mardi 15 mars 2011

La Police par Laurent Tailhade



Quand Laurent Tailhade osait tout.

Avant-Propos

La Police est une chose si abominable
que les turcs préfèrent la peste,
et les Anglais les voleurs.
Nicolas Chamfort.


Lorsque vous coudoyez dans la rue, auprès d'un édifice public, maltraitant les femmes et les gens mal vêtus, compliquant par toute sorte d'inhibitions grotesques la marche des cyclistes, l'itinéraire des piétons, le va-et-vient des voitures ; lorsque vous heurtez des hommes noirs, à faces bestiales de sous-offs, armés de casse-têtes, ceinturés de veau, exhalant une odeur forte de trois-six et plus mal embouchés que l'égoût collecteur ; lorsque vous les voyez conglomérés comme un essaim de mouches à viande, prêts à défoncer des côtes, à briser des mâchoires, à rompre des fémurs – inclinez-vous et saluez bas. Ces brutes que vous payez pour défendre la vie humaine, pour garder vos logis, vos personnes, des meurtriers et des larrons – puisque vous n'avez pas le coeur de le faire vous-même – impuissantes à vous garder et trop lâches pour vous défendre, n'on en réalité d'autre besogne que de molester les humbles et d'assassiner les indépendants. Ces brutes sont les « Gardiens de la Paix ».

Un article du Code trop peu connu intime l'ordre à chaque citoyen de faire exécuter la Loi, quand on la viole en sa présence. Néanmoins, il serait maladroit de juger sur ce criterium les représentants de la force publique. Ils partent, j'ose dire, d'un point de vue exactement opposé. Les gens riches, prêtres, officiers, demi-mondaines et mondaines et demie, ont le droit de faire ce que bon leur semble, y compris houspiller le président du Conseil.

Mais que de libres citoyens, fidèles à leur devoir, imposent silence aux fauteurs d'insurrection, aux apôtres de la guerre civile, ce n'est pas l'insurgé, le provocateur, qu'ils empoignent, ce n'est pas lui qu'ils écrabouillent à renfort de gourdin comme des gorilles en fureur ou bien qu'ils déchirent à coup d'ongles comme des putains soûles. Non. Ceux qu'ils frappent, ceux qu'ils emprisonnent ce sont les libres-penseurs, les champions de la Loi ; ce sont les défenseurs de la République, dont ils portent la livrée et dont ils ne sont que les derniers laquais.

Dans quelques sous-préfectures du Midi, patriarcales encore, on nomme valet de ville ceux que l'administration qualifie agents (les irénarques de Byzance) et que le peuple, grand amateur de métonymie, appelle cognes simplement. Ce sont les thugs, les muets, de la société bourgeoise. Doux aux voleurs, quand ils ont su mettre, comme les Humbert, quelque argent de côté, ils déchaînent tels des rhinocéros hydrophobes, contre les pauvres, les mendigots, les marchandes au panier. Ils n'ont d'égales dans leur exécrations des misérables que les soeurs de « charité » ou les dames patronnesses des ouvroirs.

Mais la fureur qui les anime, la rage mue et le trop-plein de vinasse qu'ils déchargent qur les passants n'émanent pas de leur propre fond. S'ils chourinent un peu les claque-patins et beaucoup les révolutionnaires, c'est qu'ils ont appris combien ces actes de vigueur sont agréables « en haut lieu ». Non seulement ils assomment à coup de poing et de talons ferrés, mais avec l'assentiment des juges, ils diffament leurs victimes. Bourriche président est le compère le plus efficace de l'agent Matra.

En effet, un homme se rencontre dans Paris, ayant droit de vie et de mort sur chacun de ses habitants, un homme investi d'un pouvoir discrétionnaire qui fait de lui une sorte de Néron au petit pied, de Tippo-Saïb ministériel et qui, sous le nom de « passage à tabac » fait égorger, quand bon lui semble, les femmes, les enfants, les vieillards les plus dignes de considération. Cet homme, c'est le Préfet de Police, généralissime des brigades centrales récemment abolies et toujours florissantes, le Préfet de Police, pour qui les décerveleurs de la Préfecture besognent nuit et jour.

