mardi 29 avril 2008

62 exemplaires vendus. Régis Messac. Les Primaires






Les Primaires


revue mensuelle de culture populaire, de littérature et d'art.


Directeurs : René Bonissel et Roger Denux.


Rédacteur en chef : Régis Messac.





Ce billet est dédié à tous nos amis éditeurs, travaillant vaillamment et dont les efforts ne sont pas toujours couronnés du succès public. On peut constater dans le numéro 94 d'octobre 1937 de la revue Les Primaires que les ventes des publications des éditions de La Fenêtre ouverte, atteignaient des chiffres tout à fait modestes, mais que les éditeurs n'y voyaient non seulement pas de raisons de désespérer, mais encore qu'ils trouvaient ces chiffres satifsaisants. En huit mois Quinzinzinli de Régis Messac, publié en 1935, c'était vendu à 62 exemplaires et La Guerre du Lierre et autres contes de David H. Keller, traduit par Régis Messac dans la collection des Hypermondes, est alors la meilleure vente de cette maison alors que La Cité des asphyxiés du même Messac, avait trouvé dix souscripteurs...

Voici les résultats acquis par nos éditions durant les huit premiers mois de l'année. Du 1er Janvier au 31 Août 1937 nous avons vendu :

La Guerre du Lierre : 849 exemplaires.

Le Magister : 161 exemplaires.

Quinzinzinzili : 62 exemplaires.

L'Imagerie nuptiale : 40 exemplaires.

Pendant la même période, nous avons reçu les souscriptions suivantes pour les trois ouvrages en préparation :

Pour quelques-uns : 345 exemplaires.

Jabou : 18 exemplaires.

La Cité des asphyxiés : 10 exemplaires.

Les Amis de la fenêtre ouverte groupent 41 adhérents.

Ces chiffres sont satisfaisants. A première vue, le résultat des souscriptions peut paraitre ridicule, sauf en ce qui concerne Pour quelques-uns. Qu'on veuille bien se rappeler qu'aucun effort sérieux n'a été fait en faveur de La Cité des asphyxiés et de Jabou. Si le livre de Roger Denux se trouve bien placé au départ, c'est qu'il a bénéficié, dans un département, d'une propagande qui touche toucha tous les membres de l'enseignement primaire. En quelques mois, notre correspondant départemental a groupé 300 souscriptions. Résultat magnifique, qu'il est bon de souligner. Il nous permet de bien augurer de l'avenir, si nos amis se décident à nous aider.

L'occasion est trop belle de rappeler la réédition de Quinzinzinzili de Régis Messac - Talence, L’Arbre vengeur, 200 p. 13 euros. Collection “l’Alambic”, avec une préface d'Eric Dussert qui faut suivre sur son roboratif Alamblog, ainsi qu'aux éditions Ex Nihilo, Régis Messac Les Romans de l'homme-singe et Lettres de Prisons.

Voici comment était présentée La Cité des asphyxiés dans un placard d'annonce publié dans Les Primaires.

Régis Messac

La Cité des asphyxiés

roman

un fort volume in-16..... 18 fr.

Couverture de Germain Delatousche

Le cadre si moderne de la féerie scientifique ou de l'anticipation peut servir à bien des usages. Il peut n'être qu'un prétexte à débauches d'imagination puérile pour lecteur puéril. Il peut parfaitement être utilisé pour soutenir des idées rétrogrades. Tel n'est pas le cas avec l'auteur de La Cité des Asphysxiés, qui s'en sert pour faire une mordante satire de notre époque. A propos d'un précédent ouvrage, Quinzinzinzili, un des maître de l'histoire littéraire contemporaine lui écrivait : "Votre pessimisme a pour lui une haute tradition littéraire et des faits aussi éclatants qu'innombrables... Je ne crois pas que votre hypothèse soit celle qui a le plus de chance de se réaliser. Il reste qu'elle en a quelques unes ; et c'est assez pour justifier votre sanglant mépris et votre humour au vitriol. Que ceux de vos semblables dont vous froisseriez les susceptibilités veuillent bien se regarder dans la glace et réfléchir." Ces remarques peuvent également s'appliquer à La Cité des asphyxiés. On voudra lire jusqu'au bout, dès qu'on l'aura commencé, ce récit toujours vivant, parfois hallucinant, des aventures d'un petit bourgeois de l'époque moderne projeté dans un monde cruel, absurde et dément ; on le suivra dans les forêts suspendues, parmi les savantes poilues, chez les professeurs de la Grande Cônerie, et parmis les Zéroes lancé à la conquête de l'air, de l'air vital, qu'une caste impitoyable mesure parcimonieusement à leurs poumons atrophiés...



Frédéric SAISSET Au Fil du Rêve



Un premier recueil

1897 : Prenez un jeune poète, il sera d'une génération charnière, né en 1873, influencé par le Symbolisme il s'en écartera par son goût de la nature, par un besoin d'action. Son premier recueil, s'ouvrira par des poèmes placès sous le signe du Rêve, la recherche de l'amour idéal, pour s'en évader sans violence, l'amoureux de la femme deviendra amoureux de la nature, plus sensuel que rêveur. Naturiste, il le sera par sa génération et sa nature, sans attache pourtant avec l'école officiel de Saint-Georges de Bouhélier. Il sera l'exemple que les théories et les manifestes un peu fumeux, synthétisent plus un mouvement littéraire, qu'ils ne l'influencent. Notre jeune poète, n'étant d'aucune école, pour se faire entendre, devra faire présenter son recueil par un poète confirmé, un ancien indulgent, compréhensif, et dont le nom imprimé sur la couverture distinguera le volume parmi les dizaines de recueils et plaquettes s'empilant dans les salles de rédactions et sur les tables des libraires. Même si le volume ne connait pas un succès retentissant, le jeune poète est lancé.

Ce poète, pour aujourd'hui, s'appelle Frédéric Saisset, son recueil, Au Fil du Rêve, paraît chez Ollendorff, avec une préface de Georges Rodenbach, curieusement lui le fils du poète catalan, Alets Saisset, sera porté sur les fonds baptismaux de la poésie par un poète de la Flandre, des béguinages et de Bruges-la-Morte. Il fera pourtant, ses premières armes littéraires dans La Clavellina (1896-1902), revue de Charles Bausil à Perpignan, et particpera à la revue La Coupe (1895-1898) de Montpellier. Le jeune poète n'oubliera pas de dédicacer quelques-uns de ses poèmes, Georges Rodenbach, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, Jean Lorrain et le biterrois Gabriel de Lautrec, recevront ainsi son hommage, tous, excepté Lautrec, dont la renommée ne sera jamais très grande malgré la qualité de ses poèmes en proses et de ses contes fantastiques, sont des hommes de lettre en vue, représentants de la génération précédente. Livrenblog désireux d'éclairer, de son pauvre lumignon, les zones désertées par les projecteurs de l'histoire littéraire, donne aujourd'hui la préface de Georges Rodenbach à ce premier recueil, et, pour l'exemple, l'un des poèmes de jeunesse de Frédéric Saisset.

Frédéric Saisset : 1873 - 1953.

Poémes : Au fil du rêve, poésies. Préface de Georges Rodenbach, Ollendorff, 1897, in-16, 132 p. - Les soirs d'ombre et d'or. Editions du Mercure de France 1898. in-4, 116 p. (Dédié à Georges Rodenbach). - Les Moissons de la solitude, poèmes. Paris : E. Sansot, 1907, in-18, 104 p. - Le Miroir des songes. Perrin, Editions de la Revue des Poètes, 1928 In-16, 129 p.

Théâtre : Les vieux : drame en 3 actes, de Pierre Rameil et Frédéric Saisset. d'après Ignasi Iglesias, spectacle du Théâtre de l'Oeuvre, avec Jehan Adès dans le rôle de Jean, Lugné-Poe dans celui de Xalet et Jeanne Gueret dans celui d'Ursule. Représenté le 12 août 1908 au Théâtre Femina (Pierre Lafitte). - L'Auberge de Jacobus, drame en 3 actes. Paris, Courtrai, éditions de La Nervie, 1929, In-16, 70 p.

En collaboration avec Léon Saisset il participera à la collection Les Grands Evénements Littéraires (Société française d'éditions littéraires et techniques, Edgar Malfère) avec Le grand testament de François Villon (1937), et Les Histoires extraordinaires d'Edgar Poe (1939).

Avec son ami et exact contemporain, Edmond Pilon, il publie Les Fêtes en Europe au XVIIIème Siècle, avec des compositions originales d'Edith Follet. Editions du Soleil - Saint-Gratien ( S & O). Sans Date, In-4 (30x22.5cm), 198 pages.

Fidèle à ses origines roussillonnaise, il est membre résidant de La société Agricole, Scientifique
et Littéraire des Pyrénées-Orientales
, et collabore à cette revue, de même il participera au volume consacré à sa région par les éditions Horizons de France, Visages du Roussillon, en 1952.

Outre les deux revues déjà citées il collaborera à : Les Facettes (1910-1914), L'Hémicycle (1900-1902), Les Horizons (1912-1913), Le Pays d'Oc (1912), La Revue Verlainienne (1901-1902), Le Rythme (1911-1912), Mercure de France, La Revue de l'époque (1922), Le Monde illustré (1922), et sans doute de nombreuses autres...

Préface de Georges Rodenbach :

Faire une préface, pour un livre, n’est-ce pas comme être le parrain d’une cloche nouveau-née ? Honneur charmant, mais un peu vain peut-être. Il y a ainsi, au sommet des tours, des bronzes âgés où est brodé en relief le nom d’un parrain qui accompagna leur naissance. Qu’importe le nom uni au métal. La cloche vaut par elle-même. Elle tinte selon sa destinée et attirera toujours les fidèles qu’elle mérite.
Oui ! mais comment se faire entendre dans l’air du temps où monte, si hurlant et exclusif, le bruit des appétits, des passions, des conflits sociaux, des machines, des armées, le grand Ricanement positif ? Il est vrai qu’une couche de l’atmosphère reste quand même à jamais bleue et blanche, une zone inaliénable de l’Idéal ; mais tant d’âmes de poètes déjà y ont passé durant ce siècle ; il y a tant de cloches dominatrices, en route à jamais… L’inlassable bourdon de cathédrale que fut Victor Hugo ; puis Lamartine, la cloche élégiaque, cloche pascale, urne de buis bénit. Et la cloche épiscopale qu’est ce Baudelaire, cloche de génie aussi, en robe violette, soutane de prélat un peu damné, bronze cuit aux flammes de l’enfer, et où des images de péchés furent coulées dans le métal. Combien de cloches encore, tant de cloches, inspirées et pures, dont le chant a cheminé par-dessus les affaires du siècle et les domine et déjà se continue vers l’avenir… Vigny, le tocsin d’un beffroi militaire ; Brizeux, la petite clochette de l’enfant de chœur d’un Pardon de Bretagne ; Sainte-Beuve, timbre d’argent d’une église de Paris, où des amants se donnent rendez-vous, friands de baisers qui sentent l’encens ; et Rimbaud, glas d’une tour en feu ; et Verlaine, cloche de verre, cristal qui chante comme une âme dans un campanile à jour, cloche, impatiente du ciel, que tire d’en bas le poète, sonneur ivre !

