mercredi 22 juillet 2009

Coup de Filet par Les Veber's


Après la série d'attentats anarchistes commencée en 1892 avec Ravachol, et plus particulièrement après la bombe lancée par Auguste Vaillant à la chambre des députés qu'est soumis par Casimir-Périer la première des lois, dites « scélérates » (12 décembre 1893), d'autres suivront. Il s'agissait pour le pouvoir, dans l'urgence, de punir l'apologie des attentats, les lois suivantes, 18 décembre 1893, et 28 juillet 1894, permettent d'inculper les membres ou sympathisants des associations de malfaiteurs et d'interdire aux anarchistes toute propagande. Des arrestations en masse ont alors lieu, de nombreux militants sont arrêtés, parmi eux des écrivains, soupçonnés de sympathies avec le mouvement (voir le Procès des Trente, 6 aoùt 1894).
Ces perquisitions chez les écrivains, dans les journaux, ont inspirés aux frères Veber, Le Coup de filet, publié dans leur recueil Les Veber's en 1895. Simple pochade, ou dénonciation de la bêtise, Le Coup de filet, à lieu dans les milieux les moins soupçonnables de sympathies anarchistes : la Revue des Deux Mondes de Ferdinand Brunetière, chez l'Oncle Sarcey, Willy, Jules Simon ou Heredia. Au Moulin-Rouge, les fins limiers croqués par Pierre et Jean Veber vont même jusqu'à arrêter le Pétomane !

Les Veber's
Coup de Filet


Avec une vigilance au-dessous de tout éloge, la police parisienne continue ses perquisitions chez les anarchistes : il n'est bruit que des descentes opérées tout récemment au domicile de quelques compagnons impliqués dans les dernières affaires. Nous avons pu nous procurer les détails de cette expédition.
Donc hier, à dix heures du matin, MM. Poète, Aragon et Rolly de Balnègre, commissaires de police, assistés de M. Girard, l'intrépide Vide-Marmite, et suivis d'une escorte d'agents hambourgeois, se mettaient en marche.

Ils arrivaient bientôt rue de l'Université, sonnaient à la porte de la Revue des Deux Mondes, le brûlot révolutionnaire, et entraient avec effraction dans le domicile du rédacteur en chef, le compagnon Brunetière, dit La Syntaxe.
Quoi qu'il fit grand jour, le compagnon Brunetière était encore au lit et travaillait rideaux tirés, à la lueur de la lampe. Il cacha vivement sous le lit un exemplaire de l'Histoire des variations et s'écria : « Encore bien même qu'une pareille intrusion semble, à juste titre et mises à part les raisons d'Etat attentatoire à l'autonomie de... » M. Aragon, qui était un peu pressé, ne le laissa pas achever sa phrase. Les agents découvrirent une correspondance importante avec une nihiliste de marque, Mme A. de N..., quelques brochures révolutionnaires, des articles contre l'armée et l'Etat signés Léon XIII (on ignore encore qui se cache derrière ce pseudonyme), et un projet de manifestation sur la tombe du compagnon Bossuet.


De là, les agents se rendirent chez notre confrère le compagnon Willy, dit l'Ouvreuse.
Willy vint ouvrir et, apercevant M. Rolly, s'écria : « C'est vous qui êtes Balnègre ? Eh bien, continuez ! On a saisi un commencement d'article : « Les violons sont infâmes... » Willy assura qu'il ne s'agissait pas des prisons, mais du concert Colonne. A ce moment, une violente explosion d'hilarité jetait tout le monde à terre ; quelques agents, ayant ouvert par mégarde un ballot de livres où se trouvait le dernier opuscule de Willy, se tordait sur le sol, en se tenant les côtes. M. Aragon dit : « Je dois vous garder à ma disposition. - A la disposition de Usted ! » réplique Willy.


