. Après un dîner vite expédié dans une petite salle isolée, je gagnai ma chambre et je passai à ma fenêtre, devant de rares étoiles et les feux lointains de quelques bateaux, une morne soirée. Je me suis attardé là, tout au passé qui défilait comme les images d'un vieil album retrouvé qu'on feuillette distraitement. Jusqu'à présent le passé avait toujours reculé dans l'oubli et mon imagination n'embrassait que l'avenir. J'ai vingt-cinq ans et ce retour subit aux choses d'autrefois a une signification. Peut-on gravement songer à l'avenir, sans regarder dans le passé ?...

Julien LECLERCQ

(1) Le ms. Porte Menartières, l'A est une correction après coup. Le mot est l'anagramme à peine formé d'Armentières (Nord). C'est là que Julien Leclercq était né en 1865. Après une existence malheureuse, mais qui finit par un amour suave, en Finlande, le poète de Strophes d'Amant mourut à Paris en 1901. Pour plus de détails voyez : A.-M. Gossez : Poètes du Nord, p. 176. Ce fragment appartient à un roman inachevé : Daniel, dont seules ces pages furent écrites le 17 Octobre 1891.

Est-il besoin de rappeler que la revue Le Beffroi était, à ses débuts, publiée à Lille, fondée par Léon Bocquet, elle recrutera ses collaborateurs parmis les poètes et écrivains du Nord. Julien Leclercq étant originaire d'Armentières, ce fragment d'un retour au pays natal, avait sa place dans la jeune revue.

La physionomie de Julien Leclercq. 1892, le Théâtre d’Art, le Cantique des Cantiques de P. N. Roinard, par Julien Leclercq. Willy et Julien Leclercq : Quand ils se battent.

vendredi 23 mai 2008

Actualité : Le Rêve de Bismarck par Ernest Delahaye.

RIMBAUD au Progrès des Ardennes

Les Vieux journaux n'intéressent personne.

Un bouquiniste de Charleville-Mézières, achète quelques numéros du Progrès des Ardennes, il y cherche Le Dormeur du Val de Rimbaud, car il connaît la légende qui dit que le poème de Rimbaud aurait été publié dans ce journal.
Ne trouvant aucun textes signés de l'enfant de Charleville, le bouquiniste met son lot en vente, mais les vieux journaux n'intéressent personne (1), il traîne alors son paquet de canards de foires en salons. Les chineurs, les libraires, les documentalistes, les chercheurs, les universitaires (combien de Rimbaldiens parmi eux ?), sont passés devant les pages jaunies et trouées de ces Progrès des Ardennes glissés dans une pochette plastique, sans leur accorder la moindre attention. Décidément il n'attirent pas le regard ces pauvres épaves, ils n'ont pas la renommée des revues d'avant-garde, ne se parent pas en première page de gravures destinées à finir dans une Marie-Louise, pour décorer nos murs, non, ce sont de simples vieux journaux et les vieux journaux n'intéressent personne.
Que n'a t'il lu une bonne biographie de Rimbaud ou les souvenirs de Delahaye, ce bouquiniste, il aurait alors su que Rimbaud avait envoyés des poèmes à Emile Jacoby, mais que le fondateur du Progrès des Ardennes, se refusait à publier des vers en période guerre, « ce qu'il nous faut, ce sont des articles d'actualité et ayant une utilité immédiate » lui répondit-il par l'intermédiaire d'une note dans le journal. Il aurait alors su que Rimbaud s'était choisi pour l'occasion, le pseudonyme de Jean Baudry. Il aurait même put lire dans les souvenirs de Delahaye la description de l'article de son ami, Le Rêve de Bismarck (Voir ci-dessous).

Un cinéaste marseillais, Patrick Taliercio, en repérage à Charleville pour un futur film sur Rimbaud, lui, ne s'y est pas trompé, il achète le lot de six journaux se trouvant alors dans la vitrine du bouquiniste et découvre dans le numéro du 25 novembre 1870 l'article de Rimbaud.
Ce qu'il y a de plus miraculeux dans cette découverte, c'est bien la « science » du découvreur, la connaissance qu'il a de la biographie de Rimbaud, dans un monde qui zappe les informations, celui-ci s'est souvenu de ses lectures, il fut le seul.
Miracle ! Il reste des lecteurs et ils se souviennent.
Depuis les spécialistes se sont penchés sur le texte, les journaux l'on reproduit. Les plus enthousiastes y voient «la plus grande découverte littéraire du siècle» (M.-E. Nabe), d'autre plus circonspects, plus lucides, « un écrit de circonstance » (J.J. Lefrère) une « découverte extraordinaire, même si ce n'est pas un grand texte de Rimbaud » (S. Murphy).
Les journalistes ne reculant devant aucun raccourcis, nous transforment du même coup Rimbaud en patriote... Ils leurs suffit que le jeune Ardennais s'en prenne à Otto von Bismarck pour le confondre avec la foule « prudhommesquement spadassine » dont il se moquera quelques temps plus tard. D'autres ont d'un coup reconnu « une prose au style si caractéristique » dans cette courte fantaisie... La palme de l'enthousiasme aveuglant le jugement, revient pourtant à Marc-Edouard Nabe, pour qui la ponctuation de ce texte préfigure celle de Céline... pas moins !

Le Rêve de Bismarck (Fantaisie) de Jean Baudry, première publication d'Arthur Rimbaud connue à ce jour, est désormais en ligne un peu partout, chacun pourra donc se faire une idée.


(1) Le collectionneur recherche surtout de l'image. Les acheteurs de vieux journaux sont souvent des maniaques, collectionneurs de « thèmes » : catastrophes, accidents, avions, vélos, ballons, bateaux, meurtres, moulins, animaux, villages natals... que sais-je encore. Les plus lettrés vont jusqu'à collectionner les textes sur les mêmes sujets. J'en ai même vue se promenant dans les salons du livre, une pancarte autour du cou annonçant qu'il recherchaient « tout » sur tel ou tel race de chien, tel ou tel village.

Bismarck est abominablement saoul. Un Bismarck autrement n'aurait été, je suppose, accueilli par personne. Donc il est « rond comme une cosse », Monsieur le Chancelier de l'Allemagne du Nord. Et il rêve, accoudé sur sa table où s'écarte une carte de France. L'oeil alourdi par l'ivresse, l'oeil clignotant du monstre suit l'index qui tourne, tourne... autour de Paris... qu'il faut prendre... s'arrête ça et là, marque des points de repère : Etampes, Soissons, Versailles, repousse d'un geste furieux des choses là-bas, sur la Loire... tourne, tourne encore... peu à peu rétrécit le cercle fatal ; puis l'homme se penche, il pose enfin sur le point voulu sa pipe de porcelaine dorée... voluptueusement il grogne... mais l'oeil se ferme, la grosse tête chenue s'incline, s'affaisse... il dort – tellement saoul !... - Tout à coup un cri, un hurlement... c'est lui qui s'éveille, le nez grésillant dans sa pipe ardente!...


Ernest Delahaye. Souvenirs familiers à propos de Rimbaud, Verlaine, et Germain Nouveau. Messein 1925.


