jeudi 29 avril 2010

Revue d'Art, Revue Blanche, Vallotton, Régamey


Annonce pour la Revue Blanche, illustrée par Félix Vallotton, trouvée dans La Revue d'Art, n° 10, février 1897 (1).


(1) La Revue d'Art. Directeur G. Barrigue de Fontainieu, paraît le 5 et le 20 de chaque mois puis mensuel à partir du numéro 9 du 1er janvier 1897. Principaux collaborateurs, Hippolyte Buffenoir, Antoine Cros, Catulle Mendès, Paul Redonnel, Edmond Rocher, Charles Clerc, Alcanter de Brahm, Louis Lumet...

Quelques illustrations de Vallotton : Félix Vallotton - Jules Renard. La Maîtresse. Histoires Naturelles. Jules Renard et Félix Vallotton : Les Lutteurs. Coppée s'en va-t-en guerre par Vallotton. Romain Coolus : Exodes et Ballades. "Frères il faut dormir. Revue Blanche et Cri de Paris.

La Revue Blanche et les combats républicains, blog de Paul-Henri Bourrelier




mardi 27 avril 2010

MARC-MONNIER : Un Détraqué


Marc-Monnier : Un Détraqué, roman expérimental. Calmann-Lévy, 1883, in-12, 358 pp.

Don Ruf, est un écrivain naturaliste, il prépare son roman expérimental, en "expérimentant" selon la méthode de Claude Bernard. En visite à l'hôpital du docteur Scharf, accompagné de son jeune élève Francisquiel, il "observe" et met en pratique sa technique. Marc-Monnier, pour mieux moquer les prétentions des écrivains naturalistes, à s'appuyer sur la science et notamment le déterminisme, pour élaborer leur roman expérimental, oppose au caricatural don Ruf, un médecin, un vrai scientifique, libre-penseur.
Claude Bernard

- Nous sommes à l'hôpital, dit don Ruf au jeune Francisquiel qui le suivait. Regarde bien, car il faut voir ; la solennité de l'escalier monte au milieu du silence. Par la haute fenêtre, le soleil entre en nappe d'or qui, déchirée aux barreaux, mystérieusement s'effrange et pend comme un paquet de charpie pour s'attacher aux viscosités des murailles lubrifiées par le mucus de la nuit. Des puanteurs traversent d'un frisson les grands rayons jaunes, comme des fumées chaudes.
Don Ruf parla ainsi pendant dix minutes, parce qu'il y avait cent vingt-cinq marches à gravir et qu'il s'arrêtait à chaque pas. C'était un homme de cinquante ans, sans barbe, aux cheveux encore noirs et coupés courts, aux traits réguliers, quoique plus forts que fins, d'une belle prestance, marchant avec lenteur et né pour le pontificat ; il ne lui manquait qu'une toge pour draper ses gestes. Francisquiel, un grand jeune homme, pétillant, l'œil en feu, la bouche béante, admirait don Ruf.

Quand ils furent devant la porte qui s'ouvrait sur la première salle, celui qui parlait reprit :

- On n'arrivera jamais à des généralités vraiment fécondes et lumineuses sur les phénomènes vitaux, qu'autant qu'on aura expérimenté soi-même et remué dans l'hôpital, l'amphithéâtre et le laboratoire, le terrain fétide et palpitant de la vie. Qui a dit cela ? C'est Claude Bernard. Et il ajoute textuellement, retiens ceci, Francisquiel : « La vie est un salon superbe, tout resplendissant de lumières, dans lequel on ne peut parvenir qu'en passant par une longue et affreuse cuisine. » Tu es averti ; maintenant entrons.

Ils entrèrent et, réveillant un huissier assoupi sur un bahut, dans l'antichambre, don Ruf lui demanda le docteur Scharf. L'huissier bondit sur son séant, se frotta les yeux, poussa un de ces bâillements qu'on entend guère que dans les couvents de Naples. Puis sans se lever ni ouvrir la bouche, il balaya l'air de la main, en indiquant un corridor.

Le docteur Scharf, en tablier, était assis dans son cabinet, l'œil sur un microscope. Un homme monumental touchant à la soixantaine, mais vert encore, alerte et dispos, capable de travailler dix-huit heures de suite, tous les jours de la semaine, y compris le dimanche qu'il ne chômait point. Un sceptique jovial, très savant, très sincère, sans respect pour le bon Dieu qu'il ne trouvait ni Dieu ni bon, se moquant volontiers du genre humain qui lui paraissait moins méchant que bête, et agitant sur la puissante rotondité de sa poitrine une tête de lion qui riait toujours.

Cette hilarité rebondissante et retentissante secouait violemment de la tête aux pieds, le colosse de chair et de science. On ne comprend qu'à moitié Rabelais si l'on n'a pas vu rire le docteur Scharf.

- Tiens, c'est vous ? Dit-il à don Ruf qui venait d'entrer. Mes amis, ajouta-t-il en s'adressant aux assistants qui travaillaient avec lui, j'ai l'honneur de vous présenter un écrivain naturaliste.

Les assistants levèrent les yeux pour voir le nouveau phénomène qui leur était offert. Après une crise de rire, le docteur continua :

- Oui, Messieurs, écrivain naturaliste, à cela près que, pour être naturaliste, il faut avoir étudié la nature, et que, pour être écrivain, il faut avoir écrit un volume ou deux. Il n'a encore fait ni l'un ni l'autre, mais...

Le docteur ne put achever, le rire le suffoquait.

Don Ruf en profita pour placer un mot :

- En attendant, dit-il, j'expérimente.

- Il expérimente ! Cria le docteur, dont le rire devint un glapissement. Parions qu'il va nous parler encore de Claude Bernard.

- Précisément, répondit don Ruf, sans se départir de sa dignité. Claude Bernard estime que le douteur est le vrai savant ; il ne doute que de lui-même et de ses interprétations, mais il croit à la science.

- Cela est vrai, dit le docteur en devenant tout à coup sérieux.

Quand il devenait sérieux, son visage s'étirant changeait aussitôt d'expression et commandait le respect aux vieux comme aux jeunes.

- Le savant n 'admet donc pas qu'on s'appuie sur l'irrationnel et le surnaturel. Il ne faut rien accepter d'occulte ; il n'y a que des phénomènes et des observations de phénomènes.

- Eh bien ? Demanda le docteur.

- Eh bien ! Poursuivi don Ruf, il faut donc commencer par l'observation. Après l'observation, l'expérience. Qu'est-ce que l'expérience en effet ?... C'est une observation provoquée, dans un but de contrôle, voilà tout. L'expérimentateur est le juge d'instruction de la nature...

- Tout cela, c'est du Claude Bernard, passons maintenant à vous.

- Moi ? S'écria don Ruf.

- Prenez garde, mon cher, vous allez dire une sottise.

- Moi, je cherche le déterminisme des phénomènes sociaux.

- La bêtise est dite.

- Je travaille à la grande œuvre, poursuivit don Ruf en s'échauffant, à la grande œuvre qui est la conquête de la nature, la puissance de l'homme décuplée !...

- Le docteur parti d'un second éclat de rire, au grand ébahissement de Francisquiel qui trouvait très beau ce qu'avait dit don Ruf... L'explosion calmée, le savant reprit :

- Mon cher, vous déraillez toujours dans l'éloquence, voilà pourquoi je ne pourrais jamais vous prendre au sérieux.

- Insulter n'est pas raisonner, repartit don Ruf, avec l'adhésion de Francisquiel.

