« Il faut avouer que l'explosion de quelques bombes de dynamite frappe de terreur les esprits vulgaires. Mais cet affolement de surprise dure peu, juste le temps de fournir prétexte aux représailles de la police et de la magistrature ; outre que les âmes sentimentales sont, non sans quelque légitimité, affligées par le meurtre inutile, et toujours à craindre, d'enfants ou de pauvres diables étrangers à la classe des oppresseurs. Puis on consolide les maisons ébranlées, on les illumine de vitres neuves et bientôt le souvenir de ce fracas inattendu s'efface des âmes rassurées. Au contraire la puissance destructrice d'un poème ne se disperse pas d'un seul coup : elle est permanente et sa déflagration certaine et continue ; et Shakespeare ou Eschyle préparent aussi infailliblement que les plus hardis compagnons anarchistes l'écroulement du vieux monde.»
En ce temps les miracles et les saints semblaient vouloir disparaître. On croyait facilement que les âmes contemporaines manquaient de l'esprit de sacrifice. Les martyrs du siècle furent surtout d'obscurs citoyens hallucinés par le tintamarre des mots politiques, puis mitraillés impitoyablement en 1830, en 1848, en 1871 au bénéfice de certaines situations parlementaires que se préparaient ainsi des avocats violents et sournois ; et il y aurait même de l'imprudence à prétendre que nul voeu d'intérêt individuel n'engagea ces combattants malheureux à rechercher, eux-mêmes, les armes à la main, un profit électoral.
Les parades des Deux Chambres avec leurs scandales quotidiens, leurs syndicats de fabricants de sucre, de bouilleurs de cru, de vendeurs de bière, de faiseurs de vin, de courtiers en céréales et d'éleveurs de bestiaux nous révélèrent, à maintes reprises, les mobiles du suffrage universel. Il y eut Méline et Morelli, le sénateur Le Guay... Aussi toutes ces batailles de la chaussée parisienne, toutes les histoires de la rue Transnonain ou de Satory finiront-elles par nous paraître de simples querelles de marchands âpres à la concurrence.
Nos âmes sans complexité se fussent probablement déplues à suivre encore les jeux brusques de ces marionnettes ; et la politique eût été mise hors de notre préoccupation, si la légende du sacrifice, du don de la vie pour le bonheur humain n'eût subitement réapparu dans l'Époque avec le martyre de Ravachol.
Quelles qu'aient pu être les invectives delà presse bourgeoise et la ténacité des magistrats à flétrir l'acte de la Victime, ils n'ont pas réussi à nous persuader de son mensonge. Après tant de débats judiciaires, de chroniques, et d'appels au meurtre légal, Ravachol reste bien le propagateur de la grande idée des religions anciennes qui préconisèrent la recherche de la mort individuelle pour le Bien du monde ; l'abnégation de soi, de sa vie et de sa renommée pour l'exaltation des pauvres, des humbles. Il est définitivement le Rénovateur du Sacrifice Essentiel.
Avoir affirmé le droit à l'existence au risque de se laisser honnir par le troupeau des esclaves civiques et d'encourir l'ignominie de l'échafaud, avoir conçu comme une technique la suppression des inutiles afin de soutenir une idée de libération, avoir eu cette audace de concevoir, et ce dévouement d'accomplir, n'est-ce pas suffisant pour mériter le titre de Rédempteur ?
De tous les actes de Ravachol, il en est un plus symbolique peut-être de lui-même. En ouvrant la sépulture de cette vieille et en allant chercher à tâtons sur les mains gluantes du cadavre le bijou capable d'épargner la faim, pour des mois, à une famille de misérables, il démontra la honte d'une société qui pare somptueusement ses charognes alors que, pour une année seule, 91,000 individus meurent d'inanition entre les frontières du riche pays de France, sans que nul y pense, hormis lui et nous.
