Petite revue anthologique et critique de la poésie nouvelle. Nice, 3 place de la Liberté.
Comité de rédaction Charles Calais, Louis Géry, Jean Savoye, Victor Rocca.
Parution 5 fois par an : les 1er décembre, février, avril, juin et août.
Principaux collaborateurs, outre le comité de direction, tous poètes : Francis Carco. Claudien, Edouard Gazanion, Tancrède de Visan, Tristan Derème, Adrien d'Escrivan, Henri Martineau, Alexandre Mercereau. Laurent Tailhade. Fernand Gregh. Notes d'Art : R. Ligeron..
Extrait du N° 3 Avril-Mai 1913.
Après un premier numéro où figurent la plupart de ceux qui forment alors l'école Fantaisiste : Francis Carco, Jean Pellerin, P.-J. Toulet, Léon Vérane, Jean Pellerin, Tristam Derême, Tristan Klingsor, le numéro suivant accueille des femmes poètes comme Marguerite Burnat-Provins, Valentine de Saint-Point, Marie Dauguet, Cécile Perrin, Hélène Picard et Paule Lysaine. Pour le troisième numéro, Francis Carco lance une enquête sur les « influences » des jeune écrivains. La question se complique toute fois car le questionnaire précise que les auteurs devront donner leurs préférences parmi les volumes publiés depuis dix ans. Peut-ont alors parler d'influences ? On verra dans les réponses que cette question de date d'édition ainsi que la notion « d'aînés » posent quelques problèmes de choix.
Suivrons un numéro consacré à Paul Fort, puis un dernier, publié à l'occasion de la mort de l'un des fondateurs de la revue, Charles Calais.
N° 3 Avril-Mai 1913.
Enquête sur « nos influences »
Tout récemment l'Intransigeant, prenant l'initiative de demander à certains critiques autorisés quels livres de « jeunes » ils préféraient, nous avons cru bon de retourner la question et de prier les meilleurs écrivains et poètes de notre génération de vouloir bien nous faire connaître à qui allaient – et pour quelles raisons - leurs préférences parmi les volumes de vers et les romans publiés depuis dix ans par nos aînés.
Réponses de
M. Guillaume Apollinaire
Mon cher poète, La Porte étroite, d'André Gide, me paraît être le meilleur roman parmi ceux qu'ont publiés non aînés depuis dix ans.
Les grandes Odes, de Paul Claudel, sont l'ouvrage de poésie le plus important qui ait paru dans le même laps de temps.
M. Henri Béraud
Mon cher Carco, Tout le monde, je pense a son aîné. On a toujours besoin d'un plus connu que soi. Qui donc, « dans la littérature » ne demanda, entre dix-huit et trente ans, l'appui d'un vieux monsieur afin de trouver un éditeur, une place ou un article ? Ce sont des choses qui se paient, dans les réponses aux enquêtes comme dans les nominations de « princes ».
Cela vous attirera, mon cher Carco, des réponses nombreuses et variées, si bien qu'on pourra se demander, même après votre enquête, quel est le plus beau roman paru depuis 1903. Et pourtant la Nef est de cette période !
Qu'importe votre enquête rendra service à bien des gens et fera plaisir à tout le monde.
M. Jean-Marc Bernard
Vous désirez savoir, mon cher Carco, à quels volumes de vers, à quels romans, publiés depuis dix ans par nos aînés, vont mes préférences ?
Je vous dirai que je donne d'abord le premier rang au nouvel ouvrage que vient de faire paraître le grand Mistral : Les Olivades. Le vieillard de Maillane est vraiment notre Maître. Le mouvement régionaliste actuel, le renouveau classique, c'est bien lui qui les a créés par son oeuvre, ses leçons et son exemple. Ensuite mon admiration va aux Stances de Moréas, parues en 1905 aux éditions de « la Plume ». Il n'y a que sept ans seulement et déjà ces quatrains immortels rejoignet dans notre esprit les vers d'Horace, de Virgile, de Ronsard et de Racine. J'aime aussi, et j'admire, les Poèmes (1904) et les Carmina Sacra (1912) de Louis Le Cardonnel. Ce poète fut mon premier Maître : il m'apprit à accorder
L'élan ardent de l'âme à la forme parfaite.