Que de cloches ! Que de poètes ! Bien d’autres encore : Gautier, Banville, Valmore, Nerval et Laforgue, tant de chanteurs, suaves ou forts, depuis cette pléiade riche des Parnassiens jusqu’aux nouveaux venus qui sont nombreux, et à leur tour, inaugurent dans l’air tout un carillon neuf ! Jeunes chants s’égosillant vers l’azur ! Voix fluettes qui, d’être plus proches, s’imaginent aussi sonores que les vastes tintements décrus par l’éloignement ! Chants d’aube qui réellement sont frais, lyriques, méritent d’occuper l’horizon !

Concert assourdissant – et magnifique au fond ! Le siècle, au déclin, appartiendra encore une fois aux poètes comme il leur appartint au début. Qu’est-ce donc qu’on disait notre siècle pratique, politique, égalitaire, scientifique, oui ! le siècle des lumières, affirmaient les hommes graves ! Eh ! bien, non ; il sera le siècle des poètes, car jamais on en vit tant et d’aussi inspirés en cette France littéraire inépuisablement féconde.

N’est-ce pas un peu effrayant pour ceux qui ont à débuter ? Tant de poètes, tant de cloches déjà dans l’air ! Mais la cloche, d’être isolée dans l’air, peut se croire et se croit seule. Et elle chante ! Elle s’enchante ! Est-ce que quelqu’un l’écoutera d’en bas ?

Voici une cloche qui le mériterait : au Fil du Rêve… Elle est faite, comme toute cloche, d’un alliage ; mais elle a été coulée selon un dessin personnel ; elle vibre avec un accent qui est le sien. Elle tinte… C’est sa première messe… une messe de mariage, c'est-à-dire évidemment l’office d’amour. Quoi sonner d’autre quand c’est avril et que c’est matin ? Est-ce que la cloche n’a pas la forme d’une robe ? La chanson est tendre, passionnée, sincère, sensuelle assez pour être humaine et rester chaste, rythmique assez pour être musicale et demeurer des vers. Chanson où se module l’Eternel Aventure , moins l’amour d’une amante, que l’amour de l’amour, premier émoi, premier poème, puberté de l’âme, maladie infantile du cœur !

Mais ce poète-ci aima d’une passion virile, encore que tendre et câline, car il conclut fièrement :

Je suis plus grand que ta beauté :
J’ai triomphé de tes caresses.

C’est que ce poète a aussi l’amour de la Nature, qui est plus vaste, plus puissant, et où l’autre se transvase, se transpose. Ces yeux de l’amante partie, qu’il célèbre en de beaux vers imagés et sonores, il les retrouve dans les pièces d’eau aux cils de roseaux. Est-ce que les branches des arbres ne sont pas des gestes qui appellent ? Quelle chevelure, rousse et aromatique, que la moisson mûre des orges ! La beauté de la Femme résumait au poète toute la nature ; la beauté de la Nature lui résume toute la Femme. Et il aime la Nature qu’un amour qui, comme l’autre, frémit, s’attendrit, s’exalte de se savoir immuable, et goûte déjà dans le temps un peu d’Eternité.

C’est ainsi que l’auteur d’Au Fil du Rêve appartient sans le vouloir, sans le savoir peut-être, au groupe des plus récents écrivains qui, renonçant avec raison aux vieux mythes, aux mythologies surannées, aux idylles antiques, se sont remis directement en communication avec la Nature et font leurs œuvres – non plus d’après des livres et des souvenirs, - mais d’après la vie, d’après leur race, et d’après leur âme.

Quand on procède ainsi, l’œuvre dépend un peu de l’âme qu’on a. Pour faire une belle œuvre, il faut se réaliser d’abord une belle âme. Voilà pourquoi on peut augurer beaucoup de talent de ce poète dont l’âme s’atteste tout de suite aimante, noble et fidèle. Il y a, en effet, dès le seuil d’au Fil du Rêve quelque chose de touchant, cette simple dédicace qui arrête et émeut : « A la mémoire de mon père. » Ceci nous a rappelé ce que Léon Cladel nous racontait un jour à propos également de son livre de début. Son père, le vieux paysan de là-bas, dans le Quercy, se mourait, tandis qu’il composait, lui, dans Paris, le Bouscassié… Il hâta son travail, écrivit jour et nuit, ne s’accorda aucun délai. Il voulait achever le livre, l’apporter au père, pour qu’il en fût fier, s’en consolât de mourir et pût l’emporter, comme un viatique, pour le grand voyage… Mais nos rêves su peu se réalisent ! Quand le fils arriva avec son volume frais broché, le vieux paysan venait de passer. Il ne put que le déposer dans le cercueil, sur sa poitrine vénérable, doux poids qui pèse, première pierre du tombeau…

L’auteur d’Au Fil du Rêve est non moins tendrement filial. Et, avant la messe d’amour du jeune poème, la cloche a voulu tinter la commémoration mortuaire, trois coup d’angélus et de bout de l’an.
Le chant promet d’être beau qui commence par être bon ; et c’est pourquoi ils nous fut doux d’être le parrain de cette cloche et de mettre sur elle un peu de notre pensée, comme on a coutume de mettre une robe de dentelle (ici, du point de Bruges) sur le bronze de la cloche qu’on baptise.

Georges Rodenbach


Promenade

A Jean Lorrain.


La nuit songe dans les chemins ;
Au ciel veille la lune blême
Reflétée au grand lac qu'elle aime ;
Et les mains vont cherchant les mains.

Les amants près de leurs amantes
Insistent en galants propos.
Les champs s'étalent en repos.
Un parfum s'élève des menthes.

Maint couple, à petits pas discrets,
Va chuchotant dans le silence.
Plus d'un coeur assiégé balance,
Et la nuit écoute en secret.

Et bientôt les lèvres amies,
Bravant les refus indignés,
Frôlent les blonds cheveux baignés
De lueurs de lune endormies.

Tout se tait. L'amante se sent
Faiblir en sa rigueur farouche ;
Sous la lune blême, la bouche
Cherche la bouche qui consent.

Puis naît le mutuel "je t'aime".
Les pressent plus fort les mains.
Le lac est noir, noirs les chemins.
La nue est sur la lune blême.

Frédéric Saisset



dimanche 13 avril 2008

SUR LA TOILE : Coolus, Roussel, Gourmont

Romain Coolus, encore : A la suite de mes billets consacrés à Romain Coolus (1), c'est SPiRitus, dans ses Fééries Intérieures, qui prend la relève avec la publication de LES TOUPIES, une longue prose dédiée à Saint-Pol-Roux parue dans la Revue Blanche en janvier 1894. Grace à la toile on ne pourra plus désormais ignorer les qualités "oubliées" de Coolus.







Visitez son île : Autres efforts, non moins louables, ceux du Préfet Maritime sur l'Alamblog qui, il y a quelques temps, donnait une Bibliographie des écrits de Remy de Gourmont dans le quotidien le Matin, et qui régulièrement nous informe des nouveautés de l'édition indépendante, rend justice aux bons auteurs vivants ou trépassés, fulmine contre les marchands du temple et les fausses gloires et méne le bon combat avec vigueur et humour.

Raymond Roussel sur la toile. La Bibliothèque numérique de l’Université Paris 8, département hypermédia permet de suivre l'itinéraire du maître Canterel, tel qu'il est décrit dans le Locus Solus de Raymond Roussel, ou de choisir grace à un plan interactif son propre parcours.

Voir aussi dans la colonne de gauche quelques liens à suivre supplémentaires. N'hésitez à nous signaler vos propre découvertes de bonnes adresses sur la toile.

lundi 7 avril 2008

Léon-Paul Fargue. Un portrait poétique.

Léon-Paul FARGUE

Il est champion de billard russe. Il chante "Titine" chez les duchesses. Il parle le français à sa manière, qui est la vraie, et retourne sous toutes ses coutures le "troutrou de la gra mama". aux meilleurs soirs, il dîne chez Lesur, soupe chez Lipp et finit aux halles devant la soupe à l'oignon.
Invité partout, il accepte parfois - il le faut bien - les longs dîners protocolaires. Les plus beaux colliers de perles à manger des huîtres sont postés là, en pleine peau, destinés à encadrer son visage rond, qui connut une barbe de roi mage. On l'attend. Le parapluie de M. Eiffel marque dix heures. Un taxi s'arrête. Le voilà. On ne se met à table que lorsqu'il vient. Fargue a établi, une fois pour toutes, une étiquette qu'il impose et que les maîtresses de maison sont trop heureuses d'accepter.
En un instant, la vie ordinaire ce transfigure. Il y a un monde fou à la fenêtre, Maurice Ravel, Painlevé, Guili, de Monzie et Albert Sarraut, futurs académiciens. Les mots jaillissent cocasses, déformés, pot chamboulés, d'un éclat lyrique, d'un éréthisme, d'une verdeur intarissables. Fargue est lancé. Il tourne comme un toton dans le maëlstrom des paraboles exorbitantes, les Ennéades, Plotin, Porphyre, Jamblique, Lautréamont. Qui la lu ne s'en étonneguère. Mais le personnage n'apparaît vraiment qu'à l'écouter. Une sorte de magie descend sur lui dans cette lumière singulière et pathétique, où n'atteignent que des rares prédestinés.
Sa présence éclipse les vedettes du jour. Il est plus demandé qu'Abard Bonnel, Pyl Valerol ou son vieux complice Valero-Larby. Tout ce que Paris compte d'ambassadeurs, de sur-secrétaire d'Etat, de punaisons lauréats, de généraux sous l'Empire, de paveurs de rues, de bistrots et de jolies filles s'empresse et s'excite autour de lui, comme le siphon sur l'apéritif. Les grandes dames surtout le tirent par où elle peuvent, pour le montrer dans leur salon, un instant. Il se laisse faire. L'amour, c'est quand ça lui plaît. Il suit son plaisir, son rêve et ses embêtements, ce qui est à peu près la même chose.
Il travaille bien plus qu'on ne le croit, mais il ne l'envoie jamais dire. Il boit aux fontaines de demain. Chaque jour le différencie, grandit sa figure, affirme son influence. Il n'en a cure, ou du moins il n'y parait pas, sauf quand il se fâche. Alors il fulmine, il écume, il est terrible. Il hait le petit bourgeois, l'homme qui n'est que riche, l'hypocrite, l'arrivé sans talent, le gentilhomme qui fait un enfant à sa bonne et va le jeter à l'eau tout doucement. Il aime le petit peuple et le défend. Il s'emballe, monte sur ses grands chevaux, en redescend et reprend pour la centième fois le fameux "troutrou", qui est comme le coup de baguette de son orchestre, le prélude à ses secrets enchantements.
Le voilà rendu à la sagesse, au silence. Il passe une demi-heure au lavabo et se brosse longuement les mains. Il quitte tout le monde et gagne son royaume, qui est la nuit. Il porte en lui ses feux d'artifice, ses rats glissant entre les arbres, ses chiens perdus, ses pauvres consolations, ses regards éteints et ses fantômes. Il s'habille de son morne éclat. Jusqu'à la première surprise des voix humaines, toutes les étoiles se donnent rendez-vous en son vieux coeur.