Rimbaud par Delahaye 1875

jeudi 22 mai 2008

FLORIAN-PARMENTIER plante des légumes



Comment survivent les écrivains

Il y a quelques jours, le désormais célèbre Préfet maritime de l'Alamblog donnait deux belles photos du poète Florian-Parmentier, ici et , suivies d'une petite biographie et des bibliographies des éditions qu'il dirigeât, les éditions Gastein-Serge et les éditions du Fauconnier. Venant d'ouvrir pour la première fois (tout arrive), le livre de Lucien Aressy, La Dernière Bohème, j'y trouve cette anecdote sur l'auteur de L'Ouragan ainsi qu'un portrait de Florian-Parmentier par lui-même, illico je vous en fait donc profiter.
Après une longue présentation des théories de l'Impulsionnisme, système philosophique qui devait s'appuyer sur la fondation d'une Fédération Impulsionniste Internationale. Aressy nous conte les déboires de Florian-Parmentier, suite à la création de cette Internationale.

- Ce manifeste eut une répercussion inattendue sur la vie de son auteur.
Florian-Parmentier avait des correspondants dans tous les pays du monde et, comme il était alors secrétaire de rédaction de la Revue Illustrée (première ébauche de L'Illustration), Florian-Parmentier avait commis l'imprudence de se faire adresser sa correspondance aux bureaux de la Revue. Le directeur qui venait de succéder au peintre Paul-Frantz Namur n'avait que de vagues notions du journalisme et peu de littérature. Voyant déferler un courrier abondant, un déluge de lettres et de papiers au nom de son secrétaire de rédaction pour une affaire qui n'étais pas la sienne, il crut à une concurrence déloyale. Il le flanque simplement à la porte. Et comme Florian-Parmentier n'avait que la foi pour toute fortune et pas du tout d'entregent et encore moins de notions pratiques sur l'arrivisme contemporain, il fit dès lors les besognes les plus invraisemblables, notamment des annonces en vers pour une maison de modes, le boulot d'un secrétaire de rédaction de grand Magazine à raison de 70 francs par mois, lequel secrétaire empochait 500 francs. Ce personnage ne pouvait assurer son service, étant Allemand et ignorant toutes les subtilités de notre langue ! Il se transforma en nègre, fit des bouquins pour des personnalités en vue, des articles, des discours. Et puis... toute la lyre.
C'est vers cette époque qu'il écrivit Déserteur ?
Entièrement claustré dans une chambre à Montmartre, avec ordre à la concierge de dire à tout visiteur que M. Florian-Parmentier était parti en voyage ! Pendant quatre mois que dura cet internement volontaire, il ne se sustenta que de lait et de pain pour toute nourriture. Il avait entrepris d'apprendre à vivre sans manger. Pendant une autre période lamentable où il ne disposait que de 30 francs par mois, il tenta une série d'expériences ingénieuses. Elle consistait par exemple à planter des légumes à racines dans des pots de fleurs, ils se renouvelaient à mesure qu'il en prenait pour son usage. Il faisait aussi croître du cresson sur son évier, transformait en épinards les verts des carottes, de navets, faisait cuire une pâtée de farine d'avoine au lait. Il apprit ainsi à vivre à bon marché, tout comme son ami Alexandre Mercereau, à vivre heureux puisque indépendant.
Mais tout cela c'est du passé, un passé bien mort. Une discipline qui l'a toujours soutenu a fait de Florian-Parmentier un écrivain de classe, l'auteur de ce livre prodigieux : L'Ouragan.

Pages 246/247 in ARESSY (Lucien) : La Dernière Bohème Verlaine et son milieu. Fantaisie-Préface de Rachilde. Jouve & Cie, s.d. [1923] in-12, broché, 316 pp., index, illustrations dont 4 hors texte (dessins de F.-A. Cazals, Marie Cazals, Fernand Fau, Florian-Parmentier, Gallien, J. Hilly, Ibels, Jarry, Moréas, Ernest Raynaud, Verlaine).
Des Visages et des reflets. Les Soirées du Procope. La Mort de Verlaine. Ubu et Cie. L'Abbaye. Des Hommes et des oeuvres. La Closerie des Lilas. Les Ecoles littéraires modernes. Du Futurisme au Dadaïsme. Cénacles Montparnassiens.



mardi 20 mai 2008

"Les moulins sont de plus en plus au bord de l'eau" Gabriel de LAUTREC



« Après avoir vu ces choses, je pense que je ferais aussi bien de me marier pour quelques temps »

PAYSAGE

Il est très triste, pour la lune, de se promener au-dessus des maisons et des églises, et d'écouter les conversations des paysans, sur les routes, les jours de marché.
Buvons quelques alcools à la santé de la lune, pour la consoler. Les clochers sont les cheminées des églises. La lune n'y songe guère. Elle a bien d'autres soucis. Si vous croyez que ce soit une sinécure !
Elle se promène toute la nuit et voit des choses qui la feraient sûrement rougir ; mais elle est si pâle !
Il faut surveiller des embarquements, paraître aux fenêtres pour la rime, luire au haut des ifs et ne pas oublier les rendez-vous que lui donnent les mauvais poètes. Quelle corvée !
Et ce n'est pas d'hier, seulement.
Aujourd'hui, elle est sur la route.
Les paysans sont venus à la ville vendre leurs chevaux. Cela suppose un état d'âme très fâcheux. Les blouses bleues dessinent la grande place. Les uns topent dans les mains des autres pour conclure des marchés. Les autres tendent leurs mains aux uns, dans le même but.
Tout à l'heure, ils iront ensemble au café. Après avoir vu ces choses, je pense que je ferais aussi bien de me marier pour quelques temps.
Allons d'abord dans la campagne.
Autrefois, avec un sourire, une femme aurait fait de moi tout ce qu'elle aurait voulu.
Maintenant j'aime mieux aller voir tourner les moulins au bord de la rivière.
Peut-être nous rencontrerons quelque pêcheurs à la ligne, que nous rapporterons au logis pour le modeste repas du soir.
Les moulins sont de plus en plus au bord de l'eau. Quelle merveilleuse invention ! Il doit falloir un puissant mécanisme intérieur pour faire mouvoir cette grande roue à palettes. Mais les palettes frappent l'eau avec une sombre énergie et lui impriment un mouvement régulier. Je comprends maintenant l'utilité des moulins pour activer le courant des rivières et empêcher l'eau de stagner. Toutes les palettes sont de dimension égale, à distance égale du centre, et l'ensemble est parfaitement rond.
Peut-être que, si l'on se servait de roues ovales, le mouvement serait plus irrégulier.


Gabriel de LAUTREC.

Des soucis de la lune aux roues des moulins, de l'âme fâcheuse des blouses bleues au sourire des femmes d'autrefois, retournant les images comme des gants, passant du coq-à-l'âne, inversant les points de vue, imposant sa logique maboule, laissant planer le doute sur le sens du texte, Gabriel de Lautrec publia ce délicieux léger délire en 1896 dans Le Rire.