Par cela même que sa tentative fut inutile, et que le cadavre se trouva dénué de parures, la signification de l'acte devient plus importante encore. Elle se dépouille de tout profit réel ; elle prend l'allure abstraite d'une idée logique et déductive De cette affirmation que rien ne doit être à qui n'a de besoin immédiat, il se prouve qu'à tout besoin une satisfaction doit répondre. C'est la formule même du Christ : A chacun selon les besoins, si merveilleusement traduite dans la parabole du père de famille qui paye au même prix les ouvriers entrés dans sa vigne à l'aube, ceux venus à midi et ceux embauchés au soir. Le travail ne mérite point salaire; mais le besoin réclame satiété. Vous ne devez point donner dans l'espoir d'une reconnaissance rémunératrice, ou d'un travail à vous utile, mais par unique amour du semblable, pour assouvir votre faim d'altruisme, votre soif du Bien et du Beau, votre passion de l'harmonie et du bonheur universel.
Si l'on reproche à Ravachol le meurtre de l'ermite, n'a-t-il pas, chaque jour, un argument à recueillir parmi les divers faits de la gazette ? Est-il, en effet, plus coupable en cela que la société, elle qui laisse périr dans la solitude des mansardes des êtres aussi utilisables que l'élève des Beaux-Arts naguère trouvé mort à Paris, faute de pain. La société tue plus que les assassins : et quand l'homme acculé aux suprêmes misères arme son désespoir et frappe pour ne pas succomber, n'est-il pas le légitime défenseur d'une vie dont le chargèrent, en un instant de plaisir, des parents insoucieux ? Tant qu'il existera au monde des hommes pour lentement souffrir de la faim jusqu'à l'exténuation dernière, le volet l'assassinat demeureront naturels. Nulle justice ne pourra logiquement s'opposer et punir à moins qu'elle se déclare loyalement et sans autre raison la Force écrasant la Faiblesse. Mais si une nouvelle force se lève devant la sienne elle ne doit point flétrir l'adversaire. Il lui faut accepter le duel et ménager l'ennemi afin qu'aux jours de sa propre défaite, elle trouve dans la Nouvelle Force de la clémence.
Ravachol fut le champion de cette Force Nouvelle. Le premier il exposa la théorie de ses actes et la logique de ses crimes ; et il n'est pas de déclamation publique capable de le convaincre d'errements ou de faute. Son acte est bien la conséquence de ses idées, et ses idées naissent de l'état de barbarie où végète l'humanité lamentable.
Autour de lui Ravachol a vu la Douleur, et il a exalté la Douleur des autres en offrant la sienne en holocauste. Sa charité, son désintéressement incontestables, la vigueur de ses actes, son courage devant l'irrémédiable mort le haussent jusque les splendeurs de la légende. En ce temps de cynisme et d'ironie, un Saint nous est né.
Son sang sera l'exemple où s'abreuveront de nouveaux courages et de nouveaux martyrs. La grande idée de l'Altruisme universel fleurira dans la flaque rouge au pied de la guillotine.
Une mort féconde s'est accomplie. Un événement de l'histoire humaine s'est marqué aux annales des peuples. Le meurtre légal de Ravachol ouvre une Ère.
Et vous artistes qui d'un pinceau disert contez sur la toile vos rêves mystiques, voilà offert le grand sujet de l'oeuvre. Si vous avez compris votre époque, si vous avez reconnu et baisé le seuil de l'Avenir, il vous appartient de tracer en un pieux triptyque la vie du Saint, et son trépas. Car un temps sera où dans les temples de la Fraternité Réelle, on emboîtera votre vitrail à la place la plus belle, afin que la lumière du soleil passant dans l'auréole du martyr, éclaire la reconnaissance des hommes libres d'égoïsme sur la planète libre de propriété.
Paul ADAMEntretiens Politiques et littéraires Juillet 1892 3e année vol. V N° 28 Repris dans Critique des Moeurs Ollendorff 1897
[L'ARRESTATION DE RAVACHOL]
LA DYNAMITE A PARIS
Pendant quelques jours, un seul gredin très résolu, assisté de quatre ou cinq complices réduits au rôle de comparses dans la sinistre tragédie qu'il composait et jouait à la fois, un seul gredin a épouvanté tout Paris, effaré la province et l'étranger.
Son orgueil de malfaiteur doit être satisfait.
Paris tremblait, Paris n'osait plus aller au théâtre, Paris faisait ses malles pour s'enfuir, et les visiteurs habituels de Paris défaisaient les leurs, peu curieux d'un voyage d'agrément au cours duquel on risquait la dynamite et ses atroces conséquences.