René Kerdyk.


Portrait publié dans Le Crapouillot de Novembre 1933.


SPLEEN

Dans un vieux square où l'océan
Du mauvais temps met son séant
Sur un banc triste au yeux de pluie
C'est d'une blonde
Rosse et gironde
Que je m'ennuie
Dans ce cabaret du Néant
Qu'est notre vie.

Extrait de Ludions

Voir le site consacré au Piéton de Paris.

Les Etoiles crevées Prose légendaire par Romain Coolus

Il y a une vingtaine d’années paraissaient une anthologie de textes extraits de la Revue Blanche (1). Un poème de Romain Coolus y était précédé d’une courte notice biographique, on pouvait y lire de l’auteur de « sexualités », qu’il était un « viveur 1900 », ami de Jules Renard, Tristan Bernard, Alfred Capus, Edouard Vuillard ou Toulouse-Lautrec. « Hanté par la vie, celle que l’on appelait mauvaise et que lui trouver bonne […] il […] se fit une spécialité, au Boulevard, des comédies légères et grivoises que se disputaient la Renaissance et le Gymnase ». Si l’on s’en tient à sa bibliographie publiée en volumes, Coolus est en effet, un auteur de théâtre de Boulevard. Une recherche dans les numéros de la Revue Blanche nous ont fait découvrir un auteur moins superficiel que ne le laisse entendre Olivier Barrot et Pascal Ory. Déjà les poèmes recueillis sous le titre « Religiosités » parus en novembre 1891, nous montre un Coolus influencé par l’idéalisme, amateur de mots rares, un symboliste. Je donne aujourd’hui un conte, une « Prose légendaire », qui surprendra sans doute ceux qui, comme moi, considérait Coolus comme un auteur « gaie » spécialisé dans les pièces de Boulevard. On y voit un Roi mauvais, sadique, qui s’ouvre l’appétit de l’agonie de ses sujets, un Ogre qui se repaît non du corps de ces victimes, mais de leurs douleurs. Orgueilleux au-delà de tout, après avoir fait arrachés les yeux de la plupart de ses sujets, il enlève ses yeux au ciel, en éteint les étoiles. Mais le Roi s’ennuie, ayant montré sa toute puissance, il doit, par le don de ses propres yeux, allumer à nouveau les étoiles au ciel.

(1) La Revue Blanche. Histoire, anthologies, portraits par Olivier Barrot et Pascal Ory. Christian Bourgois, éditeur, série « Fin de siècles », 1989.



Les Etoiles crevées
Prose légendaire


Pour Pierre Bonnard

Aux ères fabuleuses qu’en les veillées rurales les très vieilles gens aiment évoquer, aux époques fées et mythologiques vivait un Roi très méchant. Le nom de ce très méchant Roi a disparu des annales ; il s’est trouvé des rats imprudents qui grignotèrent les grimoires aux pages mémoriales dont l’avaient honoré des scribes ; depuis les Chartes se sont tues et les monographies s’abstiennent.
Quant au royaume du Mauvais Sire, peu s’en inquiètent les géographes ; rarement cosmologue s’en enquit et d’ailleurs il n’importe guère. Qu’il trempât aux mers boréales, qu’il fût baigné d’eaux baltiques ou serré d’une cangue continentale, il se bossuait certes de villes frelonnées d’activités humaines et s’éventaillait de planes campagnes où procédaient de lents troupeaux. Mais une seule Volonté Méchante bâtaient toutes les existences éparses sur ces terroirs, cardinale, de l’Ouest à l’Est et du Sud au Septentrion.
La méchanceté d’un Roi est chose qui déconcerte ; les ingénuités infantiles s’étonnent, yeux extrêmes. Chez les faibles et les débiles, cette misère se comprend ; elle apparait logique sanie d’âme chez les gueux et les crève-la-faim dont les quotidiennes détresses sûrirent la chair et virulèrent le sang. Mais en un tout puissant Seigneur, elle éclate tare sans excuse. On s’explique malaisément qu’un homme dûment rassasié et selon sa soif humecté puisse, par bénévole passe-temps et sans qu’il subisse contrainte, se complaire aux males actions et s’ébaudir du cri-cri des gorges geignantes ou du pissat des yeux ruisselants. On imagine avec peine qu’il existe de ces dilettantes aux âmes friandes de tels spectacles, prêts à s’éjouir immodérément des piailleries et des gloussements où s’avère la souffrance réelle ; et pourtant, tel le Roi de cette légende, il en fut, s’il n’en est encore.
Mais, bonnes gens, gardez vos indignations vertueuses ; elles seraient sans efficace ; économisez vos flagellations – inutiles. Ce sont là pourris incurables et de natives perversités, dont rien ne saurait guérir l’originelle carie ; leur folie tuméfiée s’ove en abcès d’orgueil ; si le sang épandu seul allume d’une joie festivale le péristyle de leurs âmes ténébreuses, leurs yeux d’impiété, c’est que ce sang éploie en ruisselant l’oriflamme de leur toute-puissance et impérialise le sol d’un diadème unique de rubis volontaires.
Selon l’ironie des choses et de la rhétorique des contrastes, ce Mauvais Roi avait les plus dociles sujets du monde, les mieux soumis qu’il se pût voir, de nuque flexible et de pliantes vertèbres, d’âme si charmante et si doucement parfumée qu’ils en vanillaient l’atmosphère du royaume. Tout autre se fût ému, eût pris honte de s’éterniser despotique envers qui s’éternisait obédient ; mais le dur maître ne savait que tailler davantage après avoir davantage corvéé. Aussi n’était-il injustice qu’il ne se passât, exaction qu’il ne déféquât mieux à commettre : goulûment, il jouissait de l’infamie parachevée.
D’abord ses édits bourdonnaient des menaces ; des hérauts ensonoraient les villes du ronflement proche de ses colères ; puis les murs se décoraient de signatures royales dont les paraphes s’entrenouaient come des cordes impliquées en nœuds coulants. Les pendaisons imminaient où les routes se fruiteraient de têtes. Lors, il faisait dégorger hoirs richissimes et tenanciers d’amples douaires, mais sans d’ailleurs épargner toute la racaille râleuse des masures et des bicoques. Bien qu’ils fussent târis de suc et citrons dézestés, le Dur Roi pressurait encore malingres, bougres et manouvriers avec assez d’adresse pour en faire juter, honorablement, sueurs et larmes acidulées.
Quand les murmures lui semblaient bruire entre des dents lointaines, entrevues à des distances ainsi qu’une pâle lueur d’effroi, le Despote criait qu’on galopât sus, que de l’épée on giflât ces faces, qu’on lui rapportât, brisées, ces dents et cette blancheur. Puis il soupoudrait les campagnes de gens d’armes et d’alarmes, comminatoires, libres d’une liberté sans cran d’arrêt et commis quasi par ordre au sac des fermes, au viol des filles, au bris des mas. C’étaient aussi des râfles vicinales, des razzias parmi les villages dont ses troupes ramenaient en bétail fouetté vers la ville de longues processions prisonnières, hordes lamentantes et clamantes, volées par le Tyran au peuple désespéré, car jamais elles ne reprenaient les chemins bucoliques ni les sentes des bourgs qui mènent aux labours.

Sachez, en effet, ce qu’enseignait le crépuscule. En ces temps légendaires, le soleil ne se fût pas couché, chaque jour, symétriquement, comme en nos ères dégradées, s’il n’avait fallu. Mais la face de lumière, cuite d’horreur et saoule, ne pouvait plus voir, d’avoir vu : avidement elle s’enfouissait parmi les volutes marines et les oreillers d’ombre molle.
Car nulle journée ne s’achevait sans que le Mauvais Roi eût mis à mal mort quelque de ses sujets pour sa personnelle éjouissance. Il prétendait ce divertissement indispensable à son hygiène et quelle hygiène pour les peuples plus précieuse que celle du Souverain ? Si n’antécédait le dîner quelque sérieuse et confortable agonie, nettement apéritive, il devenait impossible au Maître de faire le plus léger honneur au repas vespéral ; il n’était mets si taquinants qui réveillassent sa torpeur ; il n’était vins si joyaux qui, moussant, l’émoustillassent. C’était le désarroi dans les cuisines royales, le deuil parmi les cœurs ancillaires. Mais le Roi n’était point homme à désoler son Grand Veneur et il était né trop sensible pour ne se point émouvoir des thrènes funéraires où s’épanchaient les maîtres-queux.
Aussi avait-il fait organiser de façon vraiment méritoire le service des tortures officielles. Parmi les rouages administratifs, nul ne rouait mieux ni avec plus louable chronisme. Le Roi, fin connaisseur, avait su recruter l’élite des tortionnaires, les plus parfaits exécutants dont s’honorât la virtuosité de l’époque. Sans forfanterie ni fausse honte, il se flattait d’avoir réuni de ces messieurs les plus esthètes. Ces artistes, appointés à des taux fabuleux, méritaient leur renom mondain et la faveur d’une Cour ; ils avaient fait de leur métier une profession libérale et des lettres chancelières leur avaient conférés le titre de gentilshommes-bourreaux. Avec eux, l’art de la chirurgie désintéressées et strictement esthétique avait accompli des progrès vraiment surprenants ; ils excellaient à détacher les hommes de l’existence, comme des poires blettes d’un poirier séculaire, et cela chromatiquement selon des gammes de douleur ingénieusement accrues et historiées d’accident délicats ; leur maîtrise était sans seconde à varier presque infiniment les modalités de supplice et à les enjoliver d’épisodes dont la nouveauté toujours se condimentait d’élégance ; ils se prouvaient journellement incomparables dans l’art de fignoler un patient avec des minuties et des réticences, durant des heures distillées, dextres de merveilleuse sorte à lui éviter la grâce oasistique d’une syncope ; uniques au contraire à lui poindre les reins pour qu’il gravit sans arrêt, sans intermédiaires stations de léthargie et repos fraîchis de sueurs froides, l’interminable calvaire. C’étaient aussi, ces virtuoses, des organistes consommés, experts aux musiques admirables et sachant faire sonner de hurleries prodigieuses les grandes orgues des organismes humains, attaqués à toute soufflerie et donnés à claviers éperdus.
Chaque jour, émerveillé d’une science aussi inventive et de leur chaleureuse imagination, le Roi daignait à leur égard paroles amènes et mercis, parfois de gratitudes efficace grelonnant sur leurs têtes précieuses cadeaux princiers et dons joyeux.