Je ne puis parler des poèmes de Louis Le Cardonnel sans évoquer aussitôt les vers harmonieux de Fernand Séverin. Ces deux poètes ne sont-ils pas un peu frères ? Le premier, tout mystique, et l'autre, les yeux fixés sur les belles formes périssables. Enfin je ne puis oublier les livres d'Auguste Angellier : c'est un noble poète ; ses dialogues civiques en font l'égal des plus grands.
Parmi les romans publiés, ces derniers temps par nos aînés, je relis avec joie et profits : Colette Baudoche, de Barrès, et Les dieux ont soif, de France. Cela ne m'empêche pas de prendre grand plaisir aux ouvrages de Willy.
Si l'on parlait d'aînés plus « immédiats », je n'oublierais ni Lionel des Rieux, le poète parfait de la Belle saison, ni Paul Fort et sa Naissance du printemps à la Ferté-Milon. Comment ne pas signaler encore l'émotion profonde du Petit Ami de Paul Léautaud et l'observation aiguë et malicieuse des Soutiens de l'Ordre, de Georges Le Cardonnel ?
Quant aux femmes-auteurs, il n'y en a vraiment que deux qui aient quelque chose à dire et qui sachent le dire : la Comtesse de Noailles (Les Eblouissements) et Mme Colette Willy (La Vagabonde).
M. Francis Boeuf
Mon cher ami, Parmi les oeuvres (roman ou poème) publiés depuis dix ans quelles sont celles vers qui vont mes préférences ?
La Vagabonde, de Colette Willy.
Clara d'Ellebeuse, de Francis Jammes.
La Danseuse de Pompéi, de Jean Bertheroy.
La Maîtresse servante, des frères Tharaud.
Voilà pour la prose ; mais je crains que deux de ces bouquins ne soient antérieurs à la dâte que vous fixez.
Les poètes que j'aime sont trop nombreux et puis je n'aime pas tout ce qu'ils créent, au fond, j'aime la jeunesse, mais la garce ne m'aime guère. Tant pis pour elle !
M. Claudien
Mon cher ami, Je serais tenté de répondre à votre question par cette autre : qui sont nos aînés ?
Si je prends pour tels ceux que leur âge et leur évolution esthétique ont mis hors du mouvement actuel, - et d'autre part élimine les représentants de cycles déjà clos, - un prosateur me semble, durant cette courte période d'environ dix années, dominer en France l'art littéraire : c'est Claudel, en qui nous ne pouvons plus voir un chef d'école, mais simplement un grand écrivain, devant lequel nous nous inclinons tous.
En matière de vers, je saurais moins encore me passer de telles restrictions ; elles me permettent de désigner Henry Bataille, qui fut un très émouvant, très subtil et très pur poète, du temps qu'il écrivait Le Beau Voyage.
M. Léon Deffoux
Mon cher Francis Carco. Parmi les romans publiés depuis dix ans, mes préférences iraient, aujourd'hui, à un gros volume d'Henry Céard : Terrains à vendre au bord de la mer (1906) et à Pépète le Bien-Aimé (1907) de Louis Bertrand.
Ces oeuvres me semblent réunir toutes les qualités du genre : style direct, aussi dépouillé d'artifices littéraires que l'admirable Bouvard et Pécuchet ; composition bien centrée sur l'intrigue capitale ; pas de thèse, pas de moralité ; enfin, une représentation fidèle des caractères et du cadre qui permet, après une première lecture, de reprendre le livre à n'importe quelle page et d'y trouver toujours nouvel agrément. En un mot, j'aime ces romans parce que l'auteur s'y montre moins que le scrupuleux reporter des faits les plus significatifs de la vie de tous les jours.
Laissant aux critiques professionnels le soin de dégager l'originalité de ces deux fils – l'un réaliste, l'autre romantique – de Gustave Flaubert, je me défendrai aussi, quelque désir que j'en ai, de prononcer à leur sujet le mot génie ; mettons seulement que les qualités qui leur sont propres m'apparaissent parfois comme un aspect transcendant du talent...
