dimanche 30 décembre 2007
dimanche 23 décembre 2007
Maigre moisson : Lorrain, Barbusse, Rollinat
Contient : Propos d'Opium. Maschere. Salade russe. Coins de Byzance - Les Noronsoff.
Le premier roman d'Henri Barbusse, Les Suppliants, une curiosité brumeuse et triste, publié en 1903, bien avant Le Feu, le Goncourt et le militantisme communiste. A cette époque Barbusse a publié son recueil de vers Les Pleureuses et a pour soutient et ami le malin Catulle Mendès. L'ouvrage est orné d'un envoi, malheureusement le nom du destinataire a sauvagement était gratté.
Voici ce qu'écrivait de ce premier roman Marius-Ary Leblond, dans La Plume en 1904, dans la chronique Bibliographie :
Henri Barbusse Les Suppliants (Fasquelle) "Voici qui est de la littérature et très belle. Cela n'est pas vrai et pourtant cela est beau : je veux dire qu'on n'y saurait trouver la véritée impersonnelle, et si l'on me poussait même à aller au-delà de mon sentiment, je dirais que ces personnages ne peuvent se rencontrer dans la réalité quotidienne ; mais à chaque page on touche à une très belle personnalité, profonde, grave, haute et douce, qui émeut et attache sous les formes diverses d'être à travers lesquelles elle se projette pour mieux jouir, voluptueusement, de ses nuances : elle se dédouble pour se posséder avec la volupté de l'amour. C'est le roman de l'amitié, de l'amour sensuel, de l'amour mystique, de l'amour familial, de l'amour du prochain qui se succédent dans le coeur de Maximilien, être éthéréen, qui se laisse rencontrer par le collégien Jacques, la passante des rues, Evangéline et Marguerite, sans savoir ni vouloir s'attacher terrestrement auncun d'eux, se sachant immortel par son coeur. C'est le roman du coeur, d'un coeur qui se reflète en d'autres coeurs, par un jeu de reflets mutuels, doux et vaporeux comme en Rodenbach, en un jeu de brumes. Ce roman symboliste - où les personnages sont des généralités ainsi qu'en la peinture d'un Carrière dont M. Barbusse a l'âme musicalement emprise - est un poétique sermon sur la vie : une âme religieuse enfle cette oraison mélancolique où se développent, avec une ampleur sacrée et de la grandeur, les grands thèmes de la vie. Roman psycho-philosophique, auquel s'harmonise un style le plus souvent admirable et très riche en valeurs dans l'absence de toutes couleurs."
Marius-Ary Leblond
Enfin de Maurice Rollinat, Fin d'Oeuvre, volume posthume d'inédits, publié en 1919, où l'on trouve : Les Songes (dernières poésies) - Poésies anciennes - Interprétations de poésies d'Edgar Poe - Pages diverses - Correspondance - Catalogue complet de l'oeuvre musicale de Maurice Rollinat.
Avec, en frontispice, un portait de Rollinat, que voici :
Et une préface de Gustave Geffroy, que je donnerais plus tard.
Albert LANTOINE Les MASCOUILLAT
Albert LANTOINE : LES MASCOUILLAT. Bibliothèque de La Plume, 1898.
Recueil de nouvelles naturalistes, littérature régionaliste, étude de mœurs provinciales, Les Mascouillat d’Albert Lantoine pourrait répondre à toutes ces définitions, mais aucune d’elles n’est entièrement satisfaisante. Au naturalisme il emprunte les descriptions physiologiques, la volonté de rendre le quotidien, la vie banale, et l’étude d’un milieu social. Du régionalisme littéraire il a la profonde connaissance d’un terroir, d’une ville, et de ses habitants, leur parler, leurs habitudes, et de la topographie des lieux.