Il advint, après trimestres et semestres, qu’une lassitude parchemina le cœur du Souverain. Il commençait à moins âprement goûter sa distraction favorite ; il éprouvait un plus neutre plaisir à faire son âme, comme un œuf de plaisance, danser sur les jets de sang impétueux sautant des corps victimés. Un poète plébéien, parmi des rimes et des sonorités, avait comparé ces jaillissures à des armes éclatantes surgies d’elles-mêmes des chairs suppliciées et se pointant vers le ciel pour nécessiter sa vengeance et l’éclosion de mains justicières : il les avait magnifiées et dénommées « des lances sidérales d’appel. »
Le Roi avait souri, trouvant la métaphore hardie, mais d’un sourire ennuyé : toute cette charcuterie déjà le laissait bâillant. Des délicatesses olfactives et optiques luii étaient nées : l’odeur du sang l’insupportait, fade et nauséeuse à la longue ; la vue du sang lui répugnait, malsaine et hâtant les myopies. Le pantèlement d’un misérable, à la peau bée de blessures, égouttant en lenteur le faste lourd de sa vie, ne le passionnait pas plus désormais que la stillation insipide d’une fontaine incolore dans une vasque.
Il faut aviser. Consultés, sanhédrinés, les bourreaux proposèrent de nouveaux supplices d’où, expresse, l’effusion du sang serait écartée. On se surpassait à fignoler des tortures locales, des expériences de précision. On ne se salirait plus à tuer ou saigner, qui étaient choses grossières ; on estropierait proprement ; on mutilerait avec délicatesse ; on ferait de la préciosité chirurgicale ; puis l’on renverrait dans leurs familles à peu près indemnes d’apparence les sujets de ces tentatives.
Le Roi consentit.
Le lendemain, comme les esclaves convoyaient aux chevalets de son laboratoire un jeune gars qui rotait des sanglots dramatique et dont les regards, tendus vers le Maître sébillait de la pitié, ce dernier, nerveux et inspiré, fit un geste qui interdisait la durée des yeux. Dès qu’on eut lié le patient et lacé ses membres aux tables opératoires, les gentilshommes-bourreaux s’empressèrent : délicatement, avec d’infinies précautions, ils employèrent les vrilles aiguës manièrent les pinces incisives, firent mordre les lames effilées et les scalpels minutieux ; puis, ayant soulevé et retourné la pulpe vive des paupières, ils sondèrent de pointes avisées la tristesse molle des prunelles et firent sauter de son chaton la perle fragile du regard.
Le roi avidement dévisageait le supplicié dont les lèvres convulsées et savonneuses de baves brâmaient d’inutiles appels. Des lueurs excessives, semblables à des feux de joie attisés sur les grand’places dressaient de la clarté sanglante dans les yeux du despote à mesure que s’enténébraient et noircissaient à l’intérieur ceux du condamné.
Jamais encore il n’avait dégusté pareil alcool de volupté ; jamais telle secousse de jouissance n’avait éperdu son cerveau. Il avait enfin trouvé sa vocation : cela seul valait d’être Maître de pouvoir irrévocablement peser sur une destinée et murer une conscience humaine en une tour éternelle de dononnées ténèbres. Jusqu’à ce jour, il avait tué : niaiserie. C’est de la douleur qu’on clôture, une phrase de souffrance prématurément ponctuée. A l’avenir, il aveuglerait : car c’était crée de la vraie douleur – des longtemps de misère.
Le roi se coucha, ce soir là, de fort belle humeur : il autorisa ses chambellans à goûter ses plaisanteries ; ces derniers déployèrent leur gorge à l’envi et luttèrent d’esclaffement.
Le lendemain, on chassa le malheureux qu’on avait aveuglé ; à coups de lanières s’inscrivant des lombes aux fesses, on lui enseigna des chemins. Puis on fit venir un autre gars dont la vision était intacte et qui eut l’honneur de rajeunir les sensations du souverain. Celui-ci, les veines fouettées de plaisir, vit encore fleurir pour lui deux heures d’incomparable émotion.
Des théories de voyants défilèrent ainsi par les chambres d’abois, qui entraient vêtus de lumière et ressortaient sanbénités de nuit. Toute une floraison de prunelles ferventes périt dans ce sombre théâtre sous les canifs qui cruciaient et les feux au tragique grésil. C’étaient ensuite des théories tâtonnantes d’aveugles, qui s’éloignaient les mains papillottantes devant eux, comme des fleurs hystériques qui sentent l’orage et battent l’air de leurs pétales affolés.
Le Roi luisait ; jamais il ne s’était porté avec cette allégresse ; jamais sa royale santé n’avait à ce point satisfait les optimismes médicaux en leurs bulletins officiels ; jamais ses sucs gastriques ne s’étaient aussi complaisamment prêté à travailler les nourritures ; ses elles émerveillaient l’apothicariat national. Une seule crainte ombrait ce tableau : le ministre des finances tremblait qu’il ne fallût bientôt acheter à l’étranger les gens pourvus de tous leurs cristallins ; car dans le pays ils se raréfiaient et d’autre part, malgré des conversions successives, l’état des finances était peu catholique.

La folie de ce bon roi s’accrut. Il s’était dégouter de tuer, autrefois. Une douleur inverse ne tarda pas à le poindre : la certitude que sa puissance était limitée et qu’il ne parviendrait jamais à aveugler qu’une infime minorité de voyants. Cette réflexion l’angoissait : quelle pauvre autorité et quel pouvoir phtisique manifestaient les expériences où s’évertuait son dilettantisme !! Sa volonté circonscrite se sentait condamnée à des mutilations partielles ; ses ordres ne valaient que pour consommer des deuils locaux.
Il rêvait maintenant d’une torture cyclique et fabuleuse qui, en une seule minute, eût à jamais aboli la totalité de la Vision Humaine : il évoquait l’Univers intégral perdu dans des ténèbres intemporelles, tout le bétail lamentable de l’Humanité errant désespérément en une nuit d’Apocalypse, décrétée par sa volonté. Parmi ces infortunes millionnaires, lui seul eût conservé ses intactes prunelles et, penché sur quelque fenêtre cosmique, pu contempler s’ébattant et meuglant vers la défunte lumière les hordes innombrables d’infirmes et les séquelles mutilées.
Un soir qu’il songeait cet impossible, son rêve s’élargit. Ce gigantesque plan d’horreur lui parut encore pêcher et se tarer d’insuffisance. A quoi bon l’aveuglement de toute une race ? Mortes les prunelles humaines, le ciel ne se fleurissait-il pas, légionnaires, de prunelles vivantes ? Ce sont des dieux qui sans doute voient par les yeux des étoiles et ces regards sont éternellement renaissants. Puisque le merveilleux paon stellaire continuerait à rouer, qu’importait la cécité organique ? Jamais il ne serait, jamais il ne pourrait être le seul, l’Unique Voyant.
Le crime qu’il méditait et dont le faste rêvé lui valait une orgie intérieure devient inutile et le laisse indifférent. Les beaux orgueils sont impuissants et de dosée efficace ; la nature y résiste qui s’est armurée de lois invulnérables. Le despotisme des normes universelles fait pièce aux despotismes humains. Les Volontés de la chair s’ébrèchent aux volontés générales. Les choses se coalisent et se liguent contre les héros qui les assaillent : l’Univers se défend. Il faudra donc se résigner à de médiocres martyres et à d’insignifiantes tragédies ; les grandes forfaitures sont interdites : les étoiles échappent aux bourreaux !