Quant aux poètes, je ne connais que des jeunes et les vieux jeunes, hélas ! Les aînés ?... Ah ! Pourtant, attendez donc : Les Divertissements de Remy de Gourmont ne vous enchantent-ils point ? Quelle aisance élégante. Quelle jolie souplesse licencieuse, n'est-ce pas !...
M. Tristam Derème
Mon cher Carco, j'aime de tous mon coeur le Deuil des Primevères (1907). M. Francis Jammes nous a montré dans ce livre toute la richesse d'une vie ordinaire, d'une vie quotidienne, comme disait Laforgue, et quelle source de lyrisme attendri s'épanche de notre existence banale quand on sait l'en faire jaillir.
C'est un modèle de grâce ;
Et la grâce plus belle encor que la beauté.
Écrivait La Fontaine. Mais que l'on ne s'y trompe pas : cette poésie gracieuse est, à mon sens, plus profonde que celle qui pousse de grands cris et use de termes barbares en des rythmes sauvages. Il faut plus d'énergie pour sourire de ses souffrances que pour lancer de rauques et vaines imprécations contre la destinée et plus d'art pour surprendre avec les mots habituels que pour étonner avec des vocables empruntés à je ne sais quel jargon scientifique.
J'aime ce livre pour sa mélancolie et pour son sourire :
Oh viens... (comme disaient les anciens poètes),
Oh viens... Que ton petit coeur me donne le bras.
Et parce que Jammes nous a enseigné dans ces pages que la sincérité n'exclut pas la liberté et que l'on peut exprimer des sentiments très vrais par des images d'une singulière hardiesse :
C'est en dormant sur ce vieux coffre odorant
que mon coeur s'est peuplé de jeunes filles tendres
et d'arbres indiens où montent des serpents.
N'est-ce pas là le secret de la fantaisie qui semble aujourd'hui conquérir bien des coeurs et qui est une manière de douce indépendance et comme un air mélancolique que voile un sourire ambigu.
M. Fernand Divoire
Mon cher Carco, Nos aînés , Ils ont presque tous fait leur oeuvre il y a vingt-cinq ans. Et depuis...
Rares sont ceux, depuis dix ans, qui ont monté en vieillissant. Il y a notre père Bourges, dont la Nef est une très grande chose ; il y a Partage de Midi, de Claudel ; il y a le Buisson ardent, de Romain Rolland ; il n'y en a pas trente six autres. Il faut citer encore l'Evolution divine d'Edouard Schuré, qui est d'un haut poète, et les Carmina Sacra, au rythme large et calme, de Louis Le Cardonnel.
Arrêtons là notre petite liste, mon cher Carco, parce que si nous nommions l'Homme qui assassina, de Farrère, ou le Beau Voyage, de Bataille (qu'on relira comme on relit Musset, Samain, Charles Guérin ou Rodenbach), on nous dirait que nous ne sommes pas logiques avec notre désir de n'admirer que des oeuvres qui s'inspirent du divin.
Votre enquête veut sans doute montrer ce que nous sommes par ce que nous aimons. En général, nous suivons ceux de nos aînés qui ont travaillé en même temps que nous et ont marché devant nous sur le même chemin que nous. Les autres, nous les abandonnons aux éloges de leur propre génération.
Qu'on évolue donc, qu'on progresse, si l'on veut nous plaire. Ainsi nous louons Bourget d'avoir écrit l'Etape et Paul Adam de s'attaquer à des synthèses nouvelles, même si nous n'aimons pas ces deux écrivains.
Quant aux hommes de métier qui s'épuisent à répéter, laissons-les. Qu'ils sachent seulement que c'est nous, les jeunes, qui faisons et défaisons les gloires – avec injustice parfois, sans goût ni compétence quelque fois – et que l'on ne peut pas être notre maître en se contentant du vieux réalisme qui paraissait si hardi au temps des tournures et des manches à gigot.
Ils nous faut de l'éternel maintenant – et allez donc ! - fussions-nous même incapables de créer de l'éphémère.
M. Francis Eon
Mon cher confrère, Dans six mois j'achèverai ma trente-quatrième année. Je suis peut-être un poète encore jeune. Mais je ne suis plus un jeune poète...