Gabriel de Lautrec : Lettre à Alphonse Allais et notice.
Aquarelle, 1894 dans l'Idée Moderne.

lundi 19 mai 2008

Henri-Edmond CROSS par Emile VERHAEREN

Henri-Edmond CROSS

En 1910 à l'occasion du décès de Cross, Verhaeren reviendra sur la carrière de son ami, cet article de La Nouvelle Revue Française est repris dans Sensations d'art, le volume reprenant une grande partie des écrits sur l'art de Verhaeren et publié en 1989 par la Librairie Séguier. En juillet 1910, après avoir rappellé les origines Douaisiennes de Cross ainsi que son véritable nom, Delacroix, Verhaeren fait le portrait moral du peintre - "un tact sans défaillance le guidait dans la vie." "il raisonnait ses hésitations, ses doutes ; il désirait qu'on vit clair en lui" - puis, défini qu'elle fut la place de Cross dans l'école néo-impressionniste, présent à la fondation du mouvement, il sut s'écarter des doctrines trop "sèches" de Seurat, cherchant un compromis entre sa nature imaginative et les techniques "scientifiques" du mouvement, entre la spontanéité et la réflexion - "De tous les disciples de Seurat il était celui dont l'imagination était la plus vive, le sentiment le plus profond et l'esprit le plus synthétique" - Après avoir élargis et adaptés à sa sensiblité les théories de Seurat, Cross se consacra à "la glorification de ses visions intérieures" - "La réalité ne fut plus qu'un prétexte à choisir ses sujets et à ménager leur disposition" - Verhaeren affirme en terminant son article nécrologique que l'importance de l'oeuvre de Cross, la comparant à celle de Paul Signac "ne fera que grandir de décade en décade", il semble malheureusement que le peintre de Saint-Clair n'ai pas encore obtenu la reconnaissance que lui prédisait son ami.
En 1905, 114 rue du Faubourg Saint-Honoré, à la Galerie E. Druet, a lieu une exposition personnelle d'Henri Edmond Cross. Le petit catalogue de cette exposition est précédé d'une lettre-préface d'Emile Verhaeren, nous en donnons le texte ci-dessous.


LETTRE - PREFACE

Là-bas, dans un site fait de soleil, d'arbres, de rochers et de flots, je me plais à vous voir vivre, mon cher Cross, à vous voir vivre et peindre ce qui pour vous est une même chose probe, digne et exaltante. Chaque fois que je vous écris, deux noms charmants : Le Lavandou et St-Clair ornent l'adresse de ma lettre et m'évoquent votre maison, assise parmi les mimosas, les roses, les vignes et les centaurées maritimes.


Je vois la mer proche, la chaîne montagneuse des Maures, et tout au loin, les îles d'Hyères, si belles qu'on les appelle les Iles d'Or.


L'ombre y est semée sur le sol par les grandes taches bleues ou violettes, les pins et les chênes-lièges y développent de longs tapis de fraîcheur ; les monts déroulent aux horizons leur ligne ornementale, et, dans le tablier des plages, entre les pointes d'une série de grands caps, le sable jaune et fin étincelle, sous la lumière.


Vous vivez là dans un adorable isolement, mais non pas dans la solitude. Certes, l'absence de pas et de gestes humains y maintient le silence ; pourtant vous pensez et agissez comme si des foules innombrables vous entouraient. Chaque couleur, chaque ton, chaque
nuance de teinte devient à vos yeux un être qui vit, parle, chante ou se tait ; influence ou est influencé, s'épanouit ou s'assourdit, absorbe ou est absorbé, commande ou s'assujettit, si bien que votre regard est plus saturé de colorations remuantes, que l'oreille la plus attentive à la houle des multitudes, ne l'est de bruits et de clameurs.


Bien plus. Le tableau étant pour vous : « La glorification de la Nature », tout votre art s'évertue à concentrer les mille impressions que reçoit votre rétine, à les transformer et à les grandir pour qu'en des compositions lentement mûries leur variété tumultueuse s'équilibre, grâce à quelques ordonnance sûr et précise.


Ainsi, bellement, en ce coin de Provence qu'élut votre goût, vous développez votre travail réfléchi et clair et vous voici à ce tournant de route où l'artiste inquiet que vous êtes et qu'heureusement vous resterez, après avoir regardé longtemps les choses commence à regarder en soi-même. Le grand et pieux respect que vous avez montré pour la nature, la franche et intransigeante sincérité dont vous fîtes preuve en l'étudiant et en l'aimant, vous les voulez diriger à cette heure vers un autre objet. Et vous rêvez, comme vous me l'écriviez, de faire de votre art, non plus seulement la « glorification de la Nature », mais la « glorification même d'une vision intérieure ».


Le monde que tout artiste porte en lui, vous y voulez entrer à votre tour et l'extérioriser en de nouvelles oeuvres «qui participeraient davantage de l'imagination» mais resteraient soumises toutefois « aux principes de belle harmonie qui règlent les anciennes ».


Avec quelle joie, mon cher Cross, je vous suivrai en cette évolution impatiemment attendue !


L'imagination, qui demeure la plus importante des force d'art, sommeille depuis si longtemps dans l'oeuvre des meilleurs des peintres que celui qui la réveillerait assumerait comme la gloire d'un exploit.


Certains maîtres ne prétendent faire preuve en leur travail que de volonté tenace et patiente, d'autres n'y veulent inclure que leurs sensations directes et objectives, quelques-uns ne désirent qu'émouvoir. Tous se fractionnent et se diminuent. Une seule
de leurs facultés accapare la place de toutes les autres. Quels sont ceux qui proclameront : « Nous oeuvrons avec notre être entier, nous ne nous inquiétons point spécialement ni de notre volonté, ni de notre raison, ni de notre sensibilité ; toute notre force humaine, comme soulevée aux heures de travail, nous l'exaltons autant qu'il nous l'est possible. C'est avec notre personnalité totale, épanouie en toute sa plénitude, que nous tendons vers les chefs-d'oeuvres ».


Il me semble qu'un jour, vous, mon cher Cross, vous nous parlerez ainsi.


Votre exposition actuelle est très significative. Certaines des toiles où vous célébrez Venise sont admirables. Je distingue d'entre elles : La Vue du Bassin de St-Marc, Dans la Lagune, Murano, matin. L'atmosphère si délicatement variée des lagunes vénitiennes y semble tenir tout entière. Vous nous rapportez d'Italie une joie de couleurs comme renouvelée, et Dieu sait combien de peintres nous ont fatigué de la ville des doges et du Grand Canal !

Les dômes tour à tour blancs, bleus et verts, les facettes des vagues, la pose d'une gondole ou d'un voilier sur les flots, l'odeur d'eau qui se dégage du site mouillé, l'atmosphère imbibée de brumes transparentes, le reflet bougeant des façades dans les canaux, tout est d'une exactitude, d'une fluidité et d'un frémissement délicieux.


L'impalpable est touché et saisi, l'intraduisible est rendu, et le prodige qu'est toute peinture impeccable s'affirme aux yeux de tous et reste fixé, multicolore comme un drapeau conquis, sur le fond de la toile.


Ces quelques tableaux – La Vue du bassin de Saint-Marc surtout – qui grandement me ravissent et dont l'ordonnance fut méditée, conservent néanmoins toute la fraîcheur, toute la spontanéité, j'oserais dire, tout l'impromptu des choses directement traduites.


Vos oeuvres anciennes, mon cher Cross, péchaient souvent par leur rigidité ou leur froideur.


Votre raison qui les arrangeait, les combinait, les équilibrait, n'opérait sur elles qu'en les raidissant sous le gel des réflexions trop prolongées. Aujourd'hui la composition vous requiert tout aussi impérieusement, mais ni l'effort, ni la fatigue ne la stérilisent. Elle reste dans la vie ; autrefois, elle s'immobilisait dans la mort.