C’est la nuit ; le roi s’irrite de ces pensées souvent ressassées que l’insomnie fait brûlantes ; à leur contact ses méninges souffrent ; son cerveau humilié geint sous le poids mort des orgueils.
Mais ses lèvres ont murmuré les mots qu’enseignent les cabales ; sa langues a proféré des formules qui sacramentent ; il a dit les verbes occultes ; il a psalmodié les prières théosophiques ; il tente en suprême recours les puissances démoniaques.
Or, voici que de l’ombre nocturne, emprisonnante et drue, une forme indéfinissable, formée de brouillards laiteux, s’est détachée, qui s’avance vers le lit royal parmi des phosphorescences d’escorte.
La lueur parle :
« Roi, dit-elle, voici venir à toi qui le mandes le Prince des Ténèbres. Il a ouï ton cœur, goitre d’orgueil, battre de désirs monstrueux : de telle pulsations font dresser ses oreilles. Il a entendu tes appels ; il accourt vers le fils de sa démence. Sa folie engendra la tienne. Il consent te prêter son appui et l’immensité de sa force. Tu peux ordonner. Dès cet instant ton verbe égalera destructeur le verbe créateur de Dieu ; il suffit que tu prononces pour que soient crevés aussitôt les innombrables yeux du ciel ; comme il a suffi qu’Il prononçât pour que surgit cette flore d’infinies prunelles. Tu es donc maître de la Vision du Monde ; mais à ce prix :
Si jamais le désir te nait de ressusciter les étoiles péries par ton ordre, de rouvrir les yeux crevés de la nuit, songes-y, tu ne le pourras faire qu’en sacrifiant à ton tour tes propres prunelles et en t’aveuglant à jamais. »
Puis la forme a disparu, reprise par l’ombre qui l’avait émanée.
Le Roi dressé sur son séant, respire avec difficulté l’air insuffisant de la terre ; le poids se son pouvoir nouveau oppresse sa poitrine comme un monde. L’immensité de sa maîtrise l’effraie : le voilà donc qui dans la paume étroite de sa main déteint toute la richesse des sphères ; il n’a qu’à rapprocher ses doigts pour écraser d’une contraction les multiplicités lumineuses ; et déjà en des jouissances anticipées, il savoure les spectacles futurs, tous ces ciels, à travers les temps, veufs des astronomies surannées.
Que lui importe la clause restrictive ? Est-il présumable qu’il veuille jamais rediamanter l’infini des pierreries vives obscurcies par son souffle ? Ce sont là menaces dont il sied d’effaroucher les enfants illogiques, aux volontés girouettantes ; épouvantails pour gamins contradictoires qui peinent à ressouder parmi des pleurnichements les jouets qu’ils peinèrent à scinder parmi des rages et dont le bris final les enthousiasma. Il n’a pas de ces puériles sautes d’âme et rirait du gosse déplorant le son des autopsies poupéennes. Il a souhaité crever les yeux du ciel et quand sa parole les aura férus, nulle pitié postérieure ne viendra lâchement geindre en son cœur et plaider leur résurrection.
Il le sait.
Aussi n’hésite-t-il point. S’il diffère de prononcer, c’est pour plus longtemps savourer la virtualité de sa force ; elle n’est positive qu’antécédente ; réalisée et devant les effets certains, elle sera comme une arme hors d’usage, à rebuter, et grave de rouille. La douleur dont souffrira le destructeur sera par l’acte même de la destruction d’avoir périmé sa faculté de détruire. Mais, quel qu’en soit son désir, il ne peur reculer de vouloir ; son âme est impatiente des désastres et de sa causalité tragique.
Il s’est levé ; il s’accoude à la fenêtre et pour une dernière fois recense l’infini. Il est des étoiles célèbres, il est des étoiles chantées que des lyrismes saluèrent. Il est des étoiles salutaires et qui sont des mains de clarté par les mers orageuses pour les nefs qu’elles attirent aux ports. Toutes ces divinités antiques vont périr ; leur stage d’éclat est achevé. Sans doute en ce moment précis des armées démoniaques attendent qu’il signifie, prêtes, stylet en main, à forer les iris étincelants qui palpitent sous les mystérieuses paupières astrales. Il n’a qu’un geste à graphiquer pour abattre à jamais toute cette forêt de regards et déboiser infiniment de leur lumière les profondeurs du ciel ; pour aussi tressaillir de la plus cinglante sensation d’orgueil dont jamais organisme humain ait été flagellé !
Il fait très doux et très blond ; l’atmosphère est une étonnante caresse ; la joie de la durée enchante les éthers admirables où les étoiles se pressent si vives, si fascinantes, si claires et si ferventes d’être lumineuses que le soir immensément semble poudroyer d’aurore.

Lentement, lentement s’ébauche le geste fatidique. Le Roi retient son bras trop puissant ; il ne voudrait pas que la besogne effroyable s’effectuât en vitesse.
D’abord un étrange frisson a saisi les astres dans les distances ; puis ils ont pâli. Et à mesur que le bras criminel levait son doigt inexorable, un grand carnage s’accomplissait. Légions par légions, les étoiles mouraient, atteintes d’invisibles stylets.
Les ouvriers démoniaques sont vites ; en quelques minutes, brefs, ils ont assassiné toute la joie du monde et foré les iris précieux palpitant sous les paupières astrales. Le Ciel n’est plus que de la nuit, une nuit dense, insondable, opaque, indiscernable aussi et désertée même de la clarté lunaire ; on le devine seulement très lointain et très morne et on le sent qui pèse.
Par toutes les campagnes, les hommes ont criés ; une chose s’est accomplie dont leur âme fut témoin et s’effare. L’abandon natif qui les angoissait est devenu irrémédiable ; désormais, ils seront perdus dans la nuit sans clémence que ne sablera plus la bienveillance sidérale.
Et le Despote après avoir longuement bu de ses yeux spongieux la tristesse et la douleur universelle a salué d’un éclat de rire l’hostilité désormais éternelle de la nuit est saoulé d’orgueil, titubant d’exaltation satanique, a recouché son apothéotique Majesté.

La joie du Méchant Roi connut des heures triomphales, ensuite.
Son peuple envoya vers lui des députations suppliantes qui l’adjurèrent à genoux. « Les nuits étaient réparatrices ; elles sont soudainement devenues pernicieuses et terrifiantes ; un souffle de mort les traverse qui semble prophétiser la fin imminente de l’homme. » Ils quémandent une inspiration salutaire.
« Ils voudraient aussi savoir ; ils sont tourmentés du besoin de comprendre. Leurs pauvres âmes désirent refléter en clarté l’énigme du monde. Comment un pareil attentat a-t-il pu s’accomplir ? Car il ne se peut que l’Univers de lui-même ait consenti au sacrifice de sa beauté ; toute lumière veut être ; elle a conscience de sa royauté et doit s’efforcer vers l’éternel. Il faut donc qu’un grand crime ait été commis dont le monde reste mutilé. Cela est-il possible ? Existe-t-il des Volontés assez puissantes pour s’attester maîtresses des destinées cosmiques et s’il en est, comment ont-elles le courage d’anéantir de la joie et de faner de la clarté ? Ce sont là des mystères qui pour les humbles déjà tremblants devant la vie dure et la mort nécessaire aggravent le mystère qu’ils se sont à eux-mêmes. Il appartient aux princes, à ceux qui détiennent d’une autorité supérieure le droit de commander et d’être obéis, de répondre, d’éclairer les peuples agenouillés et d’illuminer les routes qui lui sont ténébreuses. »
Le Roi sourit : les encens les plus capiteux, maniés par les plus habiles thuriféraires, n’empoigneraient pas son cœur et son cerveau avec plus de véhémence que ne le font les suppliques et les requêtes de ces gens. Donc on souffre de son vouloir : donc les races et les plèbes s’affolent et cette terreur qui fait baver son peuple sur les marches mêmes du trône enfièvre et détraque les hommes de mille régions inconnues et tout ce qui respire à travers les immensités. Donc enfin un effort de son infime machine musculaire – un geste – pèse et pèsera éternellement en détresse sur les mondes, égal au geste du Dieu quand il sema son vouloir d’éternelle bonté.
En ce moment son cœur dans sa poitrine est radieux comme un visage : il voudrait pouvoir l’exposer aux hommes et leur dire : « Voilà l’unique fruit de bonheur éclos sur l’arbre de Votre souffrance ; toute la sève de douleur que ses racines tentaculaires pompent de vos corps en bras de pieuvres inassouvies n’est recueillie par les étendues que pour produire et concréter les quelques gouttes de joie à quoi se réduiraient les sucs de sa pulpe. Je puis mourir : ma chair s’enorgueillit d’une maturité merveilleuse. »
A son peuple dont les missionnaires anxieux l’interrogent, il voudrait pouvoir crier : « Enorgueillis-toi comme moi-même ; ton souverain détient la Puissance de la Terre ; il te torture et te martyrise ; mais il te crée en sa personne un maître tel qu’il n’en fut jamais, puisque ses ordres s’ébruitent en échos jusqu’aux confins des éthers. C’est par lui que tu souffres, sache-le ; c’est par lui que tu agonises ; mais ton agonie est son triomphe, tu devrais aimer ton agonie ; il s’est agrandi au-dessus de tous les hommes ; l’entassement de vos pauvres cœurs, durcis dans les fièvres d’angoisses, est l’extraordinaire piédestal d’où sa gloire ruissèlera sur les temps. Loin donc de le maudire, tu devrais acclamer celui qui a haussé l’humanité en lui à des altitudes célestes et tenté des aventures dignes auparavant des seules témérités olympiennes. »
Mais il dit aux légats d’humbles paroles. Il n’est comme eux tous qu’un homme d’ignorance et de simplicité ; les mystères ne s’élucident pas davantage pour être contemplés par les prunelles royales ; les divinités ont pu choisir les rois ; mais leur doivent-elles leurs confidences ? Puis il s’attendrit ainsi qu’il sied aux chefs d’états confrontés avec les misères publiques ; il affirme sa sympathie, il nie son indifférence, il compatit ; sa sollicitude est acquise, il avisera. – Et doucement il les met à la porte.

Et nombreuses, les nuits se sont succédé, aveugles et tâtonnantes, titubant parmi l’espace, butant au rebord des horizons. Leur chancellement a longtemps enivré le souverain tragique. Mais déjà pour s’être trop enorgueilli, il s’enorgueillit moins déjà quelque dégoût le poind de son ouvrage ; car il a beau distendre les fibres de ses yeux et rosacer ses pupilles ; il ne peut plus apercevoir les ciels nocturnes qu’il a déjoaillés. Ils sont là pourtant, surplombant sa tête, immédiats ou distants, mais concrets et implacables ; ce sont dans l’immense nuit comme des faces veuves de regards dont au moins il voudrait distinguer les cicatrices, ces filigranes de sa suprématie brodés en rouge sur les visages : ils lui échappent et jamais cette hiéroglyphie des blasons impérissables ne lui sera accessible.
Cette tristesse s’aggrave d’un regret : ce lui de sa puissance déchue d’être échue. Pendant quelques minutes ont en son cerveau caserné des armées de causes innombrables. Il a détenu de l’éventuel et la plus formidable énergie vivace dont jamais homme ait eut le dépôt. Son vouloir a atteint de l’être éternel , puis s’est annulé brusquement, avili, ravalé au stupide « je veux » d’une fillette gifleuse. A quoi bon de telles altitudes rançonnées de tels bas-fonds ? L’orgueil geindrait moins de sa cuistrerie ultérieure sans les aristocraties antécédentes.
Certes si l’existence humaine se liébigait au condensé d’une minute, riche de l’intégrale joie diffuse et diluée en des ans, sa eût été prodigieuse et valable ; mais mort l’instant et sucée la dragée de puissance, c’est ensuite l’ère longue d’inertie et l’âcreté des arrière-goûts alcalins.
Maintenant il se consume dans l’eunuchat psychique : sa langue n’est plus qu’une pourpre d’apparat à décréter du dérisoire : ses mains sont appareils morts d’automates qui ne peuvent gesticuler que du possible. Qu’il se meuve : tous les dénouements virtuels en sa démarche écoeurent par leur suranné. C’est à renoncer à vouloir, tant est dégradante de médiocrité l’efficace en lui du vouloir humain.
Il songe ainsi et sème des paroles en la nuit :
« O volonté, décevante, déconcertante et peccante volonté, je souffre d’avoir cru tes mirages ; tu as menti, qui m’annonçais aux heures despotisées des exaltations prométhéennes ; ce moi qui crut par ses désirs développer une épopée d’horreur, n’a connu que des fastes sots et des victoires naines ; sa puissance eut parmi le temps la durée d’un borborygme et pour qu’elle lui fût conférée, encore le duc des Ténébres dut-il combiner des hypothèses et signifier des conditions. Misère de cette bulle prisonnière au vase clos de la chair chapée de pesanteur et qui s’épuise en des contorsions inutiles ! »