Quand même, puisque vous voulez bien m'interroger, je vous avoue que l'ouvrage de poésie, publié depuis dix ans, auquel je reviens le plus volontiers, c'est l'Homme intérieur (1905) de Charles Guérin, qui était mon aîné.
Pour mes aîné vivants, soyez assuré que j'aime toujours ceux que j'ai aimé et que, vraisemblablement, vous aimez vous-même.
M. Roger Frêne
Cette question est d'importance ; elle me révèle la difficulté qu'il y a à débrouiller, pour quelqu'un qui le suit d'assez près, le chaos littéraire contemporain. Juger ses aînés ! Pressentir les décisions de la postérité pour des oeuvres anciennes de dix ans au plus !
La littérature qu'on appelait hier « d'exception » m'intéresse seule aujourd'hui ; elle est devenue, d'ailleurs, parce que les valeurs se déplacent, peu exceptionnelle. Les noms de Claudel, Jammes, Verhaeren, Gide, Faramond, Griffin, Van Lerberghe sont les premiers que je choisis, et je me demande si c'est même la peine, puisque tout le monde est à peu près d'accord sur eux.
Si je veux chercher des « aînés » plus jeunes, et que je prononce les noms de Nau (quel superbe livre que Vers l'espoir !), Philippe, Mandin, je me trouve presque leur contemporain et si je dis : Jules romain, Deubel, je sais qu'ils sont (oh à peine !) mes cadets. - Voilà pourtant ma réponse.
M. André Gandillac
Cher Monsieur et Ami, le romancier que nous ont révélé ces dix dernières années ? - Il me semble qu'il y en a un : Gérard d'Houville. L'Inconstante est un livre exquis. Le Temps d'aimer a son charme. L'Esclave est un chef-d'oeuvre.
Quant au poète de ces dix dernières années, c'est évidemment Mme de Noailles. Aucun doute possible.
N'allez pas conclure de ma lettre que je suis un féministe forcené. C'est sans préméditation de ma part que ces deux noms de femmes sont sortis de mon écritoire – à l'exclusion de tous autres – tandis que, pour répondre à votre questionnaire, je cherchais le poète et le romancier qui, entre les innombrables nouveaux venus de ces dix dernières années, se distinguent par le talent le plus vrai et l'originalité la plus authentique.
Si j'avais hésité, ce n'eût pu être qu'entre Gérard d'Houville et Colette Willy. Ce n'est pourtant pas de ma faute, mais cette dernière nous est connue depuis plus de dix ans.
M. Gabriel-Joseph Gros
Mon cher Carco, Henry Bataille tient une grande place dans mon coeur avec son Beau Voyage. André Gide en tient une autre avec son Isabelle et, hasarderai-je un mauvais compliment à l'endroit de Colette Willy en la classant parmi nos aînés ? Bah ! Une femme est toujours jeune – et la Vagabonde le sera éternellement.
Il y a bien encore de la place dans mon admiration : Léon Blois, Maurice Maeterlinck... Mais voilà qui demande un travail de classification très précis et vous connaissez ma grosse paresse.
M. Legrand-Chabrier
Nos aînés, mon cher ami confrère, mais c'est grave de qualifier publiquement quelqu'un d'aîné ! Cela le vieillit tout de suite et un vain peuple pense alors nous soupçonner de nous rajeunir à ses dépens. Et les dames de lettres, par galanterie française, vont être exclues. Dans quel guet-apens nous attirez-vous là ?
Cependant pour votre plaisir, ô inquisiteur persuasif, allons-y avec notre lanterne sourde – et Diogénique.
Seulement, il faut à chaque apparition poser la question : avez-vous plus de dix ans de volume ?
Et il y a des livres endormis, ceux qui ressusciteront aux dépens de certaines oeuvres actuellement lumineuses, lesquelles en pâliront, mortellement peut-être, et ce sont ces oeuvres latentes qu'il faut désigner.
Voulez-vous que je déclare mon admiration pour le testament littéraire de Jules Renard : Nos Frères Farouches... pour cette délicieuse et touchante revue que M. Anatole France a passé de ses multiples aspects dans les Dieux ont soif ?