Le titulaire de cette éminente dignité, c'est, à présent, Monsieur Lépine, de qui la maladresse apparaît comme un schéma de l'Infini. Ce politicien, déjà mûr pour la démission et les cabrioles du suffrage universel, couronne sa carrière par l'aventure des dames Forissier. Laid, petit, rageur, étriqué, noir et jaune, avec une barbiche pisseuse de grognard mal débarbouillé, Lépine souffre du foie ; or, c'est d'après l'état du viscère préfectal que se comporte la police. Un calcul vaut aux Parisiens des coups de bâton ; une colique hépatique du vizir occasionne le bris de plusieurs mâchoires. Son atrabile choit en coups de poing sur le dos des promeneurs. Au surplus, idiot comme un parlementaire ; plus incapable d'arrêter les malfaiteurs ou d'instruire une affaire que M. Cochefert lui-même et autres Taylor de la Sûreté.

Autour des flics numérotés officiels, en uniforme, gravitent les Casseroles, chargées des besognes délicates, chantage, diffamation et autres jeux d'esprit. A leur tête brille Puybaraud, le bras droit de tous les ministères et la plus rampante vermine qui jamais ait croupi dans le cloaque des fonds secrets. C'est l'espion né, la mouche de police représentative, la punaise qui se colle aux murs, rampe sous les portes, l'insecte buveur de sang humain, qui n'a d'égale à sa puanteur que sa férocité. Le drôle se plaît à martyriser les jeunes anarchistes. C'est par lui que Decouée et Vigo (1), sans raisons, sans preuves, au nom du bon plaisir, ont agonisé pendant un an dans les in pace de la Petite Roquette, en proie à toutes les scélératesses du directeur et de l'aumônier. Puynaraud leur trouvait « l'air tantes » pour parler son langage de marlou, faisant connaître par avance la joie qu'il prenait à les torturer. Mais il sait tant de vilaines histoires, il a fait voler à des sénateurs un si grand nombre de lettres compromettantes, que nul ne peut garder l'espoir de le déraciner. C'est une crapule tenace, un rond de cuir anthropophage, qui déshonore l'Intérieur. Néanmoins, que ses victimes se consolent ! Puyrabaud se charge lui-même de leur fournir des représailles, car ce bandit est, par surcroît, le dernier des pleutres. Comme tous les crétins, il se pique de littérature ; il signe – au Matin – sous l'irréprochable tutelle de Poidatz, tantôt Louis Manini, tantôt Quo Vadis, des « chroniques documentaires » dont Bibi la Purée ne voudrait pas se confesser l'auteur.

L'espionnage politique, florissant dans l'Italie de Stendhal et dont l'âge d'or, en France, date de Bonaparte, semble avoir dépouillé quelque chose de sa vertu. Rochefort, seul, croit encore au secret des Cabinets, au pouvoir des « traîtres » et autres rengaines de mélodrame suranné.

Ce qui permane de la vieille institution royale, de cette police qui fut la clef de voûte de la Monarchie, police que MM. De La Reynie, d'Argenson ou de Sartines et, plus tard, Fouché, duc d'Otrante, avaient conduite à la plus extrême perfection, c'est le congé donné aux sbires de la Préfecture de battre à leur aise les passants.

Cela durera, sans doute, jusqu'au temps où, las de voter un budget pour les assommeurs qui leur fendent la tête, les citoyens prendront le parti de vaquer eux-mêmes au bon ordre, et, revolver au poing, jetterons aux ordures la batterie de cuisine du préfet, chasseront, pêle-mêle, parasites et tortionnaires, les argousins et les mouchards, les d&lateurs et les sergots.

Laurent Tailhade

(L'Assiette au Beurre.
La Police I. Chef et batterie de cuisine.
N° 112, 23 mai 1903)

(1) Eugène Vigo, dit Miguel Almereyda (1883-1917), le jeune anarchiste avait été arrêté et incarcéré pour avoir poser une "bombinette". Sur son amitié avec Tailhade voir Gilles Picq : Laurent Tailhade, de la provocation considéré comme un art de vivre. Maisonneuve et Larose, 2001 (notamment pages 529-530).

Dessin de Camara


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