Ce matin, par le froid soleil, contrasté d'averses et la bise qui hérisse d'aiguilles hivernales un morose printemps, Honoré Champion, entouré de ses enfants et d'amis innombrables, ira prendre place dans le dortoir des morts. Ce fut un homme probe, intelligent et laborieux. Sa carrière, peut-on dire, entreprise avant l'adolescence, l'avait conduit aux portes de la vieillesse quand il pouvait espérer des jours encore parmi ceux qui l'aimaient. La fin prématurée – il n'avait que soixante-sept ans – qui termine si brusquement la vie exemplaire de ce grand travailleur, l'emporte plus chargé d'oeuvres que d'années. Nul, en effet, autant que lui ne mérite ce beau nom de « défunt », avili si souvent par la logomachie administrative, s'étant acquitté, comme il a fait, de toutes les tâches et de tous les devoirs.
A treize ans, commis de librairie, Honoré Champion gagnait sa vie et subvenait déjà aux besoins des siens, d'une mère tendrement chérie. A manier des livres, il apprit à les goûter. Il demanda bientôt à cet objet de son labeur le délassement intellectuel que ne refusent jamais aux esprits curieux les maîtres du bien dire. Comme Alphonse Lemerre, quelque peu son aîné, qui fondait le Parnasse avant la guerre franco allemande, Honoré Champion gravit, l'un après l'autre, sans hâte ni retard, les degrés qui mènent le clerc de libraire à la situation enviable d'éditeur opulent et renommé. D'autres, et non des moins connus, ont franchi ces étapes ; mais la plupart une fois le succès venu, et l'argent et les honneurs, se gardent jalousement de dépouiller le vieil homme. Le contact des écrivains ne les dégrossit point. Ils restent, comme devant, des marchands de papiers tout court. Sous le notable commerçant, vivace et malotru, continue à prospérer le courtaud de boutique. Et c'est pourquoi l'édition de bazar encombre ainsi les devantures ; c'est pourquoi l'art du livre, dans l'avilissement général de tous les métiers, descend à une abjection qui dépasse même celle du mobilier, du vêtement et de l'architecture.
Honoré Champion fut, quant à lui et suivant ce nom prédestiné, un champion du grand labeur magnifié par les Alde, les Etienne et les Didot. Sa librairie était en même temps sa bibliothèque ; le mot se pouvait entendre, chez un tel homme, au double sens que lui prêtait le XVIe siècle. Il s'y promenait avec aisance, comme le propriétaire d'un beau domaine, dans les champs dont il a ordonné la culture et qui lui doivent leur prospérité. Les gens de lettres ont, au siècle dernier, connu quelques-uns de ces éditeurs modèles, amis des poètes, appuis des savants, qui voyaient dans le commerce des livres autre chose que le grand livre, chez qui l'appétit du lucre n'avait pas éteint le goût du beau : Poulet-Malassis, compagnon de Baudelaire, ce robuste Lemerre qui porta, sans faiblir, jusqu'aux temples victorieux, les idoles pesantes de Leconte de Lisle, et Quantin, le Quantin de la Petite bibliothèque littéraire, galvaudée, aujourd'hui, ramenée à l' « orthographe du Larousse », en de sordides bouquins à dix-neuf sous !
Honoré Champion ne recherchait point les auteurs à succès. Les fabricants de pommades ou de pastillages cantharidés n'avaient point accès auprès de lui. Certaines gloires ne l'éblouissaient aucunement. Il ignorait peut-être le nom de M. Jacques Dhur et les romans que signe Jules bois. Mais il se plaisait à découvrir des merveilles inédites ; il poussait l'amour du paradoxe jusqu'à éditer un livre simplement parce qu'il jugeait ce livre intéressant ou beau. Quand il acheta, peu de temps après la guerre, cette librairie allemande où Wagner se plaisait, avant l'odieux esclandre de Tannhauser, à trouver quelques amis et compatriotes, la maison Franck Wieweg-Bouillon, Honoré Champion se vit dès lors propriétaires d'un lieu fort érudit. A cette acquisition il avait gagné un amas de périodiques les plus doctes du monde, qui n'ont fait que s'accroître avec le temps : Revue Celtique, Romania, Recueil de travaux de Maspéro, Le Moyen Age et bien d'autres encore ! Il avait quitté depuis peu le quai Voktaire, la librairie Thibaud d'où sortit Anatole France ; mais il ne quitta pas pour cela la Seine. Il fixa désormais quai Malaquais ses étagères, aimant ce quartier de la Monnaie où, parmi les étalages de bouquinistes et les bric-à-brac, somptueux ou médiocres, s'épanouit une fleur de rêverie et d'indolence, un provincialisme « intellectuel » qu'on ne pourrait transplanter aisément au delà des ponts. Il publia Léopold Delisle, Arbois de Jubainville, Alfred Maury, Auguste Longon. Il contribua pour une bonne part à la fondation de la Société de l'Histoire de Paris. Voisin de l'Institut, il accueillait les ouvrages des savants, des linguistes, des paléographes. Et ce voisinage lui portait bonheur ! Au moment des inondations, la statue de Voltaire préserva sa boutique, en détournant les eaux furibondes vers la rue de Seine et la rue Bonaparte, comme dans un récit de La Légende dorée.