J'aime violemment celles de vos toiles où les végétations touffues, serrées, encombrantes même, exaltent tous nos sens. La vue, l'odorat, le toucher, le goût sont à la
fois sollicités ; il y règne comme une ardeur panthéiste. Les touffes d'herbes, les tumultes des verdures, les faisceaux des arbustes, la présence hautaine des pins et des chênes-lièges, imposent à ces décors de Paradou une richesse et une abondance merveilleuses. Vos Enfants dans les fleurs, où les gestes puérils se confondent avec ceux des branches, des feuilles et des floraisons, où l'être humain, avec sa chair humaine, ne semble exister, lui-même, que comme une plante chargée de fruits, soulignent déjà cette personnelle conception des choses. Pourtant, ce sont vos deux oeuvres : Cyprès (avril) et Cyprès (août) qui l'imposent, en toute sa force.


Oh ! La belle fête opulente et profonde que vous y célébrez ! Pour nous en faire goûter aussi impérieusement la joie, dites, comme il fallait que vous en aimiez l'ombre et le soleil, les lignes amples et belles, les verdures massives, les feuillages fourmillants, les fleurs ardentes et l'odorant silence !


Ces paysages, mon cher Cross, ne sont pas uniquement des pages de beauté,
mais encore, des motifs d'émotion lyriques.


Ils satisfont les peintres, grâce à leurs harmonies riches ; ils exaltent les poètes par la vision luxuriante et somptueuse qu'ils profèrent. Pourtant, cette abondance n'est nullement de la surcharge.


Elle reste légère, charmante et douce.


Elle n'a rien de matériellement lourd, rien d'opaque. C'est une évocation de parfums et de fraîcheur. Des idylles y pourraient naître ; on ne désirerait point y voir se déchaîner une bacchanale. La lumière que vous y déployez favorise les pensées claires, tranquilles et ductiles et nous invite au bonheur.


Quels admirables mouvements enveloppants et quelles courbes heureuses et quelle mise en page inédite nous présente le Cap Layet ! La composition de ce site me requiert avec insistance.


D'une manière heureuse et réussie, elle isole un fragment de nature, le détache du monde et lui assigne une existence dans l'art. Le chemin qui contourne la côte, les branchages inclinés et comme repliés sur eux-même semblent ramasser en une tournoyante unité le paysage entier. Que d'artistes s'imaginent que le cadre seul réalise cette concentration unitaire, mais vous, mon cher Cross, vous savez bien qu'un simple carré d'or ou de lattes blanches ne suffit pas pour qu'une toile s'affranchisse de l'ambiance et vive d'une existence personnelle. C'est par la disposition des plans, par la direction des lignes, par la vertu des tons, par tel sacrifice consenti au profit de telle ou telle mise en lumière, qu'une peinture se parachève en tableau.


Je clos, sans m'attarder à vos délicates, prestes et curieuses aquarelles, cette préface déjà trop étendue. Je voudrais qu'elle soit plus qu'une amicale poignée de main donnée au seuil de votre exposition ; j'ai tâché d'y inclure - insuffisamment, je le crains - le témoignage de mon respect pour l'homme admirable que vous êtes et les motifs qui m'incitent à exalter votre art, justement.


Emile VERHAEREN.


Henri-Edmond Cross, (Henri Edmond Joseph Delacroix) né à Douai le 20 mai 1856, mort à Saint-Clair dans le Var le 16 mai 1910. Commence ses études à l'Ecoles Académiques de Dessin et d’Architecture de Lille, en 1878. En 1884 il participe à la fondation de la Société des Artistes Indépendants et devient l'ami de nombreux néo-impressionnistes dont il adopte les théories. Lui le Flamand, passera une grande partie de sa vie en Provence, à Saint-Clair au Lavandou.


vendredi 16 mai 2008

Georges DARIEN : Maximilien Luce – peintre ordinaire du Pauvre

Maximilien LUCE
Par
GEORGES DARIEN

Pas un artiste-peintre. Un peintre. Rien chez lui du cabotin, du faiseur, du metteur en scène qui sait faire valoir ses toiles avec la roublardise d'une patronne de mauvais lieux exhibant ses pensionnaires. Il ignore les habiletés des malins qui savent faire l'article et qui battent un quart majestueux devant l'étalage de leur gloire. Le manque d'adresse dont il fait preuve dans l'exposition de ses oeuvres, il l'apporte encore dans le choix des passages qu'il évoque, dans la façon dont il les traite. Il a le mépris du sujet, de l'illustration anecdotique ; il a trop d'estime pour les fabricants de chromos pour leur faire une concurrence déloyale ; il ne laisse pas de place sur sa palette pour le macaroni littéraire.
Seulement, ses tableaux vous empoignent tout de même. Peut-être parcequ'il y met de la vie, à défaut des sentimentaleries spirituelles et bèbêtes, la vie des choses et la vie des hommes, la vie âpre, crispée et railleuse – douce aussi – Ce qu'ils représentent, ces tavbleaux ? Des choses très simples, des coins de Paris, de la banlieue ; la Bièvre, la Butte aux Cailles, Gentilly et St-Ouen, Montmartre et le Pont-Neuf, le Pont-Neuf encore et la rue Mouffetard. Des intérieurs aussi ; oh des intérieurs pas chics : des mansardes de pauvres, des logements d'ouvriers – d'ouvriers que Luce nous fait voir au travail encore, nègres blancs rageusement courbés sous le bâton de l'exploitation, esclaves du Salariat, esclaves frémissants, par exemple, et pas résignés pour un sou.
Superbes, quelques-unes de ces toiles. Une, surtout, que le peinte achève : un ouvrier, chez lui, aidé de sa femme, procède aux dernières ablutions. Oui, la bête humaine se décrasse. Et ce n'est pas ridicule, allez ! Ni banal. Et ça vaut mieux que les porcheries élégantes des foires aux navets officielles... C'est un peu ça, les toiles de Luce : les affiches des spectacles qu'on ne veut pas voir...
Et c'est dessiné, et c'est peint. Car Maximilien Luce n'est pas un de ces ignorants prétentieux qui retranchent leur nullité derrière l'audace imbécile des théories pillées. Il sait. Sa technique, celle des néo-impressionnistes, il l'applique sans rigueur, violant les dogmes et se laissant aller à ses instincts, quand il lui plait, révolutionnaire anarchiste – là comme ailleur.
Sa peinture violente, crue, brutale, sait évoquer l'âme saignante du peuple, la vie des foules angoissées et exaspérées par la souffrance et les rancoeurs, pliées en deux sous la malédiction sociale, le grouillement navré des parias haletant sous les ciels orageux et bas, chargés de colères, pleins de menaces. Mais elle sait évoquer, enfin, les joies du printemps et le calme de la nature, l'éternelle douceur des choses. Et c'est poignant, cette anthithèse (sic) entre la paix profonde de certaines toiles et l'amère brutalité de certaines autres – cette anthithèse (re sic) qui donne toute l'âme de plébéien, âme d'enfant, douce et gaie, qu'une société mauvaise a barbouillée de fiel.
Elle vibre bien, cette âme-là, dans cet homme de grand talent, simple et courageux, consciencieux et convaincu, dans ce révolté aux lèvres railleuses et aux yeux bons qui doit s'imposer et qui s'imposera, soyez en sûrs, dans Maximilien Luce – peintre ordinaire du Pauvre.