Rue de Douai, chez le compagnon Sarcey, plus connu dans les bals musettes sous le sobriquet de Mon Oncle. La Terreur du Répertoire était en train de prendre son tub ; l'eau ruisselait sur ses formes robustes.
« Qu'on le fouille ! » s'écria M. Poète. Le compagnon François, dit Francisque, se laissa fouiller ; toute fois, il protesta : « Mes enfants, votre descente de Police est très mal mise en scène ; de mon temps, à l'Ambigu, c'était mieux réglé. Vous devriez entrer par le côté jardin, vous cacher dans ces armoires, où, selon les conventions, je vous aurais découverts successivement. » On saisi des brochures sur les explosifs, intitulées l'Art des préparations. Gare à vos yeux ! Des ouvrages de propagande : Comment je devins anarchiste, des étuis à lorgnette et un buste d'About, que M. Girard a transportés dans sa voiture spéciale, enfin des papiers concernant Gandillot, actuellement en fuite.

Les magistrats se rendaient ensuite chez le compagnon Jules Simon, dit Petit-Suisse. Il essaya de simuler l'irresponsabilité ; il se décida à avouer lorsque l'on eut découvert un livre intitulé Cuisinière bourgeoise, où se trouvent des maximes comme celle-ci : « Cuisez à petit feux et faites sauter les gros légumes... »
D'autres pièces à conviction saisies chez Petit-Suisse... ne laissèrent pas de doute sur l'existence d'un grand complot académicide ourdi par les partisans d'Eugène Manuel. On ne sait pas encore quand il devait être mis à exécution. Simon prétend qu'une cafetière à renversement, destinée à anéantir le parti des ducs, avait été placé sous le fauteuil de M. d'Audiffret-Pasquier ; le Taciturne n'échappa à la mort que grâce à la vigilance de M. Pingard, qui enleva l'engin à temps. A la suite de cet attentat, l'Académie décréta que M. Thureau se séparerait de son nom Dangin, qui est tout un programme.



Alors M. Poète se rendit chez l'Idem de Heredia, dit Pain-d'Epice, que Simon dénonça comme recéleur d'armes prohibées. A la porte du nouvel académicien, une pancarte avec ces mots : Sonnet liminaire. M. Poète comprit que cela signifiait : Sonnez avant d'entrer. On surprit M. de Heredia en train de ciseler le pommeau d'une dague ; furent saisies des armes disparates : glaives romains, épées gauloises, kriss malais, hallebardes, poignards et jusqu'à des casques de pompier.

Continuant leurs investigations, les agents se sont rendus au Moulin-Rouge, où, après un court examen, M. Girard a saisi le Pétomane et l'a fait transporter, avec mille précautions, jusqu'au laboratoire. Là, il sera dévissé, afin que l'on sache ce qu'il contient. Serait-ce encore une fumisterie de mauvais plaisants ?


Je ne cite que pour mémoire une petite pereloyson opérée chez le P. Quisition...
Non, je veux dire une perquisition opérée chez le P. Loyson. En même temps, des agents arrêtaient un jeune anarchiste extrêmement audacieux, que l'on trouva nanti de pois fulminants, amorces et pétards. Un bonheur n'arrive jamais seul. Aussitôt après, ils mettaient la main sur un autre compagnon qui tentait de s'enfuir en voiture. Malgré une vive résistance, il fut appréhendé et conduit au Dépôt.



Enfin, l'agent Emplumé saisissait, après une poursuite acharnée qui dura plusieurs minutes, le compagnon Tronc, cul-de-jatte des plus dangereux, qui faisait courir toute la police depuis plusieurs semaines. La facilité dont il jouissait de prendre ses jambes à son cou rendait son arrestation très difficile ; lorsqu'il court ventre à terre, il distance les meilleurs limiers.
Acculé, il dut se rendre.

Dernière heure. - On vient de perquisitionner chez les Veber's. L'attitude héroïque des intrépides compagnons a vivement surpris les agents chargés de les arrêter.
N. B. - Nous avons enfreint la loi sur la divulgation des opérations policières. N éanmmoins, nous espérons que M. Pourquery, qui n'est pas du bois dont on fait les serins, nous pardonnera pour cette fois-ci.