Sur toutes les murailles des villes, blanches, lisses et policées, sur tous les dos des masures rurales, moussus, herbeux et lichenés, on placarde un édit royal :
« Nos peuples sont venus près nous pleurer la tristesse des nuits enfunébrées, crêpées et veuves de fleurs d’or. Nous avons compati et longuement songé aux voies de salut accessibles à nos volontés ; ignorant quel accident cosmique avait infligé au ciel qui dôme le monde cette inique et mortifiante cécité, nous nous sommes enquis près des saintes personnes en qui les divinités laissent, des tables sacrées où elles se versent la vérité, tomber de belles gouttes lumineuses.
Les sibylles et les devins ont d’unanimité répondu que cette lèpre sidérale avait été infligée aux nuits en punition des hontes terrestres et ils ont ajouté qu’elle se pouvait guérir. Mais le remède est si cruel, si onéreux et désolant, que longtemps ma sollicitude pour mes peuples fut anxieuse et se médita. Après des veillées d’angoisses, j’ai décidé que le bonheur des plèbes prévalait sur tous les autres et bien que mon cœur se rayonnât de souffrance, j’ai résolu de sacrifier ceux qu’il fallait sacrifier.
Or les oracles ont dit : « Ce peuple agonise de l’infamie des grands ; on l’a pressuré molairement et l’on s’est gorgé du vin sanglotant jailli des vignes de son cœur.
Il est temps que les justices éclosent ! Pour cela, les talions éternels exigent que les cent plus riches et féroces maîtres de ce peuple, et toi-même, grand roi, aient, à la même heure, parmi le crépuscule sombrant, les yeux crevés par leurs sujets ; sous la rosée qui s’ égrènera de leurs soies palpébrales et tombera dans l’urne mystérieuse où les mélanges prodigieux s’accomplissent, les étoiles, comme sous un chrême, refleuriront de leur lumière adorable la chambre mortuaire de l’univers enténébré. »
Ainsi parlèrent les sages, ceux qu’enrichissent les onéreux trésors des confidences célestes ; je les ai vénérés et j’ai prié les dieux. J’ai prié qu’ils fussent assez bons pour ne pas dénier à des hommes de repentance le bienfait de leur pardon ; j’ai prié et j’ai compris qu’il fallait obéir et consentir les sacrifices requis.
Aussi avons-nous décrété que cent de nos courtisans les plus somptueux seraient avec nous-même liés aux arbres espacés de l’immense allée qui traverse notre par cet que gars et garces y concourraient munis de poignards, de piques et d’instruments griffus afin d’abolir toutes ces prunelles seigneuriales, tapissées de sacrilèges reflets d’ors et de diamants, dont l’orgueilleuse joie valait aux ciels de l’été l’horreur d’une taie incurable. »
Des caillots de foules se coagulent dans les rues, devant les ordonnances ; des hommes en tricot de laine, des filles en cheveux tulipent à ce lirent leurs yeux en calices d’étonnement ; du commentaire croit ; les voix s’enchevêtrent et s’impliquent qui se voudraient explicites ; d’ailleurs unanimes à louanger le Prince et à renchérir sur son dévouement. Les bouches font vers lui entre des syllabes interjectives et des substantifs tronqués fumer leurs haleines ainsi qu’un encens liturgique. Heureux Maître ! Comme toujours il chérit son peuple et comme en ce moment le peuple, ruant de reconnaissance, est prompt, parmi les cabrures, à, sur les pavés sonores, lui piaffer des applaudissements !!

Le Roi en son palais ceinturé de gardes sirote avec sensualité cette heure rafraichissante gentiment citronnée d’ironie. Sans doute la cavalcade de l’enthousiasme populaire et le la jovial jusqu’au faubourgs des rues diapasonnantes kaleidoscopent son âme d’imaginations agréables ; mais le hululement des gaités plébéiennes lui serait de minces délices s’il ne correspondait par un coïncidence qui l’insinuerait presque écho avec toute une gesticulation intérieure de sentiments passionnés et bruyants.
Le dernier triomphe de son orgueil malade, le roi l’a résolu. Depuis qu’il a confronté sa volonté avec les choses, il a fièvre de décisions despotiques, capables de bosseler à nouveau le métal du monde et depuis qu’un verbe issu de ses lèvres a les étoiles toutes aveuglées, l’impuissance de sa parole lui stalactite l’âme de colères. C’est alors qu’après des songeries mâchées en amertume, il s’est exalté à l’idée qu’en l’univers vivant une seule créature détenait parmi elle le pouvoir prodigieux de recréer des astres. Lui. Car il suffit qu’il prononce la déchéance de ses propres regards pour signifier à l’infini la résurrection des Etoiles, extraordinaire influence orfèvre des pauvres prunelles bleuâtres flambant dans une face humaine leurs sueurs de punch psychique ! Il suffit qu’il veuille pour que cela soit. Sans doute, c’est décréter sa souffrance ; c’est aussi fleurir la joie du monde. Pour la première fois, il va sculpter du bonheur sur les paroles de l’Univers et faire sarabander dans les poitrines les cœurs de l’Humanité. Mais il aime plus l’éclat intérieur de son moi que tout l’éclat du jour qui se réfléchit aux prunelles et plus sa puissance magistrale qu’il ne déteste le bétail des êtres. Chaque jour il se hausse davantage aux prérogatives divines ; et peu à peu, de ces altitudes les hommes rapetissés en ludions lui apparaissent méprisables puppées dont les bonheurs et les peines valent son inquiétude autant que les désirs érotiques dont phosphorent les vers luisants. Aussi le Roi, insasiable de maîtrise, a-t-il pour s’attester une dernière fois la force vive de sa volonté, rêvé, comme suprême orgie d’orgueil, de trouer ses propres yeux inutiles pour rediamanter le ciel de toute une joaillerie d’étoiles. Sur un geste de ses doigts dramatiques, sur une syllabe fléchée de sa gorge, les étendues s’éveilleront de clartés renées ; un prodigieux jaillissement de lumières engerbera les infinis ; ce sera une épiphanie miraculeuse, que salueront les clameurs des mondes et que seul son vouloir aura pu soulever les sphères. Qu’importe qu’au moment où les ciels s’exalteront de joie lucide, l’ombre scellante hermétise ses vieux yeux nuls ! N’aura-t-il pas en lui des soleils soudains et des explosions d’aurore à ouïr poeanner du prodige toutes les gueules hiées des humanités exultantes ? La perception de l’universelle hymnie avec la certitude d’être seul promu à la dignité de cause l’emportera sur la vision même du printemps que l’on subit normal et qui vient d’ailleurs et des dieux !

Mais s’il a consenti son supplice, et la poix éternelle encavée au vide des orbites, et l’abandon des trésors royaux, des suprématies souveraines, des trônes et dominations, le Roi n’a pas accepté que fût solitaire sa déchéance. Puisqu’il doit subir une mutilation, quau moins à vibrer de souffrance son âme suscite en d’autres âmes des harmoniques de douleur ? Et pour le cortèger de notes sympatkques d’accords sanglotés, il a choisi celles qu’il jalousait le plus acidement pour la perspective de leurs joies parmi les ors et les bafrades, celles des cent seigneurs assidus qui se formicèrent une fortune des miettes égrénées de sa table, des cent courtisans porte-queues qui toujours frangèrent de leurs mains respectueuses et plates l’hermine de son royal manteau. Ce sont d’inutiles victimes et pour la reflorecence astrale leurs geignements par l’espace plaignant la lumière décédée seront superfétatifs, puisque, seule et privilégiée, sa cécité volontaire est sidéralement magicienne.
Mais de jeter à l’écart ses yeux qui paonneront les cieux d’ocellures stellaires dans les puits insondables de l’ombre sans infliger aux plus heureux et fiers de voir une identique minute d’horreur, le Roi sur la margelle eût accoudé sa tristesse et peut-être hésité. Aussi a-t-il fait parler les oracles irrécusables, qui recueillirent des lèvres horizonnantes de la divinité les ordres stricts à qui les Humanités se bâtent. Les trop riches expieront comme lui d’avoir détenu du pouvoir au-delà des normes spécifiques ; ils seront livrés à ceux même que leurs fouets seigneuriaux tatouèrent, livrés sans défense, ligaturés à des arbres durs, exposés à toutes injures et représailles des populaces, tandis que les foules acclameront le bon Roi qui se dévoue pour ses sujets et donne la dîme de sa chair pour que les fruits de lumière remûrissent aux vergers célestes.