- Soit, raisonnons, fit le docteur, en tâchant d'étirer son visage, mais il n'y arriva pas tout à fait. Vous voulez provoquer des observations, faire des expériences, de la vivisection morale, et cela pourquoi ? Pour écrire ce fameux roman que nous n'avons jamais vu...

- Que vous verrez un jour.

- Soit encore. Mais un roman, mon pauvre homme, est une œuvre d'art. Et dans une œuvre d'art la personnalité domine tout.

- Erreur profonde.

- C'est Claude Bernard qui l'a dit. Un artiste est un homme qui réalise dans son œuvre une idée ou un sentiment qui lui est personnel.

- Claude Bernard a dit cela ?

- En toutes lettres. Il s'agit là d'une création spontanée de l'esprit, et cela n'a rien de commun avec la constatation des phénomènes naturels dans lesquels notre esprit ne doit rien créer.

- Francisquiel devint rêveur ; don Ruf, un moment abattu, releva la tête :

- J'aurais donc le droit de vous représenter marchand la tête en bas, et je ferais ainsi une oeuvre d'art ! Si tel était mon sentiment personnel, je serais un fou, pas autre chose.

- Le docteur haussa les épaules, mais Francisquiel trouva l'argument très fort.

- Réfutez-moi cela, fit triomphalement don Ruf.

- Je connais beaucoup de gens, répondit le docteur, qui marchent la tête en bas : ce sont les théologiens, les métaphysiciens et autres aliénés qui mettent la cime à la base. Vous êtes un peu de la famille, mon pauvre homme, avec votre atavisme et vos autres théories d'halluciné. Mais laissons cela, parlons de vos expériences. Faites-en si vous voulez, mais notez-les telles quelles. Si vous y mettez de l'art, c'est-à-dire du vôtre, si vous ajoutez un mot, un seul, pour l'effet ou pour la phrase, aux yeux de tous les savants vous serez un misérable, et aux yeux de tout le public, un charlatan.

Et, disant cela, le docteur fit partir deux coups de feu de ses beaux yeux gris qui avaient gardé toute leur jeunesse. Puis il ôta son tablier et rangea une vingtième fois de visage en tendant la main à don Ruf avec un sourire bon enfant.

- Vous voulez voir l'hôpital, lui dit-il, c'est moi qui vous conduirai. Passons d'abord dans ma chambre et frottons-nous d'acide phénique.

En entrant dans la chambre du docteur, le naturaliste eut un étourdissement et dut se retenir au fer du lit.

- Oui, je vous comprends, soupira l'excellent Scharf en lui serrant la main, vous vous rappelez cette horrible nuit... Il y a de cela cinq ans... Ah ! La pauvre femme !...

Cela dit, il emmena don Ruf et le promena de salle en salle. Francisquiel les suivait un peu râle, avalant sa salive et tâchant de montrer du cœur. Peu à peu, remis de son émotion, le naturaliste s'efforça d'observer, mais l'esprit tourné en dedans, chargé de réminiscences littéraires et préoccupé de changer en phrases tout ce qu'il voyait. Ce qui l'intéressait par dessus tout, c'était l'éclairage et l'olfaction ; il notait, sur les voûtes, sur les parois, sur les lits, tous les caprices du soleil, et mettait les odeurs en musique. Le docteur qui l'examinait avec une certaine inquiétude, avait l'air de se demander si le bonhomme vendait de l'orviétan, ou s'il en mangeait.

Ils arrivèrent ainsi dans la petite salle où sont déposés les morts attendant la fosse commune. Là, devant un corps caché sous un suaire, un prêtre agenouillé priait. En se retournant au grincement de la porte, il reconnut le docteur Scharf qui reconnut l'abbé Simplice ; l'aumônier et le médecin qui se rencontraient chaque jour au chevet des malades, s'entraidaient souvent dans une œuvre commune et belle, mais bien malgré eux, parce qu'ils ne pouvaient se souffrir. [...]

Cependant le docteur avait découvert la face du cadavre ; don Ruf à ce spectacle, poussa un cri d'admiration.

- Stupéfiant ! (stupendo) des pustules qui se touchent, une bouillie informe, un tas d'humeur et de sang, une pelletée de chair corrompue jetée sur une planche de peuplier peinte en noir. Un oeil a sombré dans le bouillonnement de la purulence. Et quelle odeur ! Et quelle lumière ! Approche, Francisquiel, flaire et vois !

Mais Francisquiel, hors de lui, venait de se sauver dans le corridor. Don Ruf continua plein d'enthousiasme :

- L'expérimentateur est le juge d'instruction de la nature. Claude Bernard...

- Encore ! Grommela le docteur.

- Claude Bernard reconstruit tout un monde avec le nerf ou le muscle qu'il observe ; moi, je découvre toute une vie dans cette chose informe : oui, toute une vie, y compris les réactifs, les modificateurs, les milieux perturbants.

- Le voilà parti ! s 'écria le docteur.

- Nous avons sous les yeux une victime de l'alcoolisme. Cette femme, jeune encore, eut pour parents des êtres abjects, poussés fatalement au delirium tremens. Elle a grandi dans le vice ; elle s'est livrée, tout enfant, au premier venu. Elle s'est montré sur les planches dans une opérette ignoble.

Cette exhibition l'a mise à la mode, elle a eu pour amant un banquier, un chambellan, un prince royal. C'était logique : ainsi le veut le déterminisme des phénomènes sociaux. Mais elle n'eût pu rester dans ces hautes sphères : l'hérédité l'a reprise, détraquée par la nostalgie de la boue et la griserie de l'égout. Cela devait être. Elle est retombée de plus en plus bas, s'abandonnant à la rudesse alcaline du guano natal... Elle ne pouvait que finir ainsi, putréfiée...

- Doucement ! Objecta le docteur : ce qui l'a emportée, c'est la petite vérole, une maladie que peuvent attraper dans la rue les plus honnêtes gens. Il suffit d'un tapis secoué d'une fenêtre...

- Et cette pauvre âme, ajouta l'abbé, s'adressant à don Ruf, parce qu'il ne voulait pas avoir l'air d'appuyer le docteur, cette pauvre âme était une jeune fille, la plus sainte de Naples ; je suis resté près d'elle hier, toute la journée ; dans les intermittences du délire, elle ne m'a parlé que de son père et de Dieu.

Le docteur fronça les sourcils, don Ruf poussa un che ! Toscan qui voulait dire : Allons donc ! Vous me la baillez belle !

- Son père, elle le connaissait à peine, poursuivit doucement l'abbé. Elle ne le voyait que de temps à autre et n'était jamais allé chez lui, ne sachant même pas où il habitait. Quand à Dieu, elle le connaissait bien, car elle était élevée dans une sainte maison... [....]

Extrait du chapitre I, pages 1 à 12

Voir : Guermès, Sophie. « Le mystérieux M. de Saint-Médan », Les Cahiers naturalistes, LII, no 80, 2006, pp. 253-267. Sur le roman parodique de Marc Monnier, Un détraqué, roman expérimental (1883)


lundi 26 avril 2010

Hanns Heinz EWERS : Alraune par Henri Albert



Alors que la première traduction française de Alraune, Mandragore, ne paraitra qu'en 1920, Henri Albert, en 1911, dans sa chronique des lettres allemandes du Mercure de France, fait un long compte-rendu/résumé du superbe roman de Hanns Heinz Ewers, qui ne connaitra une traduction digne de l'originale qu'en 1970.

Mercure de France. Décembre 1911. - Lettres allemandes.

Hanns Heinz Ewers : Alraune, die Gesckichte eines lebenden Wesens : Munich, George Muller, M. 4.