Georges DARIEN
La Plume, septembre 1891.



Maximilien Luce dans Livrenblog : Maximilien Luce Peintre et anarchiste.

jeudi 15 mai 2008

Le Déjeuner du critique végétarien...

Quand JOSSOT
croque la critique

Paru dans Le Rire n° 58, du 14 décembre 1895.

L'OEIL BLEU - L'Abbaye de Créteil - Gustave Le Rouge - Verlaine...



L'Oeil bleu N° 6

Une livraison de choix ce mois-ci, encore, dans L'Oeil bleu, revue de littérature mais aussi revue de spécialistes et de fervents passionnés d'histoire littéraire.
Nicolas Leroux nous dévoile tout ce qu'il est possible de savoir du plus obscur des membres de l'Abbaye de Créteil : Lucien Linard, typographe et personnage essentiel de l'aventure du phalanstère littéraire, en effet il était le seul de l'équipe à connaître le métier d'imprimeur, activité qui devait garantir au groupe son indépendance financière. Sa jeunesse vagabonde, ses allers-retours en prison, son service militaire dans les bataillons d'Afrique, sa rencontre avec Albert Gleizes, ses fonctions au sein du groupe de l'Abbaye jusqu'à la guerre de 14 d'où il ne reviendra pas, cette courte vie de misère et de péripéties est ici minutieusement restituée d'après des documents inédits. Nicolas Leroux ne se contente pas de se faire le biographe de Linard, cet article est aussi l'occasion de rétablir quelques vérités sur les publications de l'Abbaye, nous promettant pour plus tard une analyse plus précise des différents volumes parus dans cette maison d'édition.

Deux nouvelles inédites de Gustave Lerouge, Le Guet-apens et Une exhibition fantastique, sont présentées par Henri Bordillon, qui, nous l'espérons, donnera un jour un livre, fruit de ses recherches sur l'auteur du Mystérieux docteur Cornélius.

Qui connaît la revue le Caen-Caen ? Les lecteurs du n° 4 de L'Oeil bleu grâce à Henri Bordillon, savent que cette revue d'étudiants normands a en 1895 publiée un poème inédit de Paul Verlaine. Marcel Troulay heureux possesseur d'un exemplaire de la revue, nous en donnes ici une description ainsi qu'une présentation du sonnet de Verlaine, Pour la Kermesse du 20 juin 1895, tel qu'il parut pour la première fois. L'article est suivi d'Une visite à Paul Verlaine par le directeur-gérant du Caen-Caen, C.-A. Ballière.
La bibliographie des revues est consacré à Poème et Drame d'Henri-Martin Barzun.

L'Oeil bleu. 59, rue de la Chine. 75020 Paris. 12 euros le numéro, Associationoeilbleu[AT]yahoo.fr.

A la suite de son article sur Lucien Linart, Nicolas Leroux reproduit un document de 1906, où les futurs membres de l'Abbaye de Créteil présentent leur projet dans un appel adressé aux personnes susceptibles de les aider financièrement. On peut y lire ce qui suit :
« Il y a quelques années, un bibliophile, un lettré, M. Edmond Girard, rêvant de faciliter aux poètes l'édition de leurs oeuvres, se fit à la fois leur imprimeur et leur éditeur et fonda La Maison des Poètes.

A l'imprimerie de la Maison des Poètes, il n'y eut que deux ouvriers : M. Edmond Girard et sa femme. Et tout deux, devenus habiles à l'assemblage des caractères et au travail de la presse, commencèrent, dans l'une des formes les plus artistiques qu'on ait vue, une collection des meilleurs ouvrages de poésie de la dernière génération. Elle n'en comptait pas moins de 70 lorsque survint la mort de Mme Ed. Girard. Cette mort ferma subitement la Maison des Poètes en pleine prospérité. »

La Maison des Poètes n'était pas la première expérience d'Edmond Girard dans le domaine de l'édition, sous son nom il fut, entres-autres, l'éditeur de la revue Les Essais d'Art Libre entre 1892 et 1894, ainsi que des fameux Portraits du Prochain Siècle, ajoutons, trois oeuvres d'Abel Pelletier - Consciences contemporaines. I. Illusion. (1894), L'Amour triomphe, poème dramatique, extrait de la ″Vie acceptée″ (1895), Titane, drame en 3 actes (1897) - co-fondateur des Essais d'Art Libre (voir le billet que je lui consacrais, ici), ainsi que Légendes naïves (1894) de Ch.-H. Hirsch, Sensations d'art (1896) de Georges Denoinville, Hérakléa (1896) d'Auguste Villeroy, et L'AEgypan, Poème Moderne de Charles Esquier, etc.

Edmond Girard n'était pas seulement éditeur et imprimeur mais aussi écrivain et poète, sous le pseudonyme d'Edmond Coutances, il participera aux Essais d'Art Libre et au collectif Portraits du Prochain Siècle. D'Edmond Coutances on peut citer - avant un inventaire plus complet - deux volumes, l'un publié entièrement sous pseudonyme - Coutances, Edmond : Fleurs de jeunesse. Paris, E. Coutances, (1890) - l'autre sous la marque d'E. Girard - Coutances, Edmond : Neige-Fleur, drame en 1 acte. E. Girard, (1893).

La Maison des Poètes, continuera à publier les oeuvres d'Edmond Coutances jusqu'à la mort de Lucie Girard en 1906 (l'atelier typographique, imprimeur de la Maison des Poètes, portait son nom). La Maison des poètes renaîtra quelques années plus tard, semble-t'il en 1912, les volumes étant cette fois imprimés par Mme Antonine Girard, perdurant jusqu'en 1925, elle publiera de nombreuses oeuvres d'Edmond Coutances. Je tenterais sans doute un jour une bibliographie plus complète des éditions Edmond Girard et de la Maison des poètes, en attendant et pour rester dans les liens entre celle-ci et L'Abbaye de Créteil, rappelons que le premier volume - L'âme essentielle, 1898-1902 - de l'un des fondateurs de l'Abbaye, René Arcos, parut En la Maison des Poètes en 1903.


L'Oeil Bleu, N°9
L'Oeil Bleu N° 8.
L'Oeil Bleu N° 7. Tellier Retté Jarry Le Rouge
L'Oeil Bleu N° 5

mardi 13 mai 2008

Une photo de Mina Schrader, esthéte et anarchiste

Mina Schrader
personnage de roman
et
anarchiste

En novembre 1998 (le blogueur dilettante est toujours à la pointe de l'actu...), Rhinocéros féroce, la revue publiée par la librairie Serge Plantureux, publiait un numéro spécial, La Police donne un visage à l'anarchie. La revue reproduisait une partie d'un fichier anthropométrique, établi entre mars 1893 et septembre 1894, consacré aux anarchistes, le fichier comportait 417 photos avec à leurs versos la fiche signalétique des individus. C'est Alphonse Bertillon qui devant l'effervescence anarchiste et la recrudescence des attentats eut l'idée de ce fichier mis à la disposition des commissariats des grandes villes et aux brigades volantes. La liste des 417 comporte quelques noms d'artistes, écrivains ou journalistes, suivi parfois des raisons de leur mise en fiche et de la date de réalisation de la photo. L'un d'eux, d'autres viendront, a plus particulièrement attiré mon attention.