Dirais-je l'ardeur que j'ai eu à la poursuite du Trust et de la Ville Inconnue, de Paul Adam ?
Et que le grand frisson de l'émotion humaine m'émeut magnifiquement devant la Vague Rouge, devant la Guerre du Feu de notre épique J.-H. Rosny aîné ? Je le dis avec joie.
Vingt autres romans se pressent pour se faire reconnaître. Et c'est le bataillon serré des livres d'Henri de Régnier, de Ch.-H. Hirsch, de René Boylesve, de Gérard d'Houville, d'André Gide... je m'arrête, très arbitrairement et je m'en veux de ne point nommer – si je nommais ceux à qui je pense en cet instant je ferais une mauvaise action involontaire envers qui j'oublie.
Je veux encore signaler deux livres, entre autres, parce qu'ils n'ont point aujourd'hui à mon avis une réputation digne de leur mérite : le Voluptueux Voyage, qui est d'un auteur mystérieux et qui m'a toujours enchanté par sa rare et savoureuse fantaisie, et ce parfait recueil de nouvelles de Tristan Bernard qui répond à l'appellation : Amants et Voleurs.
Mais, mon ami, j'ai hâte de me retrouver hors du cul-de-sac et de souffler le rat de cave à la lueur duquel je me suis si mal éclairé, n'est-ce-pas ?
M. Pierre Mac Orlan
Il est difficile de fixer son choix sur un seul livre. Cependant, puisqu'il s'agit d'un livre unique dans cette enquête, je prendrai : La Lumière qui s'éteint de Rudyard Kipling. J'aime cet ouvrage pour l'énergie qu 'il contient et qu'il communique à ses lecteurs et puis pour cet art admirable de Kipling qui consiste à transposer ses sentiments. Ex. : Si vous aimez une femme, ne lui dites pas, c'est absolument inutile pour faire un mariage solide et affectueux, mais déversez cette somme d'amour que vous n'avez pas utilisée sur les navires par exemple. Tel Deick, le héros de Kipling – entendant dans le brouillard la machine du paquebot de Folkestone, battant au large comme un coeur.
M. Henri Martineau
Mon cher poète, c'est une confession que vous nous demandez là. Et quels sont nos aînés ? Jaloux, Montfort n'ont guère que quatre ou cinq ans de plus que moi. Il ne me faut pas davantage vous parler de Despax, de François Porché. Pourrai-je pousser l'inélégance jusqu'à compulser le dictionnaire de nos contemporains pour avoir le droit de dire bien haut combien les vers récents de Mme de Noailles me semblent souvent admirables, que je ne prise rien au-dessus des romans de Mme Gérard d'Houville, ou encore tout le prix que j'attache aux livres de Mme Colette Willy.
Puis dix grandes années se sont bien écoulées depuis que parurent l'ensemble des Stances, le Semeur de Cendres et cet inégalable, Jean de Noarrieu (I). Depuis, Moréas est mort, et Charles Guérin. Mais ce dernier nous a laissé encore L'Homme intérieur. Tous ces livres ce sont ceux que je reprends le plus volontiers à l'heure du crépuscule.
L'Anatole France que j'aime relire a peut-être bien plus de dix ans de date, mais je reste sans doute dans les limites permises en vous citant de Barrès Les Amitiés Françaises et les incomparables paysages d'Au Service de l'Allemagne. J'ajouterai tous les livres de Boylesve et deux ou trois romans d'Henri de Régnier.
J'ajouterai encore... Mais n'est-cce suffisant ? Et sans doute parmi ces auteurs j'établis une hiérarchie. Mais je crois pouvoir les admirer tous sans être accusé de dilletantisme anarchique. Tous ces livres me semblent si clairs, et ont en moi une telle résonnance !!
M. Michel Puy
Par bonheur, j'ai seulement à vous dire quels sont, parmi les romans et les livres de vers publiés par nos aînés, depuis dix ans, ceux que je préfère. Cela me permettra de vous faire part tout simplement de mes impressions de lecteur. Si vous maviez demandé quels sont les livres qui me semblent les meilleurs, j'aurais été obligé d'essayer d'exprimer une opinion critique : peut-être alors aurai-je été incapable de vous répondre.