Les Veber's par Henri Gauthier-Villars [Willy], La Critique, N° 12, 20 août 1895. Repris en volume dans Henry Gauthier-Villars (Willy) : Quelques Livres, année 1895. Bibliothèque de La Critique. 1896.

Presqu'à chaque page de ce livre se silhouettent deux têtes dont un crayon à la fois railleur et tendre a traduit harmonieusement toute l'élégance impertinente, toute la mélancolie corrosive. Le lecteur se penche sur ces icônes et, à mesure que les pages se suivent – (sans se ressembler autrement que par leur incessante variété et leur excellence obstinée) – le bon lecteur qui contemple, éperdu, les yeux candides de Pierre, les doux yeux alanguis de Jean, se demande : « qui sont ces hommes (ou ces Dieux) qui m'apparaissent sous le masque des sourires les plus criminels, sous le leurre des vêtements les plus bizarres depuis la tunique de forçat jusqu'à la casaque de ministre ? Ici, ils saluent avec une grâce qu'eût enviée M. de Coislin, là, ils estourbissent avec la plus saine volupté, ils s'épandent, ils s'épanchent, ils se multiplient, partout présents, partout insaississables, promenant leur majesté double et une parmi eux les deux cents pages de cette épopée, suivis et précédés, détestés et aimés de la horde lourde, de la théorie éplorée de leurs sujets, de leurs victimes ? Qui sont-ils ? que croire ! que croire ! » Et le pauvre lecteur considère encore une fois les deux figures fatidiques, cependant que tout autour d'elles l'Empereur Guillaume savoure perfidement un calumet de paix, que M. Jules Lemaître s'éplore en une redingote navrée et que des agents écoutent, non sans une sollicitude familière, les confidences d'un anarchisme imprévu susurrées par les compagnons Brunetière, Willy, Jules Simon et José Maria de Héredia. Puis les images sont si délicieusement adéquates au texte que le lecteur renonce à ses soupirs, à sa curiosité, et se laisse charmer – tout simplement.
Répondons : Lecteur, ces hommes habiles à essaimer ainsi leur sourire et leurs grimaces sont des poètes et des philosophes qui savent voir la vie en sa nudité la plus pitoyable, l'étudier en ses tares les plus touchantes et la revêtir ensuite des fictions les plus charmeuses. Ce Pierre Veber est toujours le Pierre Veber qui dans le déjà légendaire Chasseur de chevelures, avait assumé le sacerdoce de « Déformateur du réel » au risque d'être poursuivi pour usurpation de fonctions publiques. Ce Jean Veber est toujours le poète des Contes de fées, le poète qui rêva la couverture des Mimes de Schwob, le poète qui prêta des traits définitifs à la fuyance ascétique et méditative du Paphnuce de Thaïs, et c'est aussi le symboliste qui nous offrit cette année, en des teintes horrifiques, l'horrifique cauchemar des culs de jatte dont la poursuite monstrueuse s'acharne sur un or éclaboussé de sang. Du jour où Pierre se pencha sur la vie du haut de sa fantaisie, du jour où Jean se pencha sur la vie de haut de ses rêves doucement étoffés, du jour où ils unirent contre la laideur de la vie leur plume et leur crayon, ils n'eurent pas besoin de s'engager par serment à écrire, à dessiner les pages les plus profondes et les plus jolies, les plus sagaces et les plus légères ; ce n'était pas la peine : le livre était fait. Ils n'eurent qu'à attendre nonchalamment le jour où devait paraître le feuilleton. Puis le jour où assez de feuilletons avaient paru pour que le volume fut un volume...
Mais pourquoi alourdir d'un commentaire ces portraits d'une si cruelle fidélité, ces exégèses si subtiles, ces paradoxes si aigus ? Laissons le lecteur goûter à son aise l'irrévérence du Conte de Noël qui termine le volume, laissons-le revenir à la narquoise et savoureuse préface qui l'ouvre...




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