Or, cet amateur de vieilles chartes, cet homme qui donnait aux érudits l'Atlas linguistique de la France et le Dictionnaire de l'ancienne langue française, n'était rien moins qu'un « rat de bibliothèque », vivant hors de la vie, entre ses incunables, ses paperasses et ses vieilles éditions. Nul moins que lui ne ressemblait, sinon pour la bonté, à Sylvestre Bonnard. Sa curiosité des hommes et des choses ne se fixait point dans le passé. Elle était sagace autant que diverse. Il ne perdait rien de la minute présente ; il jugeait avec une lucidité parfaite ses contemporains. Il allait, sans effort, du moyen âge au boulevard (quand le boulevard n'était pas une kermesse entre deux rangs de cinémas) ; d'une vie de Saint Rémi, calligraphiée au IXe siècle et vendue à Pierpont Morgan, il allait de ce manuscrit vénérable à celui de Sagesse qu'il acheta tout mouillé encore des larmes et des pituites de Verlaine, quand le Parnasse entier et Coppée lui-même reniait l'auteur des Poèmes saturniens.
Comme tous les grands travailleurs, Honoré Champion se plaisait grandement au théâtre. Il aimait cet art éleuthérien qui lui donnait le repos nécessaire, après la tâche faite. Il appréciait Tristan Bernard, André Rouveyre, tenait dans une estime particulière Sacha Guitry qu'il avait connu par ses fils. Il comprenait tout ce que l'humour et la plaisanterie à ventre déboutonné de Sacha renferme d'observation amusée, et de philosophie et de judicieuse amertume. Il situait La Prise de Berg-op-Zoom à côté des ouvrages les plus notoires. Plaçant l'auteur au plus haut rang de comiques, il n'hésitait pas à évoquer sur son propos le nom de Molière. Il prisait fort le talent de M. Brasseur : il rappelait volontiers, à propos de Mademoiselle Henriette Roggers, les souvenirs qui lui restaient de la grande Rachel. La Comédie Française était le lieu de sa prédilection.
Son accueil était cordial, plein de courtoisie et de bonté. Dans le cabinet, un peu sombre, qu'exhausse une marche et que ferme un vitrage faiblement éclairé, on le trouvait assis à sa table de travail, penché sur des épreuves qu'il corrigeait sans fin. Un peu lourd et de mouvements, - eût-on dit – pénibles, il reprenait toute son agilité dès que la causerie était ouverte. Sa conversation nourrie, primesautière, plaisante et variée à l'infini, était pleine d'anecdotes, de remarques judicieuses, de faits inattendus. Ce n'était pas la moindre encyclopédie à parcourir dans sa maison. Il contait délicieusement, ayant vu tant d'hommes et de choses, exempt d'ailleurs de pédantisme et ne cherchant pas l'effet. Ce travailleur infatigable qui, chaque matin, abandonnait son domaine, de la vallée aux Loups, acquis en mémoire de Chateaubriand et dont il rapportait des roses pour les belles visiteuses du quai Malaquais, savait donner aux entretiens amicaux des heures entières qu'il faisait brèves et charmantes.
Il était fière de ses enfants. Les beaux livres de son fils Pierre, noble savant et généreux artiste, sur Charles d'Orléans, avec la touchante dédicace : « A mon éditeur aimé, son fils reconnaissant », le comblaient d'un juste orgueil. Et son automne, plein de fruits, s'épanouissait dans cette pure atmosphère de labeur, de tendresse et de beauté.
La mort est venue, entrant « comme un voleur », suivant le mot évangélique. Mardi à cinq heures du matin, il corrigeait encore des épreuves. Une heure et demie après, tout était consommé. Son labeur fut énorme. Il édita, surveilla, corrigea, suscita, la plupart du temps, quelque trois mille volumes, au cours de quarante années que dura son effort.
Dans cette maison laborieuse, la disparition du maître ne fera pas cesser une minute le travail. Demain, un fils d'Honoré Champion, assis dans le cabinet même de son père, devant la table noire que surchargent épreuves et manuscrits, poursuivra la tâche paternelle, fécondera le noble héritage qu'il a reçu de lui.
Bien longtemps la boutique du quai Malaquais sera l'asile encore des doctes Muses et des beaux entretiens. Il y manquera seulement pour les animer de sa verve amicale, de son rire et de sa bonté, l'homme de bien, l'homme de talent que déplorent à présent tous ceux qui l'ont aimé, tous ceux qui l'ont connu.
Laurent Tailhade.
(Comœdia)
Mecislas Golberg
Il y a 1 semaine
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