Ravachol a enfin été arrêté et du coup la détente à eu lieu ; on se félicitait sur les boulevards en colportant la bonne nouvelle, et cela rappelait les jours si lointains, hélas ! Où par les rues on lisait le bulletin d'une grande victoire.
Qu'est-ce Ravachol ? Il faut le dire très haut pour ceux qui déjà s'écrient : « - Un malfaiteur, soit, mais après tout un caractère ! ». Ravachol est un criminel de droit commun, un assassin de vieillards et de vieilles femmmes, un voleur et un violateur de sépultures.
La justice va lui demander compte, outre les explosions dont il est l'auteur, de cinq assassinats, de nombreux vols qualifiés, de fabrication de fausse monnaie et d'une profanation de tombes.
Donc ce n'est point un de ces criminels politiques que le fanatisme pousse aux actions coupables ; c'est je le répète, seulement un odieux gredin.
Anarchiste ? Il prétend l'être, mais encore que peu scrupuleux sur le choix des moyens, les anarchistes eux-même le renient.
On assure qu'il fut affilié à leur groupe à la suite d'un crime commis par lui.
Le choix lui fut laissé entre être dénoncé ou servir d'instrument à de certains anarchistes. Il prit le dernier parti qui lui laissait au moins une chance d'échapper au bourreau. Et alors on le chargea d'effrayer le bourgeois et principalement le juge défenseur de la société contre ceux qui veulent sa destruction.
Quand plusieurs magistrats seraient morts d'une façon atroce, les autres y regarderaient à deux fois avant de condamner les anarchistes.
Les criminels ont fait un faux calcul : les magistrats ont l'âme trop haute pour céder à la peur, ils ont parmi leurs devanciers le président de Harlay et bien d'autres dont ils resteront dignes. Ils feront leur devoir.
Ravachol est sous les verrous. Le terrible chimiste subira bientôt la peine de ses crimes, et nous espérons fermement que la peur, après avoir habité un instant parmi les innocents, va passer du côté des coupables.
Nous avons consacré tous les dessins de ce numéro aux événements de ces derniers jours. Il importe que l'on conserve pour en profiter le souvenir de ces horribles choses.
Paris est tranquille et rassuré maintenant.
A notre première page, c'est l'arrestation de Ravachol, grâce à la courageuse initiative du garçon de café Lhérot. Le bandit, connaissant le sort qui l'attendait, a soutenu une effroyable lutte contre les agents et il a fallu des efforts inouïs pour se rendre maître de lui.
A notre huitième page, nous donnons le dessin des édifices dévastés par la dynamite.
C'est le 1er mai 1891, l'attentat contre l'hôtel du duc de Trévise, rue de Berri.
Le 29 février dernier, rue Saint-Dominique.
Le 11 mars, boulevard Saint-Germain, 136.
Le 15 mars, caserne Lobau.
Le 27 mars, rue de Clichy, 39.
Je ne veux point finir sans ajouter un mot.
Il ne faut point confondre la cause des malheureux avec celle des criminels ; il ne faut point que les atrocités accomplies par des bandits de la pire espèce nous fassent détourner les yeux de ceux qui souffrent et ne sont point solidaires de Ravachol ; il ne faut point que la dynamite soit une excuse paralysant la commisération. Défendons-nous énergiquement contre les malfaiteurs, mais soyons encore meilleurs, s'il est possible, pour les déshérités.
La nuit où fut jugé Ravachol, à deux heures moins le quart environ, lorsque le jury fut entré dans la salle de ses délibérations, personne parmi les assistants ne doutait de la condamnation à mort.
Cela n'était même point objet de discussion. Le plus calme était Ravachol lui-même, qui, suffisamment correct en sa redingote noire boutonnée, sur les lèvres un sourire que les dames, moins nombreuses que de coutume, déclarèrent agréable, il causait, placide et familier, avec son avocat, et de la main adressait un bonjour amical aux compagnons qui se trouvaient là.
Ravachol, lui, savait ce qui allait se passer ; aussi, suivant l'expression fantaisiste d'un assistant, avait-il l'air d'assister à un procès auquel il n'aurait pas été mêlé et où il se serait agi du vol d'un lapin chez une fruitière.