Alraune. - M. Hans Heinz Ewers est un familier d'Edgar Poe et de Villiers de l'Isle-Adam. Nous lui devons de très littéraires traductions des écrivains qui lui sont chers et des études par quoi il les introduisit auprès du public allemand. Parallèlement à ces travaux d'érudition et de critique, son œuvre personnelle l'amène aux mêmes préoccupations d'art qu'il a délibérément choisies. On lui doit une série de nouvelles, l'Épouvante, les Possédés, dont nous avons eu l'occasion de parler ici même, et qui sont bien dans ces traditions d'Edgar Poe, que les spectacles du Grand Guignol ont vulgarisées en France.

Le voici qui, dans un grand roman contemporain, s'essaie à réaliser avec ampleur les visions bizarres qu'une longue familiarité avec les classiques de l' « extraordinaire » a fait naitre dans son imagination. L'Eve future de Villiers est une géniale plaisanterie dont les bases scientifiques peuvent paraître assez fragiles. M. Hanns Heinz Ewers a voulu pousser plus loin ses investigations et serrer de plus près la nature. La fable qu'il a conçue paraît presque vraisemblable, tant elle est conforme aux derniers progrès de la science. Mais ce n'est pas la réalisation d'une simple gageure qui intéresse ici au premier chef, c'est tout un monde de types vivants, de personnalités en chair et en os à qui l'auteur a su prêter une réalité d'un intérêt passionnant.Voyons tout d'abord les types. La figure très poussée du conseiller intime Jacob ten Brinken, physiologiste de renom mondial et qui, au dernier congrès médical de Berlin, s'est vu conférer le titre d' « Excellence », tient la première place. A l'Université de Bonn ou d'ailleurs – car la ville où se passera ce drame poignant n'est pas désignée avec précision – il jouit d'une renommée considérable, tant à cause de son savoir que de sa richesse et de son honorabilité. Ses expériences de greffe animale intéressent tout le monde savant et il s'éteindrait peut-être chargé d'honneurs et de décorations, si son neveu ne lui avait ouvert des horizons qu'il ne soupçonnait pas. Ce neveu, Frank Braun, a été seul à discerner la véritable nature du glorieux morticole. Il le sait jouisseur effréné, fourbe et vicieux. Un sourire diabolique anime sa face quand, durant une soirée chez le conseiller de justice Gontram – autre fripouille respectable et respectée – il le voit s'exciter sur deux premières communiantes, les enfants de la maison. Tous deux, l'oncle et le neveu, sont du reste des cyniques. Mais Frank Braun l'est avec l'allure du petit arriviste de la fin du dix-neuvième siècle qui ne craint pas de dire qu'il ne poursuit aucun idéal, alors que, sous le masque figé du viex ten Brinken, personne ne saurait deviner d'hypocrite sensualité.

Les autres, et ils sont nombreux, car ce livre fourmille de types pittoresques, ne semblent guère valoir mieux. La vieille princesse Wolkonski et sa fille Olga traînent dans des intrigues une existence désœuvrée. Le juge Manassé, véritable encyclopédie vivante, et qui ment presque autant que son ami l'avocat Gontram, raconte d'interminables histoires jusqu'à ce que, grisé du vin que payent les autres, il s'endorme sur un lit de rencontre. Le chapelain Schroeder, aux traits émaciés, qui promène sa soutane dans les milieux les plus interlopes, est l'auteur d'un grave ouvrage sur la philosophie de Plotin, mais il ne dédaigne pas d'écrire de grossières farces pour le théâtre des Marionnettes de Cologne. Personne dans toute la région du Rhin et de la Moselle ne connaît les vins aussi bien que lui. Fin gourmet, il n'y a pas de séance de dégustation un peu sérieuse à laquelle on ne le convie. Particulariste violent, il séteste les Prussiens et chaque fois qu'il parle de l'empereur c'est le premier Napoléon qu'il veut entendre. Aussi le 5 mai de chaque année, assiste-t-il, dans l'église Minorites, à Cologne, à la messe solennelle pour les morts de la grande Armée.

En voulez-vous connaître d'autres ? Voici le gros Stanislas Schacht, avec ses lunettes d'or. Étudiant en philosophie dans son seizième semestre, il loge en meublé chez la veuve du professeur de Dollinger depuis si longtemps qu'il a acquis sur celle-ci des droits de maître de maison et qu'il s'affiche publiquement avec elle. Son ami Charles Mohnen, docteur en philosophie et en droit, change de spécialité tous les deux ans, poussé par la manie de passer des examens. Il a l'aspect d'un commis de nouveautés, et finira certainement dans la confection, où sa vocation eût dû le pousser dès son jeune âge.

Nous en passons. Mme Gontram, poitrinaire au dernier degré, dont la mort ne veut pas, et qui a fait six enfants grouillants dans la maison délabrée, a réuni tous ces singuliers convives. Ils ont tous un trait commun, ce goût invétéré pour la bohème, l'existence irrégulière et les situations fausses que l'on retrouve chez presque tous les Allemands, dès que ce ne sont pas des « philistins ».

C'est dans ce milieux que naîtra Alraune. Alraune, c'est le nom vulgaire de la mandragore, cette racine à laquelle s'attachent tant de vertus singulières. Une légende court dans le peuple qui augmente son prestige mystérieux. Quand jadis quelque vilain était accroché à la potence au bord de la route, dans les dernières convulsions de l'agonie il laissait tomber sur le sol quelques gouttes de sa semence. De cette semence humaine mêlée à la terre naissait la mandragore. De là les formes bizarres qu'affecte cette racine : on dirait une poupée avec des bras et des jambes et faite d'un bois à la fois si poreux et si dur que le travail des siècles ne parvient pas à l'altérer. Ce fétiche conservée au foyer apporte à la famille argent et amour, mais aussi haines et malédictions. Parfois on baigne dans du vin ce bizarre enfant et il semble en tirer une nouvelle vigueur...

Parmi la vétusté des objets les plus disparates que les Gontram ont accrochés à leur mur, une de ces racines de mandragore sommeille sous la poussière. Et justement elle se détache, tandis que le vieux professeur ten Brinken raconte à la princesse très chatouillée ses expériences de fécondation artificielle sur des lapins, des cobayes et des singes.

Alors l'évocation de la populaire légende – la semence humaine fécondant le sol – que raconte le juge Manassé, fait jaillir dans l'esprit de Frank Braun l'idée diabolique d'en réaliser la signification mystérieuse et symbolique, de créer véritablement l'être.

Dans la nuit qui suit cet épisode, il convaincra l'oncle Jacob de la nécessité de couronner enfin son œuvre en faisant naître artificiellement, non plus un animal hybride, mais un homme. Le professeur ten Brinken croit en Dieu. Il doit donc tenter Dieu. Ce que la superstition du moyen âge avait imaginé deviendrait ainsi une réalité scientifique. La légende de la mandragore ne serait plus une légende. En créant par la seule logique de sa volonté un être magique, le savant pénétrerait plus avant dans les arcanes de la nature. Mais il faut saisir la vie dans ses manifestations les plus basses. Le pendu, en rendant son dernier soupir voluptueux, fécondait la terre. C'est donc la semence d'un criminel qui, injectée dans les flancs de la plus basse prostituée, fera naître une vie nouvelle et réalisera le sens moderne de la légende.