Schrader, Minna. Appoline. 19 ans, née à Paris XI. Sculpteur. Association de malfaiteurs. 24/3/94

Serait-il possible qu'il s'agisse de la Mina des romans de Willy ?

En 1894 paraît une Passade de Willy, le livre est écrit en collaboration avec Pierre Veber. Mina Schrader de Nysold ou Mina Schrader de Wegt de Nizeau, qui devait simplement s'appelait Mina Schrader, sert de modèle à l'héroïne principale de ce roman à clefs, sous le nom de Monna Dupont de Nyeweldt. Cette blonde exaltée, « que tout le monde admirait à l'Oeuvre, en robe orange garnie d'effilés d'ombrelles 1830 !... » (Rachilde, Mercure de France, mars 1897), a été la maîtresse de nombreux artistes et écrivains qu'elle semblait collectionner, G.-Albert Aurier, et Remy de Gourmont, respectivement Clément-Jartel et Sixte Mouront dans le roman, furent de ses conquêtes. François Caradec nous apprend qu'elle sera internée pour avoir tiré des coups de revolver sur le député et industriel Lazare Weiller. En 1897 parait, Maîtresse d'esthètes signé de Willy et écrit par Jean de Tinan, cette fois Mona s'appelle Ysolde Vouillard, mais c'est bien la même, « Wagnérienne, Esotérique, Néo-Platonicienne, Occultiste, Androgyne, Primitive, Baudelairienne, Morbide, - Nietzschienne même lorsqu'elle éternue », c'est son aventure avec le sculpteur Fix-Masseau, Franz Brotteaux dans le roman, qui servi de trame à Jean de Tinan.

S'il s'agit bien de la même personne, comment cette Boticellienne à bandeaux, cette amoureuse d'art et d'artistes s'est elle retrouvé dans la liste des 400 anarchistes d'Alphonse Bertillon ? Grâce à cette liste on apprend que Nina se disait sculpteur, comme son amant Fix-Masseau, et qu'elle fut fiché pour association de malfaiteurs. Adhérent à tous les « ismes » et toutes les modes, Mina semble avoir suivie aussi celle de l'anarchie.

Willy sur Livrenblog : Jean de Tinan, Willy, petite revue de presse. Cyprien Godebski / Willy. Controverse autour de Wagner. Les Académisables : Willy. Willy, Lemice-Terrieux et le Yoghi. Romain Coolus présente quelques amis. Colette, Willy, Missy - Willy, Colette, Missy (bis). Pourquoi j’achète les livres dont personne ne veut ?. Le Chapeau de Willy par Georges Lecomte. Nos Musiciens par Willy et Brunelleschi. Nos Musiciens (suite) par Willy et Brunelleschi. Willy l'Ouvreuse & Lamoureux. Quand ils se battent : Willy et Julien Leclercq. Willy préface pour Solenière par Claudine. La Peur dans l'île. Catulle Mendès. En Bombe avec Willy. Maîtresse d'Esthètes par Papyrus. Quand les Violons sont partis d'Edouard Dubus par Willy. Le Jardin Fleuri. R. de Seyssau par Henry Gauthier-Villars. Willy fait de la publicité.


WILLY, LEMICE-TERRIEUX et LE YOGHI

PAUL MASSON PAR WILLY


L' Encyclopédie des farces et attrapes, sous la direction de Noël Arnaud et François Caradec (Pauvert, 1964) et La Farce et le Sacré, de François Caradec (Casterman, 1977), nous ont fait découvrir le curieux personnage qu'était Paul Masson (1849-1896) dit Lemice-Terrieux, auteur des Propos d'un yoghi publiés dans La Plume, ainsi que de nombreuses mystifications littéraires ou autres. Vers 1890 Masson, ancien magistrat rencontre Willy, les deux hommes étaient fait pour s'entendre. En 1894, paraît dans le numéro du 15 octobre de La Revue Encyclopédique un article de Willy sur la collection d'objets-calembours de Paul Masson. Le 18 avril 1896 un long article sur Lemice-Terrieux, ses différentes mystifications et ses oeuvres (1), paraît dans la même revue sous la signature d'Henry Gauthier-Villars. Dans une interview au journal Le Soir, Paul Masson se défend d'être le responsable de toutes les mystifications que lui attribue Willy.

(1) Fantaisie mnémonique du Salon de 1890. Les Trains-Eperons. Projet d´un dispositif aussi commode qu´infaillible pour prévenir tout accident de chemin de fer par collision ou tamponnement (Paris, Imprimerie du Fort Carré, 1891). Réflexions et pensées du général Boulanger, extraites de ses papiers et de sa correspondance intime (1891). Carnet de jeunesse du prince de Bismarck (1893). Masson, ne se contente pas de ces publications et en 1894 pose sa candidature à l’Académie française en même temps qu’au poste de bourreau de la République, il envoie des invitations pour des soirées chez des victimes non prévenues, propose une forte somme d'argent pour l’encouragement des jeunes artistes démentant aussitôt en se présentant comme la victime du canular. La liste des « méfaits » de Paul Masson, réels ou imaginaires serait trop longue, il faut encore y ajouter la possibilité de fausses fiches établies pour le catalogue de la Nationale ou des articles dans L’Intermédiaire des chercheurs et curieux et des notices dans La Grande Encyclopédie Larousse.

Voici deux articles de Willy parus dans Le Rire, le premier dans le numéro 70 du mars 1896, Il ne fait rien comme les autres, où il nous montre un Paul Masson au quotidien, commençant ses repas par la fin (la même anecdote circulera sur Alfred Jarry). Dans le second, Affaiblismes, Willy, c'est un comble, se présente comme le nègre de l'auteur des Propos d'un yoghi.


IL NE FAIT RIEN COMME LES AUTRES


Quel original, que mon ami Lemice-Terrieux, plus connu, sous le pseudonyme de Paul Masson, auditeur au Collège de France, auteur de l'Esthétique des peintres aveugles, du Catalogue raisonné des poètes morts de faim et de la fameuse brochure anti-naturaliste, qui fermera les portes de l'Institut au père des Rougon-Macquart, les Zolacismes d'un candidat perpétuel à l'Académie ! Il ne fait rien comme les autres !

Il assiste aux messes de mariages, en noir des pieds à la tête, un crêpe au chapeau, pleure comme un jeune parent du Boeuf gras, et, à l'issue de la cérémonie, supplie les nouveaux époux, avec des serrements de mains émus, d'agréer l'expression de ses sincères condoléances. Aux enterrements, il s'illustre de vestons aux nuances printanières, « cuisse de président ému » ou « gorge de demi-vierge surprise », d'une adorable fantaisie ; une fleur à la boutonnière, l'air radieux d'un épicier promu officier d'académie, il risque des mots plaisants, sourit au Dies irae, se tord pendant l'absoute, et va congratuler ensuite chaleureusement les parents du défunt. Au théâtre ou au restaurant, il s'affuble d'une livrée de larbin,afin, dit-il, de n'être pas confondu avec les employés du contrôle ou les maîtres d'hôtel, qui sont en habit – ce pourquoi il les appelle des fractotum. - il ne fait rien comme les autres !

