Le Grenier de Montjoie !
Conférence faite le 7 décembre 1917 au premier Festival de Guerre « Montjoie ! »
Brusquement, Canudo est venu me voir. Il faut, m'a-t-il dit, que vendredi vous parliez de Montjoie. J'ai un peu crié, parce que j'aime Montjoie et que j'aurais voulu en parler dignement, avec du temps devant moi pour polir une conférence toute ornée d'enthousiasme et de jolies phrases. Mais ce capitaine en chéchia, décoré de rouge par la France, et de bleu par l'Italie, disait ; « vous parlerez vendredi » comme il a dû dire à ses zouaves : « Enlevez cette hauteur » le jour où la carte de Macédoine s'est enrichie du « piton Canudo ». Ce qu'il demandait aujourd'hui était moins difficile d'ailleurs. J'obéis. Et, d'abord, je dis que pour ceux d'ici qui étaient de Montjoie, il y a un profond plaisir à se retrouver, ensemble, après si longtemps.
Mais il faut expliquer.
Montjoie, Mesdames, c'était à côté des Galeries Lafayette.
Et donc, ce n'était ni un atelier montmartrois, ni un studio de Montparnasse.
Le fait que Montjoie était à côté des Galeries Lafayette, dans la première maison de la Chaussée d'Antin, j'y vois comme le signe capital de la volonté qu'avait eue Canudo en le fondant.
Il n'avait pas voulu attendre que Paris allât aux artistes d'avant-garde. Il était allé avec eux à Paris au milieu de Paris, et y avait planté son drapeau.
On montait tout l'escalier. Un escalier essoufflant. Au dernier étage, on se perdait dans les couloirs. Le bruit des voix aidant, on trouvait la porte.
Montjoie habitait deux petites pièces, grandes à elles deux comme... le quart de ce salon. En entrant, on y trouvait une centaine de personnes – fumeurs et non fumeurs. Je crois que je n'exagère pas.
Et ces cent – ou ces cinquante personnes – étaient des artistes presque tous de vraie valeur, des gens du monde, des gens de théâtre, des étrangers passant par Paris. Je me rappelle y avoir vu Mme Georgette Leblanc, Mme Japy de Beaucourt, Valentine de Saint-Point, qui gardait dans une petite boîte de fourrure Mitzi, le charmant singe minuscule ; Valentine Gross, qui avait dessiné les ballets russes. J'y ai vu – c'était alors chose rare – un officier serbe qui nous semblait avoir un prestige particulier parce qu'il avait fait la guerre.
Et toute une foule grouillante de jeunes hommes d'art – de Segonzac à Luc-Albert Moreau, de Ravel à Strawinsky, de Gabriel Boissy à Apollinaire, - que nous nous ne imaginons plus maintenant que vêtus de bleu horizon : Boissy comme Apollinaire, Moreau comme Segonzac.
Sur une déjà vieille coupure de journal, je retrouve des noms de ceux qui allaient aux lundis de Montjoie ; je vois là : Bakst, Mme la comtesse de Larègle, Charles-Henry Hirsch, Mlle Trouhanova, Alexandre Mercereau, qui, il y a deux mois, était renversé par un obus ; un prince de Tour-et-Taxis, Mario Meunier, aujourd'hui prisonnier et que les Allemands ont envoyé défricher la forêt de Bielowiejsz ; des noms qu'on lit à la rubrique mondaine du Figaro : comtesse de Borchgrave, comtesse Mariotti, baronne Lippe, Mlle Prat. Et, en même temps, Erik Satie et Dufy, Reboul et Barzun, Kaplan, qui souffre pour nous en Macédoine de la fièvre paludéenne, Maxence Legrand, mort au champ d'honneur, Pierre Fons, mort, Gasquet, porte drapeau, Roger Allard, qui vient de se casser une jambe en tombant d'avion, Jean Giraudoux, qui a combattu aux Dardanelles, Gazanion, dont une balle a rendu le bras droit à jamais inutile, Variot, blessé au bois Le Prêtre, et trente autres : La Frenaye, Fernand Léger, René Chalupt, G. Le Cardonnel, Louis Richard-Mounet, Eugène Montfort, T'Serstevens, Lombard, Brunelleschi, Lhote, Morgan-Russel, Duchamp-Villon, et Jacques Villon et le chass'bi André Salmon....