La plaisanterie audacieuse de son neveu a profondément troublé ten Brinken. Quand il se décide à se mettre à l'œuvre, les instruments lui font défaut. Il a bien le condamné à mort qui va être exécuté prochainement, mais où trouver le terrain d'expérience ? Celui qui lui souffla le mauvais désir l'aidera encore dans sa tâche. Frank Braun subit quelques mois de détentions dans la forteresse d'Ehrenbreinstein quand lui parvient la requête suppliante de l'oncle. Le jeune homme pendant son service militaire s'est battu en duel, car il continue à dissiper sa folle jeunesse. Le tableau de la vie que mènent les officiers détenus dans cette forteresse prussienne est parmi les pages les plus amusantes de ce livre si plein de traits de mœurs pris sur le vif. Une culotte formidable prise au baccarat, dispose précisément le garnement à prendre le large, affaire de se changer les idées. Deux de ses compagnons on fui la veille pour aller passer vingt-quatre heures à Paris, où ils vont faire la fête sans permission. Les gardiens sont habitués à ces escapades. Il fera comme eux. Il file donc, au reçu de la dépêche de son oncle... en escaladant le mur. Comme il est logicien avant tout, il va bravement se présenter à Coblence au commandant de la place pour lui demander un congé régulier et lui emprunter de l'argent. L'autre, ahuri par son audace, lui accorde tout ce qu'il veut et voilà comment nous retrouvons et l'oncle et le neveu, en compagnie d'un assistant de clinique, fouillant les bas-fonds de Berlin, en quête de leur sujet d'expérience.

Frank Braun, avec son instinct de viveur, déniche une magnifique créature, rousse, admirablement bâtie et névrosée comme il convient.

Il faudrait pouvoir suivre tous ces détails dans le récit si coloré et si lestement mené que nous donne M. Ewers. Abrégeons. L'heure de la grande expérience est venue. Un subterfuge a permis d'amener la fille Alma Raune dans la propre clinique du docteur, et la vicieuse princesse, requise à cet effet, la tient dans ses bras pendant que son Excellence le professeur ten Brinken, aidé de son assistant, porteur de la semence du condamné, tente sur elle sa monstrueuse opération !

Alraune est née. La seconde partie du roman nous dépeint son enfance, sa jeunesse, les ravages qu'elle exerce et enfin sa fin. Naturellement le produit de l'expérience a reçu le nom de la mandragore qui annonçait sa venue. Le docteur ten Brinken a adopté Alraune et lui fait donner l'éducation la plus soignée. Mais cette enfant charmante et volontaire déconcerte tous ceux qui l'approchent. Chassée du couvent, à cause de son inconduite, elle entre dans la demeure somptueuse que le savant occupe au bord du Rhin et s'y installe en maîtresse. C'est un être hybride et singulier, délicieuse poupée sans âme, créé pour faire souffrir et pour causer la mort. Vêtue en Mademoiselle de Maupin, elle triomphe dans un bal masqué aux côté du jeune Wolf Gontram, qui s'est déguisé en Roselinde. Un relent de vice s'insinue partout où elle passe. Le gamin dont elle a embrassé les lèvres jusqu'au sang est sa première victime. Elle s'amuse à exciter par ses attitudes provocantes le vieillard dont elle croit être la fille. Ten Brinken, gâteux et ruiné par de folles entreprises, menacé de voir dévoiler toutes ses turpitudes, se tue après avoir baisé la jambe de la petite.

C'est alors la tragédie terrible entre Alraune et Frank Braun revenu de lointains voyages pour débrouiller la succession difficile de son oncle. Le premier frôlement les jettent aux bras l'un de l'autre et les scènes se succèdent alors, dans un vieux parc du dix-huitième siècle, parmi les vasques et les marbres, de froide débauche et de sadisme exaspéré. Frank Braun, l'homme fort et l'esprit fort, dont la destinée ne tient plus qu'à cet être à qui une plaisanterie de jeunesse avait jadis donné la vie, va succomber sous les lèvres du vampire, quand, dans un accès de somnambulisme, Alraune tombe d'un toit et s'anéantit.

Ce bref résumé n'a pu donner qu'une idée imparfaite du livre touffu et magistralement mené, dont l'intérêt, malgré certaines longueurs et une trop grande recherche de détails, ne se ralentit pas jusqu'au bout. Écrit dans une langue sobre où nous blâmerons seulement l'abus des inversions au commencement des phrases, il constitue certainement une des tentatives les plus curieuses et les mieux venues qui nous ait été données depuis vingt ans dans le domaine du roman à hypothèse scientifique.

Henri Albert.


En 2006, les éditions Sillage ont publiés Tannhäuser crucifié, et autres grotesques, un recueil de nouvelles choisies dans deux recueils du tout début du XXe siècle, présentées par Evanghélia Stead, et traduites par Antje Vögue-Dyson et Evanghélia Stead.


En 2009, le Visage vert, a publié l'essai de H.-H. Ewers sur Edgar Poe, complété par des variations autour du Corbeau, l’original d’Edgar Poe (1849), ainsi que la traduction allemande (inédite) d’Ewers et une traduction française peu connue de William L. Hughes, illustrées par John Tenniel, C. J. Staniland et Gustave Doré.


Commande.

Précédemment dans Livrenblog : Dans l'Épouvante de Hanns Heinz Ewers


Charles Baudelaire Esq. 1906





Mercure de France 01/01/1906. Échos :


Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs. - Sous ce titre, M. Arthur Symons adresse au directeur de la Saturday Review la lettre suivante :

Monsieur, une enveloppe adressée : Charles Baudelaire, Esq., aux bons soins d'Elkins Mathews, Esq., Vigo Street, W., me parvient réadressée à mon nom; et n'étant en position de communiquer avec le gentlemen en question, et ayant récemment traduit quelques-uns de ses Poèmes en Prose pour la « Vigo Cabinet Series » de l'éditeur Elkin Mathews, je me suis risqué à ouvrir l'enveloppe. A l'intérieur j'ai trouvé une formule de souscription à une agence de coupure de presse, avec la note suivante adressée à Charles Baudelaire, Esq. : « Cher Monsieur, nous prenons la liberté de vous demander si nous pouvons vous fournir, aux prix indiqués dans la formule ci-jointe, toutes les notices vous concernant et paraissant dans la presse. En attendant l'avantage d'une réponse, etc. N'étant pas, comme je l'ai dit, en position de communiquer avec M. Baudelaire. Je désire donner au louable effort de l'agence toute la publicité possible, afin de lui faciliter le moyen de parvenir jusqu'au destinataire.

Je suis, Monsieur, votre obéissant serviteur,

Arthur Symons.




samedi 24 avril 2010

LE SALON DU PEUPLE



4 pages 21X27 cm, imprimerie Léon de Rennes et Charles Blitz, 28 rue de Trévise, Paris

Société du Salon du Peuple

Fondée le 16 octobre 1909

et Placée sous le haut patronage de :

Emile Blémont, Maurice Bouchor, Alfred Bruneau, Saint-Georges de Bouhélier, Francis Casadesus, Gustave Charpentier, Ernest Chebroux, Frantz-Jourdain, Paul-Hyacinthe Loyson, Maurice Pottecher, Emile Solari, Julien Tiersot

Siège social : 85, rue Saint-Dominique Paris (7e)

Comité directeur :
Président : Charles Bourcier. Directeur de La Chimère, revue de littérature démocratique
Secrétaire : Pierre Minoggio, ouvrier sculpteur.
Secrétaire-adjoint : Gaston Sauvebois, homme de lettres.
Trésorier : Alphonse Tollemer, licencié en droit.
Membre-adjoint : Eugène Petit, architecte.