Les différents récits ou scénettes composant Les Mascouillat ne sont pas à proprement parlé des nouvelles, l’auteur y décrit des événements se déroulant à Arras, une ville du Nord de la France, en Artois, dans le Pas-de-Calais. La plupart de ces courts récits ont pour personnages des membres de la famille Mascouillat, le père, la mère et leurs trois filles. Les filles Mascouillat sont l’exemple de «l’innocent putanisme des jouvencelles arrageoises ». Le père, républicain, membre du cercle démocratique, est cordonnier. Les amants des filles, étudiants lettrés, trouvent (comme l’auteur) dans cette famille « un microcosme, résumant les mœurs d’une certaine classe ouvrière où la vie débridée des filles étaient acceptée presque fatalistement ».
Une sortie des filles en galante compagnie dans un estaminet de campagne, leurs aventures amoureuses avec de jeunes « messieurs », étudiants ou militaires, une soirée au cercle démocratique, la tragique mésaventure, à la foire d’Arras, de Hady Messaoud dit « Bono-Béseff », marchand ambulant de produits exotiques, dans ces scènes pittoresques, amusantes ou tragiques, l’auteur peint par petites touches, les caractères et les actes de ses personnages, les détails disséminés, ici ou là, finissent par constitués des portraits complets.
Mais c’est la langue elle-même, qui constitue à la fois l’intérêt et la faiblesse de ce volume. - « yeux inombrés de soucis », « des fumées de locomotive citrinaient dans le soleil », « Vergennes riota », «des mains blandiciantes », « ils s’encourtinaient », « singesque », « d’églisials clochers», « fatalistement », « trôler de chambres en chambres », « des racontages », « l’avertissement pour un quadrille fanfaré en le bal, tarentula Jeanne », « gouliafre » - J’arrête ici la liste des néologismes, mots anciens, termes populaires, et autres verbes formés à partir d’un nom commun (« ils pélerinagent »). De Huysmans à Rosny, de Lemonnier au Goncourt, les auteurs fin de siècle, même les moins taxés de décadentisme, ont usés des termes rares et des néologismes, mais Albert Lantoine, truffe à l’excès sa langue d’ « insenséismes », ses personnages « s’éjouissent », « s’hilarent », et « clament aux vesprées d’auréals passages de Salammbô » tout ceci entrelardés de bouts de dialogue en patois, dans des décors de kermesses, d’estaminets campagnards et de bals populaires. Ce décalage entre la langue employée et le sujet traité fait de ce roman, l’exemple, raté, mais poussé à l’extrême de la rencontre entre la description crûment naturaliste et l’écriture artiste. D’autres exemples viennent immédiatement à l’esprit, et en premier celui de Camille Lemonnier, autre Flamand, et de son roman Happe-Chair, mais alors que Lemonnier réussit à intégrer parfaitement le discours patoisant de ses personnages à son style artiste, les récits d’Albert Lantoine laissent trop apercevoir l’artifice d’une langue fabriquée à la lecture du Littré. Cette réserve faîte, Les Mascouillat, peut encore séduire, outre les nordistes qui y retrouveront la saveur, et les travers, de leur terroir, les amateurs d’histoire de la littérature et les collectionneurs de documents.
Afin de connaître un peu mieux l'auteur je donne ci-dessous son portrait par S.-Ch. Lecomte.
Albert LANTOINE
L’HOMME.par Sébastien-Charles Lecomte
Extrait de la revue lilloise Le Beffroi, Art et littérature modernes, fascicule 29, Novembre 1902. N° spécial Albert Lantoine.