Ceux qui ont suivi les débats ont dit aussi que deux personnes seulement y avaient eu une excellente tenue, M. Quesnay de Beaurepaire et Ravachol.
Cependant, l'audience suspendue, dans les couloirs on demandait à M. Goron si véritablement, comme on le téléphonait, la maison du procureur général, désertée dans la journée par les autres locataires, avait sautée, et quelques sensibles, - ma foi j'en étais, - s'affligeaient et souhaitaient l'indulgence à Chaumartin dont la gentille fillette de huit ans environ, habillée de clair comme de fête, ouvrait pour ne point dormir de grands yeux effarés sur les promeneurs de la salle des Pas-Perdus.
A trois heures vingt on annonça la rentrée du jury, dont le président, au milieu de la stupeur profonde, annonça que Ravachol avait voulu, en vérité, la mort de MM. Benoist et Bulot, mais qu'il avait agi sans préméditation, d'où circonstances atténuantes et travaux forcés au lieu de la peine de mort.
Ravachol tout seul prit les choses comme il fallait, et cria en guise de remerciement aux jurés :
- Vive l'anarchie !
Quelques enragés huèrent les jurés, les appelèrent un peu lâches, etc. Ces douze messieurs se retournèrent le sourcil froncé, et étant sortis fermèrent la porte avec violence pour indiquer qu'ils n'étaient point contents.
Nous n'avons pas à apprécier leur conduite.
Peut-être le procès à t'il était mal engagé.
On avait tenu à ce qu'il ne rentrassent point chez eux durant les débats, afin de les soustraire à des influences qu'ils avaient subies déjà. Ils sont, en effet, arrivés évidemment leur siège étant fait.
Pour les défendre, on a dit qu'ils ne voulaient point faire de Ravachol un martyr politique mourant pour ses idées et qui aurait un jour en place publique sa statue comme Etienne Dolet.
Ils auraient compté sur les jurés de la Loire qui le doivent juger comme assassin.
Et si...
Mais tout cela nous entraîne un peu loin. Nous avons représenté Ravachol dans sa cellule en train d'exposer ses théories aux gardiens qui l'écoutent avec une curiosité narquoise de braves gens.
Ils font bonne garde, car ce serait un comble d'apprendre par surcroît que Ravachol s'est évadé.LE RESTAURANT VERY APRÈS L'EXPLOSION
Lorsque par les soins du patron Véry et de son beau-frère et employé Lhérot Ravachol eut été livré à la justice, des lettres arrivèrent qui annoncèrent la vengeance, et elle est venue juste à l'heure, je dirais presque symbolique, en tout cas singulièrement utile, le soir qui précédait la journée du procès.
Les criminels qui ont fait sauter le restaurant Véry n'ont point un instant songé aux victimes innocentes qu'ils pouvaient faire ; le lendemain Ravachol devait s'écrier avec désinvolture :
Je demande pardon à mes victimes involontaires, elles me comprendront et m'excuseront.
Qu'importe, en effet, quelques cadavres pourvu que soit vengé le porte-dynamite de l'association et que soient intimidés ceux qui vont le juger ?
Et ce sont des jambes coupées, des blessures, des cas de folie.
Que fait tout cela ?
Rien, assurément, n'est-ce pas ?
La question se pose d'elle-même, pourtant. D'un côté des assassins qui ne reculent devant rien, de l'autre la société avec les forces, l'autorité dont elle dispose.
La lutte est engagée. A qui sera la victoire ?
Quoi qu'il en soit, je le répéterai sans cesse : s'il faut se défendre, il serait inique et monstrueux d'arrêter le mouvement charitable qui poussait ceux qui ont beaucoup à venir en aide à ceux qui n'ont rien.
Soyons fermes, énergiques, mais restons humains et doux aux malheureux qui souffrent sans nous dynamiter.
Paul Adam sur Livrenblog : Paul Adam : Préface à L'Art Symboliste de Georges Vanor Paul Adam par Francis Vielé-Griffin Les Incohérences et contradictions de M. Paul Adam, "Anarchiste" Travailler plus... le dimanche. 1906-2009
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