Déclaration

La Société du Salon du Peuple est fondée dans une pensée très réfléchie de fraternité démocratique.
Elle ne peut admettre que, dans une société républicaine comme la société française, il existe deux castes de citoyens : les uns, qui possèdent le monopole du beau ; les autres, rien.
Elle est blessée dans son sentiment de justice sociale, par l'inégalité flagrante qui assure aux classes riches, aux classes cultivées de la nation, les jouissances les plus exquises, les plus élevées de l'esprit humain ; qui condamne les classes populaires à la pauvreté intellectuelle, à l'ignominie des cafés-concerts, des romans-feuilletons et des mélodrames.
Elle aperçoit dans ce manque d'équilibre un danger permanent, et pour le peuple et pour les artistes, et pour la nation toute entière.
Elle veut s'efforcer de le conjurer.
Elle a l'ambition d'offrir au peuple une nourriture cérébrale plus saine, plus tonique, plus abondante que celle qui lui est servie par d'éhontés exploiteurs, les trafiquants de fausse et vide et plate littérature populaire.
Elle a besoin du concours de tous les artistes. C'est à eux, au premier chef, qu'il appartient de lutter contre la concurrence déloyale et grossière de leurs contrefacteurs, les empoisonneur publics.
La Société du Salon du Peuple n'a d'autres ambitions que de grouper les efforts des véritables amis du peuple en vue d'une action méthodique et persévérante.
Elle a la conviction, en favorisant, par tous les moyens possibles, une pénétration toujours plus intimes du peuple et de l'art, de travailler à l'avantage bien compris de ces deux puissances.
Le Peuple et l'Art n'ont que trop tendance aujourd'hui à se regarder en ennemis. Il ne suffit pas d'arriver à ce qu'ils se connaissent l'un l'autre et perdent toute hostilité, toute défiance. Il faut qu'ils finissent par s'aimer.
Dans cette voie, c'est aux artistes à faire les premiers pas. C'est à eux à offrir au peuple quelque chose qu'il puisse assimiler, quelque chose d'accessible et de bienfaisant. Qu'ils renoncent à travailler au bénéfice exclusif d'une élite blasée et sceptique. Qu'ils se mettent résolument au service du peuple, non pour le flatter bassement, en démagogues, mais pour exalter en lui les plus nobles sentiments humains. Qu'ils remplissent, en un mot, le rôle , le très beau rôle qui leur est assigné dans une démocratie.
Consciente de la nécessité de son effort, la Société du Salon du Peuple est certaine de recevoir l'adhésion de tous les artistes, de tous les esprits généreux et clairvoyants.

On apprend dans le règlement du Salon que celui-ci aura lieu du 15 janvier au 28 février inclus. Le Salon soumet les œuvres envoyées à un jury d'admission de 15 membres. La Société est « particulièrement désireuse de favoriser le développement d'un art décoratif français », « Travaillant pour le peuple, c'est soit la décoration d'intérieurs pauvres, soit et surtout la décoration d'édifices publics – écoles, mairies, salle de fêtes, bibliothèques, maison du peuple, etc. - qu'ils [les artistes peintres] doivent avoir en vue. » « Il sera organisé à l'intérieur même du Salon, des lectures, causeries, conférences, concerts et auditions populaires. »

Cette tentative, peut être rapprocher des efforts, différents et antérieurs, d'éducation artistique des masses menés par l'association de Louis Lumet, l'Art pour tous et ses visites-conférences ou par la revue l'Education Artistique. Pour le théâtre, voir les expériences du Théâtre du peuple de Maurice Pottecher à Bussang en 1895, du Théâtre civique de Louis Lumet en 1897 et d'un Théâtre populaire à Paris par Camille de Sainte-Croix en 1903.



vendredi 23 avril 2010

Enquête sur la question sociale au théâtre



Enquête sur la question sociale au théâtre

Dans plusieurs pièces récemment représentées – Le Repas du lion, les Mauvais Bergers et La Cage – la question sociale se trouve portée à la scène.

Et M. Antoine annonce une reprise des Tisserands.

Sur ce mouvement – éphémère ou fécond – ils nous a paru intéressant de prendre l'opinion des écrivains nouveaux, de ceux justement dont nous attendons les œuvres de demain.

Et nous leur avons posé les deux questions suivantes :

  1. - L'auteur dramatique peut-il évoquer en une synthèse intense les luttes sociales des temps présents ? - Ne peut-il au contraire leur donner un caractère de généralité que par la représentation de conflits individuels significatifs ?

  2. - Croyez-vous à l'avènement d'un cycle de pièces sociales et quelle action ce mouvement prolongé vous semble-t-il destiné à exercer sur l'opinion publique ?

Quel que soit notre désir de nous borner à enregistrer les réponses à nos questions, nous sommes contraints, pour la précision même de l'enquête, à faire deux observations.

Il nous faut d'abord signaler que plusieurs de nos amis nous ont répondu personnellement, demandant à ne point figurer à l'enquête et commentant leurs assertions par la critique virulente des personnes.

Il nous faut enfin déplorer :

La naturelle abstention de M. Emile Zola, absorbé par de plus hautes besognes.

La moins naturelle abstention de quelques ancêtres, MM. Sarcey, Mendès, Richepin, Ohnet, que nous avions consultés et dont l'avis eût curieusement éclairé le débat.

La décevante abstention, malgré notre insistance, de M. Maurice Barrès, auteur d'Une journée parlementaire et professeur d'énergie.


Voici les réponses que nous avons reçues :



M. Adolphe Retté

I. - L'auteur dramatique peut parfaitement évoquer en une synthèse les luttes sociales actuelles. M. Mirbeau l'a fait et son drame est admirable.

II. - On ne peut faire aucune conjecture quant à l'avènement d'un cycle de pièces sociales. L'opinion publique, travaillée par les journaux, semble préférer des pornographies ou des drames en vers sur un modèle archi-exploité comme Cyrano de Bergerac, pièce fort médiocre. D'ailleurs la Bourgeoisie et les Gouvernants ne tiennent pas à ce que l'on représente des drames capables de faire penser. L'ordure, les calembredaines d'allure religiosâtre ou les comédies sur l'adultère leur conviennent mieux, parce qu'elles les laissent digérer en paix.


M. Maurice Pottecher

I. - Les deux termes de la question se ramènent facilement à un seul.

Dire que la synthèse serait intense, c'est faire entendre que le poète saurait tirer d'une idée générale et abstraite une représentation concrète, émouvante, où les actions seront assez particularisées pour paraître réelles et les personnages assez individualisés pour devenir vivants.

Dire que les conflits individuels seraient significatifs, c'est entendre que le poète saurait donner à des actes accidentels la portée des faits généraux, et élever des personnages particuliers au rang de types.

Dans l'un et l'autre cas, votre question revient à ceci : « L'auteur dramatique peut-il écrire une œuvre capable d'émouvoir le public et de le faire penser ? » ce qui semble le but le plus haut de l'art.

A quoi la réponse s'impose : « Oui, certes, il le peut... pourvu qu'il ait du talent ; et plus sûrement encore s'il a du génie. »

Le point de départ et les moyens d'exécution varieront avec les tempéraments ; et l'artiste laissera la discussion des systèmes aux critiques.

II- Il est vraisemblable que les écrivains dramatiques seront tentés de s'intéresser, quelque temps encore, aux conflits sociaux dont tout homme qui réfléchit ne peut guère se désintéresser ; et que la plupart des auteurs y chercheront surtout un motif de tableaux agités et une source d'émotions violents.

Quant à une action sur l'opinion publique, cent pièces mauvaises n'en auront pas autant (à moins que pour provoquer une réaction par le désordre du goût et des mœurs auquel elles auront aidé) qu'une seule belle œuvre : je l'attends comme vous.