L’heure fixée par le décret est présente.
Le large parc royal est illuminé ainsi que pour une fête somptueuse. Parmi tous les feuillages, des girandoles bombent leurs oranges hypertrophiques ; le vent respecte les arbres qui se dressent en attitude justicière, comme s’ils avaient conscience de leur haute mission pilorique.
Au dehors, des clameurs, une confuse exaltation, de la joie mugie ; le peuple s’agglomère contre les grilles du palais, un peuple fiévreux, effervescent et piaffeur.
Toutes ces mains plébéiennes souffrent de brûlures d’impatience. La perspective d’une torture légale et non suivie de répression a doté de papilles neuves les doigts râpés de la foule. Elle éructe moins à l’avance du bonheur de se venger que du plaisir de se barbouiller avec du sang. C’est la joie enfantine des confitures jusqu’au nez ! Quelque chose de l’âme du Roi a contagionné cette populace ; elle a besoin aussi, un besoin neuf mais impérieux, de tripoter parmi des chairs ouverts et d’assister à du pantèlement. Les femmes ne sont pas les moins ardentes ; il en est dont les yeux brasillent singulièrement, et certaines ont déjâ sur les lèvres ces buées gourmandes dont s’antécèdent les vastes goinfreries. Jusqu’à des gas, juchés sur des épaules et qui poignardent de canifs ébréchés l’air promu possesseur d’hypothétiques prunelles.
Entre deux haies de gardes aux buffleteries battantes et sonores d’armes marchent. Le Roi entête, les seigneurs condamnés et que désignèrent les mâles volontés du maître ; ils ont derrière les reins, ligottés et cruciés, leurs mains courtisanes, frôleuses d’hermines souefves aux dermes souverains, roncières et déchirantes aux peaux roturières. Ils marchent, les yeux ternes d’avoir à se ternir encore, les lèvres mordues et frénétisées, fantomatiques sous les lueurs tombées des arbres comme l’ordre bref d’avoir à s’adosser aux écorces rugueuses.
Un à un, les gardes les cueillent et apparient torses à troncs, terribles préliminaires qui font bramer les plus féminins et dans les arrières-gorges fluctuer des luettes instables. Puis quand tous les anciens despotes sont greffés aux lourdes masses végétales, cependant qu’une brise tiède secoue doucement les girandoles parmi le noir, l’ordre est donné par le Roi lui-même de, toutes grandes, ouvrir les portes.
Une ruée de peuple cavalcadant, battant, gosse. Des cris d’abord, et des chorégraphies canaques autour des victimes. Même autorisée et légitime, l’action anormale et violente déconcerte les plus audacieux : quelques vieux grumeaux de respect leur voyagent encore dans le sang. Peu à peu, la foule devient plus dense ; le nombre multiplie la témérité générale ; un rustre a reconnu son seigneur qui le bâtonna l’antan pour un jardinage mal équarri. D’un revers de main lourd lancée il le gifle à toute volée et récidive sous le crachat dont l’ancien maître exaspéré le timbre.
Alors ce sont des batteries sur toutes les joues aristocratiques ; des poings balistiqués parmi des faces, des bossèlements de crânes et de nez, de la tumeur surgie de toutes les chairs, et de petits rûs de sang filtrant de droite et de gauche et en tous sens vermiculant.
Les seigneurs, gazeux de rage et ballonant de colère, font des efforts herculéens pour rompre les cordes nodosées qui les conjoignent aux écorces ; leur impuissance, si récente et si tragiquement inédite, les étrangle comme une main directe à la gorge et gomme de bave lourde les angles de leurs bouches contractées.
Le Roi que l’on épargne avec respect empli avidement de ce merveilleux spectacle ses prunelles altérées de tout le visible encore.
Enfin un malandrin ose le premier commettre l’acte solennel qui doit révoquer à jamais le maléfice dont souffre le ciel. Il crève d’un coup sec les yeux d’un châtelain, d’un coup unique et sans autre arme que ses doigts écartés en fourche.
C’est le signal. Tous les autres, magnétisés par l’exemple, forent, vrillent, agrippent, incisent, et décortiquent les prunelles des maîtres désarmés. D’effroyables cris font tressaillir la nuit ; les gamins battent des paumes.
Mais le résultat promis n’apparait pas ; le ciel crêpe de ténèbres épaisses les frondaisons broussailleuses ; nulle virgule de clarté n’a encore ponctué l’opacité du noir. On n’a pas eu le courage d’abolir la vision royale !
Le souverain que les supplices de ses vassaux transporté d’aise vive estime venue l’heure de son triomphe ; il ne veut pas que la pitié des plèbes lui vole le bénéfice de son ultime volonté. Cependant que la foule s’écarte de lui avec terreur et forme une ampoule de vide autour de Son auguste personne, il crie impérieusement ; il exige qu’on exécute la sentence à laquelle il s’est condamnée.
Alors comme personne n’obéit, comme les mains se refusent au sacrilège d’un attentat, une vieille, une très vieille paysanne, venue exprès à la ville, s’approche du mauvais Roi ligoté et dit : « Je suis la mère de Jean !»
Elle s’imagine qu’on connait Jean ! Elle s’imagine que le roi se souvient ! Mais c’est sans doute une de ses victimes et il crie à la mère de Jean : « Crève-moi les yeux, vieille ! »
Elle, sans répondre, enfonce dans les prunelles royales la pointe de ses fuseaux graves.
Au même moment, des éclosions prodigieuses de clarté féérisent le ciel ; des gerbes d’étoiles se développent dans l’infini ; les horizons se constellent d’or ; la jeunesse miraculeuse de la lumière enchante la profondeur de la nuit.
Aux jardins éternels les flores admirables éclatent ; les vignes de la durée s’alourdissent de grappes étincelantes. Il semble pleuvoir de l’aurore.
Or, le Roi connait sa puissance, car la populace est en délire ; ce sont des clameurs qui sonnent comme des épouvantes devant la grandeur du prodige ; toutes les faces tournées vers le ciel aboient à la clarté revenue. La foule travaillée d’une joie hystérique, hurle en sautant et avec des gestes fous comme pour cueillir les étoiles et s’en emplir la bouche afin d’avoir les lèvres juteuses de la lumière d’en haut.
Et le Roi se sent défaillir d’ivresse à deviner en déluge sur le monde toute cette chute d’or désormais impérissable qui tombe infiniment comme la royale monnaie de sa Volonté, frappée à son effigie éternelle.

Romain Coolus.



Romain Coolus sur Livrenblog : Romain Coolus et Jules Renard / Romain Coolus présente quelques amis


jeudi 3 avril 2008

FAGUS : PICASSO 1901.


Romain Coolus, Félicien Fagus… Les billets sur Livrenblog vont-ils désormais par deux ? Une fois n’est pas coutumes, sans plan, au fil des coups de cœur et des découvertes, le blogueur dilettante butine et fait son miel.

1901, Picasso est à Paris, du 25 juin au 14 juillet il expose avec Iturrino, à la galerie Amboise Vollard. Il n’a alors que vingt ans mais déjà il suscite l’intérêt des critiques et des artistes. On peut lire dans le Cri de Paris du 7 juillet le court article qui suit. Si les deux peintres sont « curieux », Iturrino y est présenté comme « plus pondéré » que son ami, et le chroniqueur anonyme ne manque pas de rappeler l’audace qu’il faut à Vollard pour exposer ces artistes nouveaux :


MM. Iturrino et Picasso


Ouverte, sans trêve, à toutes les audaces, la galerie Vollard permet de voir actuellement un certain nombre d’œuvres de deux bien curieux artistes. Tous deux viennent d’Espagne et retracent l’étrangeté, la mélancolie lumineuse de cette belle contrée.

M. P. R. Picasso, avec une palette qui rappelle Van Gogh, dessine dans la lumière des corridas, des types d’hommes et de femmes. Parfois, une excursion vers Paris le tente et c’est une vision de Moulin-Rouge, de stupre entre faubourien et fille. Plus observateur et plus pondéré, Iturrino initie le spectateur à la vie d’au-delà des monts en quelques grandes pages à la Zulovaga, mais d’un dessin et d’une technique complètement affranchis du souci d’imitation.

L’article suivant est de Félicien Fagus, paru dans la Revue Blanche, il commence par un court historique, teinté de nationalisme ou pour le moins d’une défense de la culture latine, de l’influence espagnole en France. Oubliant Iturrino, il consacre sa chronique à Picasso uniquement. Des qualificatifs qui serviront longtemps pour définir Picasso : prolixe, virtuose, impétueux, brillante virilité…, sont déjà présent ici. Le reproche de manque de personnalité, compensé par une spontanéité juvénile, n’aura bientôt plus lieu d’être, après l’exposition des premiers tableaux de la « période bleue », qui se déroulera en 1902 dans une exposition de groupe chez Berthe Weill.

Gazette d’Art

L’Invasion espagnole : Picasso (1)


La seconde… une bonne invasion, ou mieux l’immigration de parents pauvres à l’étroit chez eux : rien qui ressemble à ces installations comme de barbares en pays conquis, auxquelles nous commençons presque, pour notre malheur, à nous habituer. Les transpyrénéens qui depuis plusieurs années affluent à Paris, ne doivent guère plus trouver dépaysés que déconcertés leurs hôtes : les qualités qui motivent leur succès ici sont collatérales aux nôtres ; tout se passe entre latins, et cela tourne presque en alliance défensive… Oui, c’est bien la seconde. La fameuse première, de Charles-Quint à Philippe IV, chevaleresque et capitane, laissa mieux aux Français que l’écho du beau cliquetis d’armes et de mots richement sonores parmi quoi elle interrompit toutes enseignes déployées : une vision neuve – sévère, forte, hautaine – de l’homme vis-à-vis de lui, des autres hommes et du destin. Notre littérature se l’incorpora sans servilité, la faisant servir aux fins de son génie propre : Corneille, sans servilité, la faisant servir aux fins de son génie propre : Corneille, Molière, d’autres (dont les poètes, de Ronsard à Malherbe, sans parler des « burlesques »), en tira cette conception neuve et robuste du héros – Polyeucte, Alceste, ou don juan – équilibrante, antithétique et complémentaire à celle anglo-normande, que parallèlement élaboraient Shakespeare et ses satellites. Sur toutes deux vécut le monde, de Faust à Zarathoustra. Trois cent ans passés, le monde anglo-latin connait l’heure critique de la désagrégation des parties et leur ossification. La nouvelle expansion hispanique, toute picturale cette fois, ce qui est un signe, se manifeste d’imagination âpre, sombre, corrosive, magnifique parfois, mais alors d’une magnificence volontiers lugubre ; et surtout violemment autochtone.

Oui, tous ces artistes se reconnaissent à un profond air de famille ; sous de superficielles influences, c’est leurs grands ancêtres qu’ils subissent ; et cela est très bien. Mais particulièrement Goya, le génie âcre et douloureux. Chez Picasso, par exemple, ce brillant dernier venu. Lui, est peintre, absolument peintre, et bellement ; sa divination de « la matière » suffirait à l’attester : comme tous les purs peintres, il adore la couleur pour elle, or chaque matière a sa couleur propre. Aussi tout sujet l’ennamoure, et tout lui est sujet ; le jaillissement furibond vers la lumière des fleurs hors du vase, et le vase aussi, et la table qui supporte le vase, et l’air lumineux qui danse à l’entour ; ou le grouillement multicolore des foules à même la verdure dans un champ de courses, à même le sable ensoleillé d’une arène tauromaque ; la nudité des corps de femmes, n’importe quelles, ou l’ensevelissement d’eux, devinés, pétris, à travers le tas élastique des étoffes bigarrées… Des trouvailles, là : de trois fillettes dansantes, le vert prasique de la jupe de l’une sur le blanc des dessous qui ont bien le blanc raidi, garçonnier, des dessous très amidonnés des fillettes ; le jaune et blanc d’un chapeau de femme, etc… De même que dans un sujet tout lui est sujet, pour traduire tout lui est bon, même argot, ou gongorisme – cet autre argot – même le lexique du voisin. On démêle aisément outre les grands ancêtres, mainte influence probable, Delacroix, Manet (tout indiqué lui, qui vient un peu des Espagnols), Monet, van Gogh, Pissarro, Toulouse-Lautrec, Degas, Forain, Rops, peut-être… Chacune passagère, aussitôt envolée que captée : On voit que son emportement ne lui a pas laissé le loisir encore de se forger un style personnel ; sa personnalité est dans cet emportement, cette juvénilement impétueuse spontanéité (on conte qu’il n’a pas vingt ans, et qu’il couvrit jusqu’à trois toiles par jour). Le danger pour lui gît dans cette impétuosité même qui pourrait bien l’entrainer à la virtuosité facile, au succès plus facile. Prolifique et fécond font deux, comme violent et énergique. Et cela serait tout regrettable, en face d’une si brillante virilité.


