Félix Fénéon devint, de 1906 au début des années trente, directeur artistique de la galerie Bernheim-Jeune. Il rédigea le Bulletin de la Vie Artistique édité par la galerie à partir de 1919. Les autres collaborateurs de la revue étaient, Guillaume Janneau, Tabarant, Pascal Forthuny ou André Marty.
La question des "correspondances" entre les sons, les parfums, les couleurs et les mots, avec Baudelaire puis Rimbaud, avec la génération symboliste, René Ghil (1), Paul-Napoléon Roinard (2), et jusqu'à l'après première guerre mondiale et le milieux des années 20, fera débat. Les poètes ne sont pas seuls à utiliser ou explorer le domaine de la synesthésie (3), les peintres modernes et plus particulièrement les pionniers de l'abstraction, ou les musiciens ont eux aussi "harmonisés" leurs couleurs ou "colorés" leurs notes. Je donne aujourd'hui un article de Guillaume Janneau, qui fait suite à une enquête de Louis Vauxcelles sur le sujet publiée dans L'Eclair.
CORRESPONDANCES
par Guillaume Janneau,
Bulletin de la Vie Artistique, 15 septembre 1924.Baudelaire a trouvé le mot ; il en a défini le sens par le vers fameux, justement fameux :
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il n'a pas dit : se confondent. Mais d'autres les ont, depuis, confondus. De l'identité de choses différentes, la poésie contemporaine a fait système esthétique. C'est là sa conquête, son acquisition, sa trouvaille, comme en témoigne l'intéressante enquête menée, dans l'Eclair, par notre brillant confrère M. Louis Vauxcelles.
Lui-même croit-il bienà la réalité de ces « correspondances » ? M. louis Vauxcelles est un esprit aigu, prompt, mobile. La sensibilité qu'il a reçue des dieux favorables dirige les opérations de sa pensée. Ses émotions déterminent ses convictions : mais comme il joint le savoir au goût, c'est toujours à bon droit qu'il est ému. M. Louis Vauxcelles est un tempérament d'artiste en même temps qu'un artiste du verbe : sa langue est une palette. En écrivant il peint, et se peint. C'est le poète su sensualisme artistique et de la critique sensualiste.
Visiblement il se plaît à énumérer les « correspondances » qu'ont notées certains raffinés : celles des sons avec les couleurs, que distinguait Rimbaud,
(A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu) ;
celles des sons avec les parfums, qu'a saisies Mme de Noailles,
(O mon jardin divin, j'écoute tes parfums) ;
celles des saveurs avec les sons, que précisait Huysmans, (« l'orgue de bouche » de des Esseintes) ; celles des couleurs et des parfums, qu'a discernées, une fois, Coppée,
(Quelque chose comme une odeur qui serait blonde).
Qui ne sent, en effet, l'ingéniosité, mieux : la finesse et la rareté de ces rapports ? Ils sont, d'ailleurs, pour effarer l'ombre de Voltaire, mais non pas celle de Racine.
Aucun poète, il est vrai, ne se fût, vers 1850, permis d'écrire ainsi. Vers 1850, les parfums n'émettaient point de sons et les couleurs étaient muettes. Nous avons changé tout cela. Le peintre donne à son coloris du « ton » et le musicien de la « couleur » à son orchestration. Proprement, cela ne veut rien dire, mais chacun en saisit le sens et, en matière de langage, cela suffit. Les mots n'ont pas seulement une acceptation littérale ; ils possèdent encore un pouvoir évocatif. Comme toutes les images, ils provoquent des associations. Si nous consentons à prêter, avec le poète, les propriétés d'un certain sens à l'autre sens, nous comprenons bien qu'il n'y a là qu'analogie de choses et non confusion de mots.
Rimbaud ne voyait pas l'I rouge ; mais le son de la voyelle provoquait en son esprit une sensation qui lui paraissait comparable à celle qu'il recevait de la couleur rouge. Rimbaud, Coppée, Mme de Noailles, Huysmans n'ont rien fait là que parler par ellipses : résumant hardiment tout le raisonnement intermédiaire ; et l'ellipse est la plus énigmatique des figures de style. Toutefois fixent-ils ainsi les «correspondances» dont parle M. Louis Vauxcelles ?
« Que Jean Cocteau, lui répond très finement M. Roland Manuel, le musicien, que Jean Cocteau compare Ravel à Bonnard, voilà qui me renseigne davantage sur Cocteau que sur Ravel ou Bonnard. » En effet, de telles affinités ne sont pas de l'ordre positif. Elles n'existent que pour – et peut-être par l'homme qui les sent, ou qui les imagine, et qui les note. En fait, elles échappent à l'analyse. Il serait très difficile de les définir. Sans doute, chaque époque a son esprit particulier, mais il s'agit là d'autre chose que des correspondances des arts. A la vérité, il advient qu'il y ait, entre certains artistes, de véritables affinités : encore est-il bien dangereux d'essayer d'en définir la nature ; mais non point des « correspondances » entre les arts : leurs moyens particuliers conditionnent ceux-ci d'une manière presque absolue.
Ce sont les hommes de lettres qui s'intéressent à ces problèmes, étant en possession de noter des analogies entre les sensations. En effet, l'art d'écrire n'est point soumis aux lois d'une technique : il consiste à traduire avec force des conceptions claires. Les lettres ne parlent pas aux sens, mais à l'esprit. Elles provoquent l'opération psychologique inverse. Il est vrai qu'une certaine école accorde à la musicalité des mots une vertu propre, indépendante du sens : peut-être ses oeuvres seraient-elles exquises, chantées sur le mirliton, mais à coup sûr elles ne sont point lisibles. Il ne faut pas outrepasser les possibilités de l'art qu'on pratique. Les rapports que peuvent avoir entre eux les arts sont uniquement l'effet des associations d'idées ; ils n'existent pas en eux, mais en nous ; aussi bien ne sont-ils perceptibles qu'à peu d'individus, et d'une manière variable.
Puisque les plus subtils les perçoivent, reconnaissons-leur une réalité. Croyons, avec Baudelaire et M. Louis Vauxcelles, que les parfums répondent aux couleurs et les couleurs aux sons : mais non point que l'art d'assembler les couleurs « en un certain ordre » réponde à l'art d'assembler harmonieusement les sons. Baudelaire a noté là le phénomène d'ordre psychologique. Mais il n'a pas confondu la sensation avec son excitant. De nouveaux venus tombent dans cette confusion, et s'en émerveillent. Mais s'ils ne s'admiraient eux-mêmes, qui diantre les admirerait ?
Guillaume Janneau
(1) Dans le premier numéro d'une revue nouvelle, Yassassin, Julien Nicaise-Besanger, se penche sur le cas de René Ghil, le synesthète scientifique.
(2) Les Miroirs, Paul-Napoléon Roinard, Chercheur d'Impossible (1re partie), (2me partie), (3me partie).
(3) Voir les articles sur Albert Cozanet-Jean d'Udine sur Livrenblog : Albert Cozanet - Jean d'Udine. Les Rythmes et les couleurs. Jean d'Udine : L'Art et le geste 1910. Jean d'Udine vu par Pierre de Lanux.
Adolphe Tabarant sur Livrenblog : Adolphe Tabarant : Tailhade. Lemonnier. Loti.
Félix Fénéon sur Livrenblog : Francis Poictevin par Félix Fénéon et Remy de Gourmont. Félix Fénéon par Armand Charpentier. et... un peu partout
Le Bulletin de la Vie Artistique dans Livrenblog : Francis de Miomandre à l'école de Félix Fénéon. Frantz Jourdain, le premier Salon d'Automne.
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