MM. Paul et Victor Margueritte

L'auteur dramatique peut à son gré « évoquer en une synthèse intense les luttes sociales des temps présents » comme leur « donner un caractère de généralité par la représentation de conflits individuels significatifs. »

Cela dépend du sentiment qu'il a de ses forces comme de son degré de talent.

Quant à l'avènement d'un cycle de pièces sociales, il est possible qu'il soit quelque temps de mode ; mais ces pièces, à notre avis, n'auront d'action efficace sur l'opinion publique que si elles apportent une solution d'apaisement, un enseignement de résignation laborieuse, chacun concourant à son développement moral individuel, ce qui nous semble encore le meilleur moyen d'aider au développement de tous.


M. Paul Adam

L'expérience de ces dix années est, semble-t-il, concluante ; le public ne se satisfait que d'histoires d'adultères, de fornication et de mousquetades. Il est bien inutile de tenter mieux. On ne convaincrait pas l'immuable bassesse française.


Mme Rachilde

En principe, chaque fois que le mot : Art est accompagné d'un qualificatif quelconque, il perd toute sa valeur.

Un auteur dramatique faisant du drame social ne fait plus de l'Art dramatique, mais bien de la besogne de parlementaire et, généralement, de mauvaise besogne.

Toutes les tentatives de socialisme au théâtre furent pitoyables et seront pitoyables, car les hommes de génie s'occupent d'humanité, non de société.

Je ne crois pas à l'avènement d'un cycle de pièces sociales, mais depuis longtemps, je crois à l'avènement de la médiocrité, au théâtre comme ailleurs.



M. Jean Jullien

A mon avis, l'auteur dramatique n'a pas à se demander s'il doit s'occuper de la question sociale de telle ou telle façon. Si cette question l'intéresse, il n'a qu'à la traiter dramatiquement, comme il la sent. Qu'il s'efforce d'être artiste non sectaire, de faire sans déclamation, ni mélo une œuvre d'art sincère et vivante ; c'est tout ce que je lui demande.

Pour ce qui est de l'avenir, je crois que la pièce sociale socialiste aura bientôt lassé le public ; celles qu'on nous a déjà données se répètent fastidieusement. La pièce sociale d'humanité générale, la pièce d'art et d'idée, aurait plus de raisons pour réussir ; mais toutes les grandes œuvres d'art dramatique ne sont-elles pas des pièces sociales d'humanité ? Ce serait alors prédire l'avènement d'un cycle de chefs-d'œuvre et nous en sommes malheureusement pas là.

Non que je doute du talent, voire du génie des auteurs ; mais, on a tant répété au public que le théâtre était uniquement destiné à émoustiller ses sens et à le faire rire, qu'il ne croit plus à l'art dramatique.

Nous continuerons donc, comme par le passé, à ouïr des comédies bébêtes, des mélos noirs et des vaudevilles obscènes.


M. Jean Thorel

I. - Tout est possible.

II. - On ne sait jamais.


M. Emile Verhaeren

Je crois que, certes, on tentera prochainement, au théâtre, en négligeant ce que vous appelez « la représentation des conflits individuels significatifs » la synthèse des luttes sociales, par l'apparition des groupes et des foules sur la scène. On ne reviendra point au chœur antique et à des foules sur la scène. On ne reviendra point au chœur antique et à ses commentaires sur l'action représentée. Le groupe et la foule seront des personnages, à l'âme multiple, qui agiront et se perfectionneront, des personnages, dont la pensée soudaine et contradictoire, esquissera les états d'esprit et de conscience. L'individu fera place à l'être collectif, qui a ses haines et ses emballements, ses ferveurs et ses amours autrement larges et impétueux que ceux de M. Olivier de Jalin, de Dumas fils, de l'Alceste de Molière ou même de l'Oedipe de Sophocle.

La formule que nécessite un art de cette envergure est encore embryonnaire – mais qu'on la cherche activement et on la trouvera.

En conséquence, je crois à l'avènement d'un cycle de pièces sociales. Quant à son action sur l'opinion publique je l'ignore.

Tout dépendra du talent ou du genre des dramaturges.


Le Sar Péladan

Le théâtre a été une annexe du Temple, là même où il atteint son absolue perfection. Nulle idée sublime ou subtile ne disconvient à cet art, confluent de tous les arts à la condition sine qua non de l'allégorie.

Non seulement toute l'actualité de langage ou de forme est une erreur sur la scène, mais il n'y a pas d'art scénique hors du style héroïque.

C'est pour l'avoir compris que Jean Racine est le plus grand de tous les poètes français.

La pièce sociale serait un retour à la majesté d'Eschyle, si le Socialiste y prenait les traits titaniques de Prométhée et le Bourgeois ceux olympiens de Zeus.

Hors du mythe il n'y a pas de salut, pour moi du moins. Je sais que c'est l'arc d'Ulysse ; et que les prétendants l'on discrédité par impuissance.


M. Lucien Descaves

Vous me demandez mon opinion sur la question sociale au théâtre. Vous tombez bien !

Je pense que l'on doit décourager les jeunes gens de traiter ce sujet, puisqu'ils ne seraient point joués – sinon par la Censure et les maîtres auxquels elle obéit.

Au fond, j'incline à croire qu'il faut nous féliciter de cette attitude du pouvoir. C'est peut-être quand la révolution sera impossible au théâtre, qu'elle deviendra réalisable, dans la rue.

Ce jour-là, malheureusement, nous ne trouverons pas M. Sarcey devant nous, - à moins qu'on ne l'y ait amené, par la barbe.



Victor Barrucand

L'auteur dramatique nous émeut surtout par le spectacle de la personne humaine déterminée, fatale ou libre. Les ensembles et les foules, en leur psychologie collective, sont encore des personnages exerçant un jeu d'émotions. Mais si ces personnages ne sont que les interprètes d'une doctrine supposée vraie – car qu'est-ce que la vérité ? - leur intérêt particulier ne peut qu'en souffrir. Évoquer, comme vous dites, en une synthèse intense les luttes sociales des temps présents, cela n'est point impossible, et rien qu'à dire le mot, on voit la chose faite : j'entends bien qu'il faudrait des situations angoissantes et suffisamment expressives au-dessus des ombres humaines, telles scènes des Tisserands et d'Au delà des forces, par exemple.

Plus dramatiquement, la question sociale est une question morale accusée par des conflits individuels.

L'humanité belle de tels personnages conformes à la sensibilité évoluée du poète et dépassant les caractères de l'âge présent – soit qu'on les trouve dans un passé religieux, soit qu'on les situe en des temps nouveaux ou qu'on les découvre autour de soi – contient une critique sociale suffisante à poser la question. C'est ainsi qu'en m'inspirant d'une pièce de théâtre indien la Mritehakatikà j'ai composé mon Chariot de terre cuite qui, sans viser à la critique des institutions et de la sensibilité moderne, y atteint par comparaison. Relisez-le, en attendant qu'il se trouve un directeur de théâtre assez intelligent pour jouer ce bon mélodrame populaire que nul chef-d'œuvre, dans aucun temps et dans aucun théâtre, - ne dépasse – au dire de Jules Lemaître. C'est le vrai drame social et d'éducation, comme je l'entends, et c'est la meilleure réponse que je puisse faire à votre enquête.



M. Lugné-Poé

Il est certain que le théâtre est une tribune bien autrement pratique pour parler au peuple que le journal. Et, au point de vue de l'œuvre d'art, il est à craindre qu'elle ne disparaisse assez vite sous le flot des manifestations-programmes dont on inondera la scène. Mais cependant, pendant, pendant les premières années, un certain nombres d'œuvres supérieures seront révélées comme le fut l'Ennemi du Peuple, qui est un cas de conflits individuels significatifs et comme aussi les Tisserands, synthèse la plus intense des luttes sociales des temps présents.