S'il se repaît solitairement, au banquet de Laveur, infortuné convive, aucune considération ne saurait l'empêcher d'inaugurer la réfection de son étrange estomac par une copieuse « rincette », suivie du « pousse-café », après lequel viennent, dans l'ordre, le café, les légumes et les pommes sautées au bifteck (sic). Il clôture ce festin par un jolie potage au vermicelle ; alors, satisfait, il s'accorde une absinthe, qu'il confectionne à l'aide d'un compte-goutte et avec de l'eau très chaude. - Il ne fait rien comme les autres !

S'il dîne en ville, Paul Masson terrorise ses hôtes par mille inconvenances inédites. Lui fait-on observer qu'il prend le pain de son voisin de droite et boit le vin de son voisin de gauche ? Il se confond en excuses et, pour réparer ses torts, engloutit le pain du voisin de gauche et vide d'un trait le verre du voisin de droite. Si, par imprudence, on l'a placé auprès d'une dame un peu maigre, il demande à opérer des fouilles dans le corsage de celle-ci, certain, affirme-t-il, d'y trouver deux salières. A la fin du repas, quand on apporte les rince-bouche, il interpelle les domestiques et réclame du savon avec insistance. - Il ne fait rien comme les autres !

Dans la rue, Paul Masson à jeun affecte volontiers les allures d'un homme ivre ; mais si, d'aventure, il est réellement éméché, il marche avec la rigidité vaucansonnière (I) d'un automate. Bien entendu, il sort sans plus de manteau que le pudibond Joseph par des temps froids comme le jeu de M. Dupont-Vernon (II), se couvre d'une épaisse pelisse par une température aussi chaude que la patronne du Cochon Bleu (un établissement que je recommande à tous les pères de famille : éducation anglaise, sévérité, discrétion), s'arme d'une canne s'il pleut à verse et porte un parapluie grand ouvert si le ciel est d'une pureté à rendre des points au fond du coeur de M. Ricard (III). - Il ne fait rien comme les autres !...

J'étais depuis quelques temps sans nouvelles de ce doux maniaque, quand je rencontrai, hier, un de nos amis communs, Emile Straus.
- Que devient Paul Masson ? Demandai-je. Continue-t-il à ne rien faire comme les autres ?
- Paul Masson ? Plus fou que jamais, mon cher ! Figurez-vous que ce toqué, maintenant, paye les notes de son tailleur !

WILLY

(I) Jacques de Vaucanson 1709-1782, inventeur et mécanicien français. Créateur d'automates, le fluteur automate, le canard digérateur, figurent parmi ses réalisations.
(II) Dupont Vernon, Professeur au Conservatoire, est l'auteur de livres sur la diction.
(III) S'agit-il d'Auguste Ricard, du félibre rouge Louis-Xavier de Ricard ou de Jules Ricard le mari de Mme Bulteau ?



AFFAIBLISMES


- Bien que tu aies l'esprit aussi pointu qu'une oreille d'âne, me dit Paul Masson, souriant lemitérieusement (telle la noix entre les deux branches d'un casse-noisettes), je t'aime, oui, je t'aime comme un défaut. Et, pour m'en remercier, tu vas me rédiger quelques pensées que me demande un directeur de journal, bête à manger tout le foin qu'il a dans les bottes ; je suis trop las pour opérer moi-même.
J'acquiesçai, et je confectionnai ce qui suit, aphorismes ? Non, affaiblismes plutôt. D'ailleurs, jugez :

- Beaucoup de personnes se figurent avoir l'esprit juste parce qu'elles ont le coeur droit. C'est comme une rosière qui voudrait concourir pour le prix Gobert.

- Je frissonne à la pensée de ce que devait être la confession d'une sourde-muette avant l'abbé de l'Epée.

- Pour les personnes raisonnables, l'amour ne doit être qu'un accident ; je n'ai pas dit : secondaire.

- Ce n'est pas le plan d'une éducation qui m'inquiète, mais le devis.

- Les Français n'ont jamais mieux révélé leur caractère difficile que lorsqu'il ont montré qu'ils ne pouvaient supporter « le bon roi dit veto ».

- Ces jours-ci, j'ai mangé d'un boeuf dont les moeurs étaient si dépravées qu'il avait un goût de cochon.

- Toutes choses égales d'ailleurs, mieux vaut encore coucher sur la cousine que sous la tente.

- Il faut être tout entier à ce qu'on fait, comme disait le chef des eunuques.

Le yoghi lisait par-dessus mon épaule.
« C'est assez, commanda-t'il, tu emploies des expressions à faire roter des chevaux de bois. » Il relut ma copie, en redressa la syntaxe un peu torte, signa Paul Masson et, après m'avoir promis un dédommagement, disparut, silencieux comme un chat dans une literie.

Son dédommagement, il ne me fit pas longtemps attendre. Pour me remercier de lui avoir buriné de la bonne copie qu'il signait de son nom, il signa du mien un télégramme incandescent par lui adressé à je ne sais plus quelle actrice mûre ; le mari d'icelle, affolé mais nigaud, déposa une plainte ès mains du commissaire de police – Touny soit qui mal y pense ; voilà une histoire qu'on me sortira toutes les fois que je me présenterai à la députation !

Je n'ai rien dit, mais, entre nous, je suis plus froissé des procédés massoniques qu'une chemise de noces.

WILLY

Willy sur Livrenblog : Cyprien Godebski / Willy. Controverse autour de Wagner. Les Académisables : Willy. Une photo de Mina Schrader, esthéte et anarchiste. Willy, Lemice-Terrieux et le Yoghi. Romain Coolus présente quelques amis. Colette, Willy, Missy - Willy, Colette, Missy (bis). Pourquoi j’achète les livres dont personne ne veut ?. Le Chapeau de Willy par Georges Lecomte. Nos Musiciens par Willy et Brunelleschi. Nos Musiciens (suite) par Willy et Brunelleschi. Willy l'Ouvreuse & Lamoureux. Quand ils se battent : Willy et Julien Leclercq. Willy préface pour Solenière par Claudine. Léo Trézenik et son journal Lutèce. Jean de Tinan, Willy, petite revue de presse. En Bombe avec Willy. Maîtresse d'Esthètes par Papyrus. Quand les Violons sont partis d'Edouard Dubus par Willy. Le Jardin Fleuri. R. de Seyssau par Henry Gauthier-Villars. Willy fait de la publicité.