Le veston d'atelier était voisin du manteau de zibeline, et le scaferlati se mêlait au vetiver et à la Roseraie.
Et ici se précise un peu plus l'idée de Canudo.
Pour lui, le « monde » n'étit pas formé d'un ramassis de Philistins, comme au bon vieux temps de Murger et de Gautier. Canudo devinait, au contraire, en lui, une force. « Il est, dit-il, le réalisateur d'art, comme nous sommes les créateurs d'art ».
Est-ce à prétendre que le monde s'agenouillerait tout de suite devant le cubisme, ou même que, s'étant agenouillé, il en saurait goûter toutes les aspérités, non. Peut-être pas. Mais il y avait à tenter une conquête qui n'était pas à dédaigner. Il y avait, si on ne trouvait pas en Snoboland beaucoup d'alliés, à y obtenir au moins, par une intelligente propagande, le silence et le respect.
Et, tout doucement, le Monde envoyait des éclaireurs à Montjoie. Ils y étaient attirés, comme nous-mêmes, par la riche atmosphère d'art qui flottait là. Dans les deux petites pièces, les murs étaient chargés de tableaux et de croquis ; les cheminées, de statuettes. Et, à côté des dessins de Rodin, qui demeuraient aux mêmes places, d'autres dessins et tableaux changeaient chaque semaine.
Chaque lundi était consacré à un art ou à un artiste. Une fois, on avait exposé des oeuvres d'un peintre indien ; une autre fois, des tableaux de Chagall ; une autre fois, des partitions de Ravel et de Strawinsky ; une autre fois, des décors de Cominetti.
Une foi – je veux insister sur dette fois là, car je ne l'oublierai jamais – on avait exposé le poème du Transsibérien et de la petite Jeanne de France [I], de Blaise Cendrars.
On l'avait épinglé au mur. C'était une feuille multicolore de deux mètres. Quelque artiste connu devait le lire, mais il n'arrivait pas. Le soir était déjà tombé. Alors pour que la journée ne fût pas manquée, une femme s'offrit à déchiffrer le poème bizarre. On accepta. Elle prit alors une bougie et, montée sur une chaise, commença à lire d'une voix sourde. Jamais, Mesdames et Messieurs, je n'ai ressenti une aussi profonde émotion à la lecture d'un poème.
Ce jour-là, vraiment, nous avions découvert un Poète.
Dans ce tumulte de Montjoie, y avait-il une doctrine d'art ?
Il y avait, d'abord, ce tumulte ; puis un principe d'union des arts et de sélection des artistes. Montjoie n'était pas un groupe d'écrivains, mais d'écrivains, de peintres, de sculpteurs, de musiciens. C'était un cri qui avait groupé en une seule force les novateurs sérieux, ceux qui étaient convaincus à la fois de la nécessité de faire leur révolution et de celle de ne pousser la révolution qu'à bon escient, pour construire, et non pour l'amusement de démolir les potiches.
Au lieu de s'excommunier d'école à école, on s'estimait les uns les autres. On avait somme toute réalisé, dans le grenier de Canudo, ce que j'avais appelé la gauche libérale.
Cette sélection d'artistes devait élever son monument, cette « Galerie de Montjoie, livre d'or d'une génération » que devait éditer Pierre Corrard, mort depuis au champ d'honneur.
La Galerie devait comprendre une anthologie de poètes et de prosateurs, des reproductions d'oeuvres de peintres et de sculpteurs, un album de musique, des études sur tous nos arts, un dictionnaire biographique.