Cependant, si d'après votre enquête, vous vouliez aller plus loin et parler de l'œuvre gigantesque et symbolique, dessin d'une pièce inexprimable sur les révolutions, comme semblerait l'indiquer la première partie de votre proposition, il est évident qu'elle ne peut être créée dans le cadre dramatique, selon sa construction pratique moderne. Les Aubes, du poète Verhaeren, parus récemment dans le Mercure de France, pourraient être considérés comme un point de départ vers cette évolution malaisée.


M. Stuart Merrill

Je ne crois pas à la possibilité de présenter à la scène une synthèse de la lutte sociale des temps présents. Cette lutte a assumé à mes yeux, au cours de ces années, des formes si différentes, qu'il me paraît impossible d'en fixer la synthèse, à moins qu'on ne se hausse, selon Eschyle et Schelley dans les deux Prométhée, au-dessus des temps et en dehors des lieux trop précis. Ce siècle a déjà vu éclater la lutte pour le droit civique, la lutte pour l'autonomie des nationalités, la lutte pour le droit civique, la lutte pour la socialisation du capital. Nous pouvons certes ramener ces mouvements à un seul, la lutte de l'individu pour la liberté, ou si l'on préfère la formule antique, celle de l'individu pour la liberté, ou si l'on préfère la formule antique, celle de l'individu contre le Destin. Mais il paraît difficile d'écrire un drame où la question sociale de ces temps, pour m'en tenir aux termes de votre question, soit posée dans toute son extension.

Je pense donc que ce dramaturge actuel doit se contenter de représenter des individus en lutte contre les forces mauvaises de la société. Le drame intéressera – dût le héros en sortir vainqueur ou vaincu – comme toute mise en action d'une force intelligente contre une force aveugle.

Je crois donc à l'avènement d'un cycle de pièces sociales, et je pense que ces pièces exerceront sur le public une influence salutaire en rehaussant à ses yeux la valeur de l'individu, en lui enseignant ses droits après les devoirs dont la société l'écrase, en préparant une république de libres esprits, soumis en la mesure nécessaire à la collectivité, mais rebelles aux doctrines et aux dogmes qu'on veut leur imposer sans discussion.


M. Jules Case

Il est certain que l'attention des auteurs dramatiques est attirée et retenue par la « question sociale ». Hier, c'était la Cage de Descaves, les Mauvais Bergers de Mirbeau, le Repas du Lion de Curel, et avant, la Pâque socialiste d'Emile Veyrin, l'Automne de Paul Adam et de Gabriel Mourey, le Germinal de Zola, etc. Laquelle de ces pièces présente une synthèse impartiale des luttes des temps présent ? Aucune. L'objet ne paraît pas relever des moyens dramatiques. Au théâtre, plus qu'en aucun autre art, c'est le type, son humanité, théorique ou réelle, qui importe, qui a chance de mettre en communion la sensibilité de l'auteur et celle du public. Le reste est doctrine et, de ce fait, réservé

à une forme d'expression différente. On en doit pas moins, je crois et comme vous le dites, prévoir l'avènement d'un cycle de pièces sociales, dont l'action est assurée sur l'opinion publique, parce qu'elles soumettent à notre examen et à notre critique non seulement des idées mais encore parce qu'elles marqueront l'état actuel de l'esprit populaire et, par conséquent, les réformes que celui-ci peut admettre ou encourager, aussi bien en morale qu'en pratique.


M. Romain Coolus

Il me paraît impossible d'avoir à priori une opinion sur la qualité esthétique et philosophique des pièces sociales qui nous seront présentées. Un auteur dramatique de génie pourra fort bien « évoquer » dans une action synthétique « les luttes sociales du temps présent ». Il n'y a là ce me semble aucune impossibilité logique. Mais ce créateur peut aussi se faire attendre longtemps. Nous assisterons, je crois à « l'avènement d'un cycle social ». Mais je crains bien que les dramaturges sociaux ne se répètent et ne se rééditent les uns les autres. La pièce sociale semble condamnée à reproduire nécessairement le conflit de l'ouvrier et du patron ; l'épisode dramatique capital sera toujours la grève avec les violences qu'elle comporte et la poignante intervention des troupes. De ce point de vue, on peut dire qu'il n'y a pas de différences essentielles entres les pièces sociales marquantes de ces dernières années des Tisserands d'Hauptmann à l'Automne de Paul Adam, de la Pâque socialiste de Veyrin au repas du lion de Curel et aux Mauvais Bergers de Mirbeau.

Quand à l'opinion publique, elle ne s'émouvra pas, soyez-en assuré. Le théâtre est rejeté et demeurera longtemps encore pour notre public un pur divertissement. Il vient s'y distraire de soi et de la vie taquine, entre neuf heures et minuit. Là-dessus un bon somme et le lendemain reprise des affaires sérieuses. Les personnes sensibles larmoieront au spectacle de la misère plébéienne tout de même qu'autrefois on s'apitoyait sur les infortunes d'Œdipe ou d'Iphigénie. Au tragique royal des classiques a précédé de Diderot à d'Ennery le tragique bourgeois ; voici venir le tragique peuple. Le public y trouvera sans doute un prétexte à quelques émotions, mais point à réflexions sérieuses. C'est pourquoi la bonne opinion publique ne bougea pas.


On trouvera la réponse de Remy de Gourmont sur le site des Amateurs.

Choix de réponses extraites de la Revue d'Art dramatique. Tome III, janvier-mars 1898.

Illustration de H.-G. Ibels, Silhouettes de Gémier et Antoine dans les Tisserands (Le Journal pour tous supplément hebdomadaire illustré du Journal, mercredi 14 juin 1893)

mercredi 21 avril 2010

VERLAINE, F. BAC. Iconographie



Dans le numéro 9 de la Revue Palladienne, de septembre – octobre 1949, Ferdinand Bac, conte ses souvenirs sur Paul Verlaine. L'article, stupide, n'a d'autre intérêt que d'y découvrir l'aversion du peintre pour la personne physique de Verlaine. En effet Bac y dit avoir vu dans le visage de Verlaine : « une face, si exclusivement située hors de notre Europe française », il s'y étonne « du peu de cas que la critique faisait des origines indiscutable de Verlaine », et enfin insinue que cette origine, il ne dit pas laquelle, prédestinait le poète à une vie dissolue. Raciste et idiot, cet article ne mériterait pas plus d'attention, s'il n'était accompagnait d'un portrait du poète, qui si l'on en croit un catalogue de vente de février 2004 (1), aurait pu l'être de deux autres. On trouve aux numéros 14 et 15 de ce catalogue deux portraits à la plume de Verlaine par Ferdinand Bac. Sous la signature de Bac du numéro 15 , on peut lire : « offert à MM. les Directeurs de la Revue Palladienne ». Je reproduis les trois portraits.



(1) Tajan, Paris, Mercredi 11 février 2004, espace Tajan.

La Revue Palladienne de 1 à 10.

Verlaine et la Hollande, iconographie.


mardi 20 avril 2010

CANUDO adapte La Roue d'Abel GANCE


Les gratte-ciel s'écartèlent
J'ai trouvé tout au fond Canudo non rogné
Pour cinq sous
Chez un bouquiniste de la 14e rue
[...]
Blaise Cendrars, extrait de Mardi-gras, février 1914.
Dix-neuf poèmes élastiques.