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samedi 10 mai 2008

Gabriel de LAUTREC : Lettre à Alphonse ALLAIS


LETTRES D'HUMOUR


Pour Alphonse Allais

La nouvelle que j'ai reçus que vous étiez candidat à l'Académie (I) n'a rien pour me surprendre. Nul n'ignore vos travaux. Je meurs encore de joie (tant que je vivrais, je mourrais de joie) au souvenir de nos conversations sur la linguistique comparée.
Vous vous rappelez nos expériences et le vieux clergyman anglais auquel nous avions entrepris d'apprendre le français ? On lui persuada que, pour apprendre une langue, il faut de toute nécessité commencer par oublier l'autre.
Afin d'éviter les confusions.
Il se mit courageusement à oublier sa langue maternelle.
Tous les jours il désapprenait un nombre variable de mots.
Quelquefois plus, quand il n'était pas dérangé par les visiteurs.
Au bout de trois mois, il avait désappris douze mille huit cent cinquante mots.
Au bout de six mois, il avait oublié tous les mots anglais exactement.
Seulement, il n'avait pas encore appris un mot de français. Il se trouva donc très sot, ayant donné aux chiens ses deux langues, - dans la situation la plus inextricable qu'on puisse rêver.
Comme saint Luc entre deux chaises.
Il est maintenant sourd-muet.
Mais je vous raconte des histoires.
Où donc avais-je la tête ?
Est-elle sur le tapis, roulant par les pattes noires de mon chat, ou bien posée confortablement sur une potiche japonaise ?
Vous êtes académicien, c'est entendu.
Et c'est à l'académicien que modestement je soumets, rouleau de papier ministre entouré d'une faveur bleue, mon projet de « La répartition intégrale des mots du Dictionnaire entre tous les citoyens français. »
Nous assistons, sans nous en douter, à une injustice criante.
C'est insupportable. Faisons la taire.
Devant le dictionnaire, les hommes ne sont pas égaux.
Certains, comme vous et moi, jonglent avec les vernes pronominaux ou jettent le mouchoir de leur fantaisie au troupeau lascif des épithètes.
Le vocabulaire de certains autres (les joueurs de manille, par exemple) est très limité.
Où est l'égalité, où la justice ?
Il y a en français environs trente-six mille communes et trente à quarante mille mots.
Je demande que les habitants de chaque commune disposent d'un mot du dictionnaire en toute propriété.
Aux communes les plus importantes on attribuera les plus longs.
S'il manque quelques vocables pour parfaire le chiffre exact correspondant aux communes, on commandera quelques mots nouveaux aux poètes décadents.
Défense expresse sera faite à chacun de prononcer jamais un mot autre que l'unique dont il sera détenteur.
Voilà mon projet.
Je serais bien venu, moi-même, un de ces matins, chez vous, pour vous le développer.
Les avantages seront par exemple, chez le sexe auquel nous devons Mme X... (*) et le respect, une moindre loquacité.
Il sera, d'autre part, désagréable d'enter au restaurant pour un bifteck, et de n'avoir le droit de prononcer que le mot « réverbère » ou le mot « palingénésie .»
Je serais donc venu, mais j'avais une peur horrible que la conversation finie, en prenant congé de vous, pendant que je tournerais le dos, vous ne me lanciez traîtreusement à la tête un des flambeaux de la cheminée.
Gabriel de LAUTREC.

(*) Cases à louer.

(I) Les frères Veber, Jean et Pierre, dans une (fausse) interview d'Allais parue dans Le Journal le 6 janvier 1896 annoncent la candidature d'Alphonse Allais à l'Académie française, en remplacement du Comte d'Haussonville, toujours vivant.

Cette "lettre d'humour" fut publiée dans le numéro 92, 2e année, du 8 août 1896 du journal humoristique Le Rire.

Gabriel de Lautrec est né à Béziers le 21 février 1867 mort le 25 juillet 1938. A la suite de son maître Alphonse Allais, il collabore au Chat Noir, où il donne des contes fantastiques repris en volume sous le titre de Poèmes en Proses ( Léon Vanier, 1898), on retrouve quelques-uns de ces contes dans La Vengeance du portrait ovale ( Les Editions du "Roseau", 1922). Après le Chat Noir, Lautrec, part avec A. Allais fonder La Vie Drôle, il deviendra, sur les conseils de son ami Marcel Schwob le traducteur des Contes de Mark Twain (Mercure de France, 1900). En 1906 chez Messein, parait son recueil de poèmes, Les Roses noires. Il collaborera à de nombreux journaux humoristiques (Gil Blas illustré, Le Rire, Le Cocorico...) et fondera La Petite semaine avec Gus Bofa et Dorgelès. En 1919 il participera au volume des Veillées du Lapin Agile aux côtés, entre autres, de ses amis Curnonsky et Paul-Jean Toulet. Havelock Ellis pour Le Monde des rêves (Mercure de France, 1912) et Pitigrilli pour L'Homme qui cherche l'amour (Albin Michel, 1931) seront eux aussi traduit par le vicomte de Lautrec, dont on peut lire les Souvenirs des jours sans soucis publiés par les Laboratoires Pharmaceutiques Corbière en 1938. En 1989 François Caradec rééditera Les Histoires de Tom Joë à la Bougie du Sapeur, puis Eric Dussert dans sa collection L'Alambic aux éditions L'Esprit des péninsules donnera une belle édition de la Vengeance du portait ovale. Elu Prince des Humoristes, Gabriel de Lautrec ne sera pourtant jamais aussi talentueux que dans ses contes fantastiques, ses Poèmes en proses, écrits sous l'influence du hachisch (c'est Adolphe Retté qui l'initia) qui furent salués tant par Jean Ray, que par Maurice Magre.

Pour aller plus loin voir : Le chapitre consacré à G. de Lautrec dans son Alphonse Allais par François Caradec (Fayard,1997). La préface du même Caradec Aux Histoires de Tom Joë (Bougie du Sapeur, 1989) et celle d'Eric Dussert pour La Vengeance du portrait ovale (L'Esprit des Péninsules, 1997).

"Les moulins sont de plus en plus au bord de l'eau"

Aquarelle, 1894 dans l'Idée Moderne.

Alphonse Allais : Le collage (illustré).


jeudi 8 mai 2008

WILLY L'OUVREUSE & LAMOUREUX



Au Concert Lamoureux

L'ouvreuse du Cirque d'Eté veut bien me communiquer, sous le scel du secret, le programme du concert que M. Lamoureux conduira dimanche prochain :

L'Eventreur. - Ouverture impromptu.
Bruits de coulisses. - Badinage pour trombones.
Allons, vite, au bloc ! - Marche pour violon.
La Pomme d'Adam. - Méditation pour serpent.
Le Pédicure de Londres. - Passe-pied pour cor anglais.
L'Abandonnée. - Lamento (sans accompagnement, bien entendu).
La Dernière pincèe. - Transcription de Weber, pour harpe.
Le Mat de cocagne. - Elévation pour hautbois.

M. Colonne crévera de jalousie en apprenant que son concurrent exécutera les morceaux précités, - que, pour le dire en passant, - Le Rire peut fournir, à des prix qui défient toute concurrence, grâce à des sacrifices auprès duquel celui d'Abraham fut peu de chose.

Willy

Willy sur Livrenblog : Cyprien Godebski / Willy. Controverse autour de Wagner. Les Académisables : Willy. Une photo de Mina Schrader, esthéte et anarchiste. Willy, Lemice-Terrieux et le Yoghi. Romain Coolus présente quelques amis. Colette, Willy, Missy - Willy, Colette, Missy (bis). Pourquoi j’achète les livres dont personne ne veut ?. Le Chapeau de Willy par Georges Lecomte. Nos Musiciens par Willy et Brunelleschi. Nos Musiciens (suite) par Willy et Brunelleschi. Quand ils se battent : Willy et Julien Leclercq. Willy préface pour Solenière par Claudine. Léo Trézenik et son journal Lutèce. Jean de Tinan, Willy, petite revue de presse. En Bombe avec Willy. Maîtresse d'Esthètes par Papyrus. Quand les Violons sont partis d'Edouard Dubus par Willy. Le Jardin Fleuri. R. de Seyssau par Henry Gauthier-Villars. Willy fait de la publicité.