Il y avait à Montjoie une volonté de force, assez nouvelles pour ceux qui voyaient encore les artistes dans le clair de lune de 1830 et les étangs fleuris de nénuphars de 1880. Sur la couverture de la rtevue, on lisait : Montjoie ! Organe de l'impérialisme artistique français. Et cette épigraphe de la Chanson de Roland : « Ce n'est pas un bâton qu'il faut pour telle bataille. Mais le fer et l'acier doivent y être bons. De toutes parts, on entend crier : Montjoie ! »
En 1913, et pendant l'hiver de 1914, il n'était cependant pas encore question d'acier. A peine de bâton. On n'a bien vu le bâton et on n'a entendu les cris qu'à la première du Sacre du Printemps de Strawinsky. Canudo nous avait tous amenés. Nous nous sommes très bien conduits. Pour ma part, je ne sais plus de quel nom d'oiseau j'ai décoré des dames qui avaient, il est vrai, des aigrettes sur la tête, mais je me rappelle très bien la surprise d'un monsieur fort élégant qui sifflait dans une clef et que je m'étais cru autorisé à comparer, pour ce fait, à un valet d'écurie.
Voilà donc ce qu'était Montjoie ; un organisme vivant dont la revue n'était qu'un des moyens d'action. Cette gazette d'art restait l'image exacte de ses amis. Comme chaque lundi du groupe, chaque numéro de Montjoie était consacré à une manifestation de la vie moderne : il y eut des numéros consacrés à la Danse, aux Indépendants, aux Art plastiques, etc...
Canudo défendait le Cérébrisme, qui lui appartient en propre mis où il voyait se refléter l'art de ses amis.
Ce qu'est le Cérébrisme, il l'a expliqué dans un manifeste qu' publié le Figaro. Il y disait :
« L'Absurde est le Réel encore non né, ou encore incompris. Des phalanges d'artistes du monde entier vivent somptueusement de l'Absurde parisien.
« Depuis quelques dizaines d'années, la France est si impérieusement en tête de l'évolution artistique, que les nations les plus hostiles s'inclinent devant sa domination.
« Cette domination est absolument cérébrale. L'Art se cérébralise progressivement, intensément, depuis une trentaine d'années.
« Toute innovations artistique doit révolter l'oeil ou l'oreille, car l'oeil et l'oreille demandent un temps pour s'habituer aux nouvelles harmonisations des couleurs, des formes, des mots, des sons. Le caractère général de l'innovation contemporaine est dans la transposition de l'émotion artistique du plan sentimental dans le plan cérébral.
« Nous ne voulons plus qu'un tableau « représente » quoi que ce soit. Nous ne voulons plus d'une peinture qui ne soit que paroles en images.
« Dans notre époque d'individualisme à outrance, tout artiste doit se forger son monde intérieur et sa représentation extérieure.
« De cela est né l'art moderne, libéré, volontaire, rebelle à tout dogmatisme d'école. »
« Cet art marque la borne funéraire de tout l'art sentimental : banal, facile, intolérable parce qu'insuffisant. Le mélodrame où Margot a pleuré est sans doute un mélodrame stupide. Aucune exaltation pur l'individu aucune élévation pour l'esprit. Tandis que, contre tout sentimentalisme dans l'art et dans la vie, nous voulons un art plus noble et plus pur, qui ne touche pas le coeur, mais qui remue le cerveau, qui ne charme pas, mais qui fait penser. »
Et, à la fin de ce manifeste, Canudo disait : « La génération artiste nouvelle se veut héroïque ».
La guerre est venue. Canudo, né en Italie, n'a pas hésité. Il a choisi la France, il s'est battu pour elle. Après l'Argonne, les Dardanelles, la Serbie, l'Albanie, le voici avec la Légion d'honneur et trois galos. Et Blaise Cendrars, né en Suisse, le voici, après l'Artois et la Champagne, avec une médaille militaire et un bras de moins. Et les autres restent dispersés. Segonzac aux tranchées ; d'autres qui en sont revenus, d'autres qui y sont encore, d'autres qui n'y sont pas allés, d'autres qui n'en reviendront pas.
Mais Montjoie est resté une chose vivante, et la preuve en est que le voici ici, grâce à une précieuse hospitalité. Et que, pour aujourd'hui, il nous englobe tous, et nous emplit de souvenirs que nous n'aurions pas cru si chers, et d'espoirs.
Fernand Divoire