Félicien Fagus

(1) Galerie Vollard, 6 rue Lafitte.

Picasso sur Livrenblog : Picasso 1901, première exposition à Paris

Fagus sur Livrenblog : Albert Samain par Fagus - Opinions sur Gauguin 4e livraison FAGUS - Durio, Bocquet, Maillol, etc. Exposition Lévy-Dhurmer par Fagus.

Voir : sur le blog des éditions Cynthia 3000, un article sur Fagus et Picasso : "Le Peintre s'appelle Picasso"

mercredi 2 avril 2008

Albert SAMAIN par FAGUS

Samain, poète d'un seul vers.... Le symbolisme réduit au pessimisme et aux paysages artificiels.... Fagus a la dent dure. Il participe pourtant à l'hommage que le Mercure de Flandre rend, en 1925, au poète du Jardin de l'Infante, dans son numéro 8 de la quatrième année, en donnant ce portrait du poète en fonctionnaire.



Lorenzaccio bureaucrate.

Il n’est pas vain de relever que l’écrivain du vers fastueux, du vers illustre qui ouvre le Jardin de l’Infante, fonctionnait scribe ; non pas à l’Hôtel de Ville même, mais dans la sordide « Annexe-Est », ex-caserne Lobau, à cet entresol retaillé en tant de bureaux, que s’y égare jusqu’au personnel, et si exigus et bas qu’ils renouvellent la cage dont le cardinal La Balue fut le vilain oiseau. Celle de Samain prenait vue sur la Seine, la Cité, l’Ile Saint-Louis : mais ce n’en était que plus triste. Ne serait-ce pas une des raisons de la pompe nostalgique et morbide de cette poésie qui séduit tant les lycéennes d’aujourd’hui, pour ce qu’elles y resavourent sans doute l’arrière-goût de leur jeunesse inemployée ?

Bureaucrate ponctuel et zélé, ainsi généralement les poètes bureaucrates : ainsi les pinsons en cage. La prison inflige quelque redite à leur chanson. Son vers illustre, Samain le varia infiniment : c’est ce que ce vers était lui-même. « Son âme », selon qu’on s’exprimait vers 1892, représentait en effet la frêle infante selon Vélasquez et Victor Hugo : sa robe de parade cuirasse un corps dévoré d’étisie et d’ennui. Et un autre vers me remonte :
Des soirs fiévreux et forts comme une venaison

Mon âme traîne en soi l’ennui…

Dans le concert symboliste, cette voix s’apparente à celle des intoxiqués du pessimisme parnassien qui élirent : du grand Baudelaire la phosphrescence cadavéreuse, de Laforgue la désespérance ironique (si navrante !), de Watteau et Botticelli, vus à travers le préraphaélisme anglais, la gourmandise des paysages artificiels : Jean Lorrain, Rollinat, Rodenbach, Robert de Montesquiou…
Je me rappelle encore (c’est dans le Chariot d’Or) ce Nocturne provincial (1) :

La petite ville sans bruit
Dort profondément dans la nuit,

…………………………………………………………………..

Au long des grands murs d’un couvent
Des feuilles bruissent au vent,
C’est le jardin des Ursulines,

……………………………………………………………………..

Le rideau frêle au vent frissonne,
La lampe meurt. Une heure sonne.
Personne, personne, personne.

Si je vois cela surtout, c’est que c’est cela surtout que ce déraciné deux fois regrettait à travers les vitres chassieuses de sa cage de scribe. Les infantes-poupées avec leur brocard lacé sur la misère, moins du corps encore, hélas ! que de l’âme, ne venaient que pour essayer d’amuser une inguérissable rancœur.

Je me demande, en pleine sincérité et fraternelle sympathie, je me demande si, tel Félix Arvers est le héros de l’unique sonnet destiné peut-être, - qui sait ? – à survivre à tout le monstrueux œuvre Hugolique ; je me demande si Albert Samain ne restera pas le poète d’un seul vers, oui, mais vers cornélien à sa façon, vers qui superbement poitrine devant la malfaisance de la destinée :



Mon âme est une infante en robe de parade.


FAGUS.

Paris, 30 avril 1925.


(1) Ma bibliothèque est comme qui dirait sous séquestre.

Qu'on se le dise et le répète : Les éditions Cynthia 3000 préparent la publication d'un volume de Fagus, Colloque sentimental entre Emile Zola et Fagus.

Albert Samain sur Livrenblog : Albert Samain dessinateur. SAMAIN. MENDÈS. LORRAIN. Jeanne JACQUEMIN

Fagus sur Livrenblog :Fagus : Picasso 1901. - Opinions sur Gauguin 4e livraison FAGUS - Durio, Bocquet, Maillol, etc. Exposition Lévy-Dhurmer par Fagus. Albert Samain croquis par Jehan-Rictus.




mardi 1 avril 2008

ROMAIN COOLUS présente quelques amis

Pourquoi ne pas donner l'intégralité de ce Petit Tussaud du Rondel, signé de Romain Coolus, dont j'extrayais pour le billet précédent un "Rondel pour célébrer l'auteur de Sourires pincés et de l'Ecornifleur" ? Après Jules Renard ; Gaston Deschamps, Georges Courteline, Alphonse Allais, Marcel Schwob et Willy, complètent donc ce petit musée de célébrités.

Petit Tussaud du Rondel (1)



Rondel liminaire
A Monsieur Gaston Deschamps
Critique au journal : Le Temps.


Vous avez soif, critique austère,
De strophes qu'on nombre dûment,
Dites donc aux lecteurs du Mans,
Dans ce Temps où l'on pond au stère,

Qu'épris du vers égalitaire,
Je veux cadencer congrûment.
Vous avez soif, critique austère,
De strophes qu'on nombre dûment.

Enregistrez ce document.
Comme on soulève des haltères,
Je veux rhytmer, un bock humant.
Que cet aveu vous désaltère :
Vous avez soif, critique austère.


Rondel
pour célébrer en l'auteurde Boubouroche
un psycho-féminologue unique.

L'étonnant auteur de Boubou-
Roche est de ceux qu'on canonise.
Un tas dont on nous tympanise
Sont nabots quand il est debout.

Près de lui la gloire d'About
Comme un mégot se carbonise.
L'étonnant auteur de Boubou-
Roche est de ceux qu'on canonise,


Car toute femme, Hélène, Anne, Ize,
Qui met le bon viril à bout,
Est fièvreuse du sang qui bout
En l'Adèle que galvanise
L'étonnant auteur de Boubou.



Rondel
pour célébrer le cocasse d'Alphonse Allais

Le cocasse d'Alphonse Allais
N'a pas besoin qu'on le concasse.
Il épate le Madécasse
Non moins que le bourgeois d'Alais.

Devant tous ses lecteurs hallés,
Allais rit comme un coq coquasse.
Le cocasse d'Alphonse Allais
N'a pas besoin qu'on le concasse.

Il suscite un si sûr cocasse
Que les lobes en sont ballés
Et qu'on dit aux rates : "Allez !"
Tant et si bien que décarcasse
Le cocasse d'Alphonse Allais.

Rondel
pour louanger Marcel Schwob
d'avoir fait peur à des gens

Tu frissonnas, club-clan du Snob,
Devant les histoires tragiques
A dénouement hémorrhagiques
Que te vint narrer Marcel Schwob.
Il vainquit, plus fort qu'Iakob,
Tes dandysmes psychologiques.
Tu frissonnas, club-clan du Snob,
Devant ces histoires tragiques.
Qu'il fume du Nil ou du Job -
Le livre aux rêves nostalgiques,
Plus que les tabacs léthargiques,
Inquiète l'àme de Bob...
Tu frissonnes, club-clan du Snob.

Rondel
pour louanger Willy
de sa bonne croisade contre les musicastres.
Willy moque les plumitifs
Et sans s'aliter allitère.
Son mot d'âpreté militaire
Fouaille pour les bons motifs.
Il honnit les lieds-vomitifs,
Que la muse de mille itère.
Willy moque les plumlitifs
Et sans s'aliter allitère.

Mais vit-on jamais Willy taire
La beauté des grands primitifs
Ou des prénétrants sensitifs
Dont le nom cosmopolite erre ?
- Willy moque les plumitifs.

Romain Coolus


Le nom de Romain Coolus est indissociable de celui de la Revue Blanche, où il collabore du premier au dernier numéro de la série parisienne. Connu surtout pour ses comédies légères, Coolus fut aussi un poète, et pas seulement un poète satirique ou comique. On trouve dans les pages de la Revue Blanche, quelques contes, nouvelles et articles de critique qui ne sont pas sans valeur, et sur lesquel je reviendrais prochainement.

En attendant une prose plus facile à mettre en page que ces poèmes rétifs au code html, je termine sur un poème de la série Exodes et Ballades consacré à Tristan Bernard.

Sonnet apothéotique en l'honneur d'un certain Tristan dont l'Yseult se cyclait de pneumatique Dunlop.


Tristan, homme pileux et plus soyeux qu'un porc,
Penché sur l'âme obscure des vélocipèdes,
Toi seul, parmi les sages du municipe, aides
les éphèbes jusqu'à la mort épris de sport.

En eux développant la beauté d'un transport,
Avec la fièvre qui suscitait les aèdes,
Tu leur fais, seuls héros de nos époques laides,
Accomplir des records d'Andorre à Singapor.

Quels que soient les soucis dont ton coeur s'acaruse,
Toujours avec finesse, et dans certains cas, ruse,
Tu règles sans discord d'épineux handicaps,

Et, la main sur le frein qui bâtes les roues-ailes,
Tu sembles aux cyclistes des Gex et des Gaps
Un roi prodigieux guérisseur d'écrouelles.

Romain Coolus

(1) Revue Blanche, N° 28, Février 1894.


Romain Coolus sur Livrenblog : Romain Coolus et Jules Renard / Les Etoiles crevées Prose légendaire par Romain Coolus