Les romans qu'il faut préférer, ce sont ceux dont la lecture a empoigné, ceux par lesquels on a été accroché dès les premières pages et auxquels on dirait qu'on a laissé un peu de sa vie imaginative et sentimentale, comme de la chair au croc d'un boucher.
Ils sont bien rare. Je citerai La Ville inconnue, de Paul Adam, Le Diable est à table, de Hugues Rebell. Mais surtout aucun roman ne m'a saisi avec autant de force que ceux de John-Antoine Nau : Force Ennemie, Le Prêteur d'amour, Cristobal le poète. Charles-Louis Philippe, à ce qu'on rapporte, disait : « Maintenant, il faut des barbares », et Georges Duhamel a eu l'air de reprendre cette déclaration pour son compte. Mais ni l'un ni l'autre ne sont des Barbares : ce sont des démoc-soc qui aspirent à se repaître, avec un appétit plus violent que les bourgeois, de ce qui fait la nourriture des bourgeois : la soupe, le rôti et la métaphysique. John-Antoine Nau est vraiment naïvement barbare ; il aime la verroterie des mots voyants, assortis avec un goût instinctif, il se plaît au milieu des êtres simples qui obéissent à leurs impulsions. Il a le don de tranposer la réalité, de la projeter dans le légendaire, comme les poètes des premiers âges ; et son style est puissament et étrangement persuasif.
Parmis les poètes, mes préférences vont à Verhaeren et à Francis Jammes, mais il me serait difficile de choisir parmi leurs livres récents, car j'ai lu leurs vers plutôt quand ils ont paru dans les revues que quand ils ont été réunis en volume.
M. Tancrède de Visan
Mon cher Carco, je ne répondrai point à ton enquête. Non pas par lassitude ni par paresse, comme tu serais tenté de le croire, mais peut-être par excès de scrupule.
J'ai mes préférences, bien sûr ; mais en élisant celui-ci je crains de faire tort en moi-même à celui-là et je ne suis pas tellement certain de préférer un tel, qu'il faille passer sous silence tel autre.
Mon admiration sait bien compter jusqu'à dix, mais ira-t-elle jusqu'à quinze ? J'aurais toujours peur d'oublier un de nos aînés, et, d'autre part, de m'exciter au delà de la mesure.
Mieux vaut donc me taire.
Je n'ai pas les scrupules de Tancrède de Visan, et, si je comprends qu'on ne réponde pas toujours à une enquête, c'est moins vis-à-vis de moi-même que des autres que je me trouve embarrassé. Dans la circonstance, il était facile, je crois, de n'embarrasser personne. Aussi, sur l'envoi du questionnaire, à trente des plus intéressants écrivains et poètes de notre génération, seize ont bien voulu nous communiquer leur avis. Il en ressort que Francis Jammes, Paul Claudel et André Gide précèdent dans leur admiration Henry Bataille, Gérard d'Houville et Colette Willy et que les noms d'Anatole France, Paul Adam, Maurice Barrès sont relégués au troisième rang.
Il n'en faut rien déduire de trop rigoureux car une génération chasse l'autre et de très grands écrivains le cèdent sans cesse à de plus jeunes au bénéfice d'une expression nouvelle. Jammes, Claudel et Gide ont une influence indiscutable aujourd'hui et nous souscrivons pleinement à l'hommage qui leur est rendu ici, mais nous n'avons garde d'oublier dans notre admiration Anatole France, Maurice Barrès, Paul Adam, qui furent, il n'y a pas si longtemps encore, les maîtres de la jeune littérature. Rien n'est immobile et, comme l'écrivait avec une très grande finesse de jugement M. Roger Frène (1) : « Le sens de la beauté s'est déplacé ; la perfection sera autre. »
Nous pensons d'ailleurs qu'après Jean de Noarrieu, Les Grandes Odes et La Porte Etroite, la génération qui s'affirmera demain trouvera dans le Beau Voyage et La Vagabonde et le plus beau volume de vers et le meilleur roman qu'on ait écrits pour elle... Qu'on lise, pour s'en convaincre, ce que cette génération a déjà produit.
Francis Carco
(1) L'Île Sonnante, numéro de mars 1913.