J’éprouve peu de joie à donner la biographie d’un écrivain parce que les renseignements généralement fournis sont d’une utilité discutable pour le faire connaître au public. On devrait placer en épigraphe d’un article comme celui-ci une note, extraite d’un dictionnaire de littérature, dispensant le présentateur, plus soucieux de montrer le portrait psychique, de ces détails oiseux, souvent connus, qui ne prêtent ni à des idées, ni à des phrases. Il est vrai que cette fois il importe de ne point laisser ignorer aux lecteurs du Beffroi et même d’attirer leur attention sur ce fait : que M. Albert Lantoine est né à Arras en 1869, et que c’est sa qualité de nordique (en outre, bien entendu, de son admirable talent), qui permet aux directeurs de cette vaillante revue se lui consacrer le numéro spécial de cette année. C’est là un hommage heureusement rendu, parce qu’il a droit aux louanges de l’élite et au respect de la foule, cet écrivain qui, dédaigneux des réclames mensongères et sans aplatissement devant n’importe quel seigneur de lettres, a écrit ces œuvres : Pierre d’Iris, Elisçuah, Les Mascouillat, La Caserne, Le Livre des Heures, analysées plus loin, discutées peut être, mais qui dénotent un travailleur épris de beauté, et tendant littérairement vers une forme toujours plus harmonieuse, socialement vers une humanité toujours plus fraternelle. Et d’autres poésies, d’autres articles, non réunis en volumes, ont été dispersés au hasard de périodiques nombreux qu’il serait trop long d’énumérer. Et rappelons seulement que selon l’expression de Camille de Sainte-Croix, Albert Lantoine fut « le Benjamin du Chat Noir », car, en 1887, c’est à ce journal si curieux et déjà presque légendaire aujourd’hui, où avaient débuté tant de poètes maintenant célèbres, qu’il donna ses premiers poèmes.
Il y a trois ans, il prit la succession de J. G. Prod’homme, à la rédaction en chef de la Revue Franco-Allemande, qui, publiée en Allemagne et en France, fit tant pour amener cet apaisement des esprits, si constatable dans les deux pays.
Pour définir l’homme extérieur j’emprunterai ces quelques lignes à la conférence faite à Paris, en Novembre 1899, sur le poète qui nous occupe, par M. Achille Essebac, l’auteur de romans fort beaux, quoique d’une thèse un peu osée, et dont le dernier paru, l’Elu suscite des discussions en ce moment ;
« Cloîtré dans le souci de son art, étonnant par l’exclusivisme de sa foi, Albert Lantoine est un chartreux de lettres. Il paraît même, au premier abord, en avoir toute la gravité et tout le recueillement, à moins qu’il n’ait hérité de quelque ancêtre espagnol ce masque froid et calme, aminci par la fuite fuselée d’une barbiche presque militaire, éclairé par des yeux qui pénètrent, de droiture intransigeante, tout le personnage que l’on dirait immortalisé dans ses aïeux par le pinceau d’un Velasquez, et que l’on voit en rêve errant, dans l’atmosphère glacée d’un Escurial au temps de Philippe II. »
« Au moral, Albert Lantoine a l’abominable maladie de la sincérité. Ayant ce défaut d’avoir des opinions très arrêtées sur beaucoup de choses, il l’aggrave en ne craignant pas de les exprimer audacieusement partout où il entend émettre des idées qui ne sont pas les siennes. S’il s’est fait ainsi des ennemis, ce que je veux ignorer, leur châtiment sera d’être obligés de l’estimer quand même. Et dans ses chroniques littéraires, ne s’occupant que de l’œuvre et jamais de l’auteur, il lui est arrivé d’être fort sévère pour un écrivain qu’il louait quelques mois après avec véhémence pour une œuvre nouvelle ; chose fort naturelle assurément, mais extrêmement rare néanmoins, à notre époque où l’amitié inspire presque toute la critique. »