Canudo par Raoul Dufy



Préface


Il peut paraître étrange qu'un écrivain, qui s'en défendit toujours, par principe, mette ici sa pensée au service de la pensée d'autrui. La plupart des écrivains ont toujours rejeté toute collaboration comme un amoindrissement de soi-même dans la création de l'œuvre d'art. En effet, dans la création d'une œuvre de n'importe quel art, il faut compter trois moments, qu'un seul cerveau doit concevoir, tant ils sont liés étroitement ensemble : la première vision de l'œuvre, la conception du développement, enfin l'expression écrite ou peinte, ou sculptée, ou jouable. A de rares cas près, tel celui d'écrivains issus du même sang familial ou du même milieu de culture et d'âme, la collaboration n'a jais donné d'authentiques chefs-d'œuvre.

Mais on peut admettre ce travail en commun, et en sentir toute la joie la plus intime, lorsque la « vision » de l'œuvre d'un autre répond à nos propres penchants esthétiques.

C'est mon cas à propos de La Roue, d'Abel Gance.

La vision de ce film répond à la nécessité esthétique la plus moderne, qui pousse quelques artistes et quelques écrivains à représenter les remous de la psychologie des foules. Ils veulent remplacer la figuration artistique de la passion individuelle, par l'évocation des collectivités auxquelles et desquelles ils participent. Une vie immense grouille autour des chemins de fer, et non seulement la vie des cheminots, mais celle des millions d'être que le train, comme un geste implacable du destin des distances, relue, brise ou allonge à travers les espaces. Tout un monde de passion et d'action tourbillonne autour d'un simple train en marche, capable d'émouvoir le talent évocateur d'un Pierre Hamp (1). Ce monde a aussi ému Abel Gance ; et ce fut la première vision du film appelé d'abord La Rose du Rail, qui m'impressionna vivement lorsque Gance m'en parla pour la première fois, bien avant l'armistice.

Cette première vision de la vie tumultueuse du rail me rappela bien certaine phrases du plus grand romancier des foules modernes, Paul Adam, dans sa préface à mon roman : Les Libérés : « a côté des romanciers que satisfait l'analyse de l'individu en proie aux passions de l'amour, il semble que d'autres écrivains construisent aujourd'hui la synthèse de plusieurs ou de nombreuses âmes que transforme un courant de pensées. »

Abel Gance a tenté cette synthèse au cinéma, lequel semble vraiment être fait pour cela. L'idéal littéraire de représentation de la collectivité agissant comme un seul individu, esclave et maître de soi-même, anima le lyrisme double de Walt Whitman et d'Emile Verhaeren, qui chantèrent la large poésie de la machine ; ou tous les romans et l'inoubliable Bête humaine de Zola. Abel Gance apparaît animé de ce lyrisme. Son mérite c'est de l'avoir impérieusement apporté à l'écran.

La littérature définie par Paul Adam, la représentation de l'âme collective en même temps que des grandes puissances mécaniques dont l'homme demeure le créateur et la créature, est peut-être celle qui triomphera demain de toute la littérature d'alcôve ou de cabaret, dites, pompeusement, l'une « psychologique » et l'autre « sociale ».

Le drame individuel sera de plus en plus représenté au milieu de l'ambiance sociale où s'agitent les « agonistes ». L'ambiance sera sur la passion des individus comme un destin véritable, tel le destin Eschylien, ou le fatum latin ; ou cette Roue qui pose au centre de vie multiples, tragiques rayons, l'immuable visage de la petite fille trouvée une nuit de catastrophe sur le rail de la vie et de la mort...

Les « faits » sont un aboutissant visible de mille raisons, de mille causes subtiles et lointaines, qui composent les nuances d'âmes déterminant un « acte ». Le cinéma, essentiellement visuel, ne saurait toujours le rendre. Je les ai cherchées autour de l'œuvre d'Abel Gance. Ce livre est de la sorte moins l'adaptation, ou le récit du film, que sa synthèse psychologique, exprimée par l'organe plus souple de la parole.

Canudo

Paris, Décembre 1922.

(1) Son volume, Le Rail, parut en 1912 aux éditions de la Nouvelle Revue Française, il fait partie d'une série intitulée « La Peine des hommes ».

La Roue d'Abel Gance, adapté par Canudo. Les Grands romans cinéma, le roman illustré par le film, 2f 75, Film Pathé consortium cinéma, J. ferenczi et fils, 2 volumes 14 x 20,5 cm, 96 et 94 pages, couvertures illustrées en couleurs par Armengol, illustrés de 24 photographies du film en hors texte.

Ricciotto Canudo (1879-1923), écrivain italien vivant à Paris à partir 1902, il tiendra la rubrique des Lettres italiennes au Mercure de France. En 1910 il publie son premier roman, La Ville sans chef (1), dès 1911 son goût pour le cinéma, sa certitude que cette technique nouvelle est un art à part entière, l'amène à publier "La Naissance du sixième art", après avoir intégrer la poésie dans les "arts fondateurs" il écrira dans Paris-Midi ses Chroniques du septième art. Ses écrits sur le cinéma, le Manifeste des sept arts (1923) et L'Usine aux images (1927) seront republiés en 1995 aux éditions Séguier. Canudo fut le fondateur de la revue Montjoie ! "Organe de l'impérialisme artistique français", "Gazette d'art Cérébriste". Dans son "grenier" groupés autour de Canudo on pouvait voir Blaise Cendrars (2), Jacques Villon, André Salmon, Guillaume Apollinaire, Bakst, Erik Satie, Igor Strawinsky, Maurice Ravel, Marc Chagall, Valentine de Saint-Point, Fernand Divoire, etc. Canudo signera en 1914 le Manifeste de l'Art cérébriste, où il défini l'art moderne comme anti sentimental, un art qui ne charme pas, mais qui fait penser, héritier de la poésie de Rimbaud et Mallarmé, de l'intellectualisme de d'Annunzio ou Wilde, s'inspirant de la psychologie des foules de Gabriel Tarde, défenseur de la musique moderne de Satie ou Debussy et des dernières innovations dans le domaine des arts plastiques : fauvisme, cubisme, simultanisme. "On veut la jouissance de la peinture par la peinture, et non l'idée littéraire ou sentimentale qu'elle doit illustrer".

(1) Le roman se déroule dans Bayan une île isolée du monde où à la suite d'un cataclysme la ville est détruite, c'est l'occasion pour une partie de ses habitants de tenter de fonder une communauté sans pouvoir, sans administration, ni religion, ni éducation. La Ville sans chef s'établira face à l'ancienne Bayan renaissante où les citoyens retrouvent leurs goût pour l'or, la politique, et la religion. Un roman sur les difficultés à faire vivre un utopie anarchiste face aux réalités.

(2) Dans son poème Mardi-gras, publié dans Dix-neuf poèmes élastiques, Blaise Cendrars, se souviendra de Montjoie ! et de Canudo "Je ne comprends pas très bien le mot Impérialisme / Mais dans ton grenier / Parmi les ouistitis les Indiens les belles dames / Le poète est venu / Verbe coloré", en effet c'est au grenier de Canudo que La Prose du Transsibérien fut présentée et lue pour la première fois, accroché au mur, le poème dépliant fut lu à la bougie par une jeune femme. Voir le souvenir ému de cette soirée par Fernand Divoire dans Le Grenier de Montjoie ! Edition du Carnet Critique, documents pour l'histoire de la littérature, de la musique et des arts d'aujourd'hui et de demain. 1919, in-8, 44 pp., portrait de Canudo, 1 page de musique d'Igor Strawinsky, 1 dessin de Rodin, et fac-similé d'une couverture de la revue hors texte.