Aussi les conférences de Lantoine sont-elles toujours savoureuses, paraît-il (car les circonstances ne m’ont jamais permis d’aller l’écouter), mais j’aime l’entendre à ses mercredis soirs, dans un petit salon de la rue Custine, encombré de tableaux, de cuivres et de vieux bois, où, deux fois par mois, se réunissent ses amis. On ne retrouve plus l’homme froid du Nord, mais un hôte plutôt exubérant, entraînant ses invités sur les sujets qu’ils connaissent le mieux, vivifiant la conversation de ses aperçus originaux, de ses remarques mordantes, dont la grâce souriante de Madame Côte-Darly tempère un peu l’âpreté. Car, et ici je rends la parole à l’écrivain que j’ai déjà cité : « la femme gracieuse qui est le charme de ce cénacle aimable dont Lantoine est l’esprit, atténue l’assurance affirmative des pensées trop audacieuses et provoque la discussion lumineuse et d’une rare élévation de ton. Madame Lantoine garde de Rome, où se passa son enfance, la grâce capricieuse d’un pays où la beauté se meut de toutes parts et débordé jusque dans les impalpables molécules de l’air soulevées sur les rais d’or du soleil. Il faut la pénétrante attention de l’épouse pour surprendre au fil compliqué de la conversation le mot, qui, habilement frappé au passage, va faire éclater un feu d’artifice d’observations piquantes, de subtile ironie ou de lumineuse controverse. »
En résumé, Albert Lantoine est un grand, pur et noble poète. Mais cet assembleur de rimes impeccables, ce parfait magicien du verbe est un caractère. – Ce savant ciseleur de mots, ce fervent de la Beauté sacrée, est un libertaire. Cet évocateur magnifique et puissant d’Ierouschalaïm et d’Assour est un combattant pour la justice. En lui s’allient le culte, farouchement servi, de notre vieille langue, et l’espoir d’une jeune Humanité, qui sera meilleure. Et c’est enfin l’homme le plus séduisant que je connaisse pour ceux qu’il aime, et, dit-on, - car je n’ai pas vérifié cette assertion, - l’homme le plus désagréable du monde… pour les autres, s’il en existe…
Sébastien-Charles LECONTE
Albert Lantoine sur Livrenblog : La Caserne d'Albert Lantoine par René Ghil.
vendredi 21 décembre 2007
Les Soirées de LA PLUME
mercredi 19 décembre 2007
LE SCAPIN
dimanche 16 décembre 2007
TENDANCES NOUVELLES : Frédéric FIEBIG, Vassily KANDINSKY
Ces bois sont signés Fiebig. En parcourant la toile on peut y lire que Frédéric Fiebig est né en mai 1885, à Talsen, en Lettonie, après des études à Saint-Petersbourg, il passe par Paris en 1907, une étape importante pour cette artiste taciturne, renfermé, qui dans la capitale de l’art connaîtra quelques succès qui l’amèneront à une exposition personnelle chez Bernheim jeune en 1912, année où paraissent les bois gravés dans Tendances Nouvelles. Les paysages de l’Italie, du Sud-ouest de la France, de Paris et de sa banlieue, puis de l’Alsace où il s’installe en 1929 et où il meurt en 1953, se retrouvent dans ses tableaux, entre expressionnisme et abstraction.
Ma curiosité n’étant pas tout à fait satisfaite je me mis à la recherche d’autres numéros de cette revue, fondée par Mérodack-Jeaneau (2) en 1904, et publiée jusqu’en 1914. La revue semble être l’organe officiel de L’Union Internationale des Beaux-Arts, des Lettres, des Sciences et de l’Industrie, association d’artistes au comité d’honneur prestigieux, on y trouve, entres autres, d’Annunzio, Degas, L. Dierx, Monet, ou G. Geffroy, Huysmans. En 1912 les collaborateurs de la revue, peintres, graveurs ou critiques, sont eux, moins célèbres, certains écrivent eux-mêmes leurs biographies et y présentent leurs œuvres. L’origine géographique des collaborateurs est aussi diverse que les œuvres présentées, des artistes de toute l’Europe et des Amériques y participent. Ici toutes les écoles, tous les styles ont droit de citée, les impressionnistes attardés et la figuration la plus conventionnelle, y côtoient l’avant-garde, l’expressionnisme et l’abstraction, la qualité des œuvres se ressent de l’ouverture faites à un trop grand nombres de membres de l’association. Pourtant mon obstination ne fut pas vaine, les numéros des années précédentes 1904-1908, présentent plus d’intérêt, mais surtout, elle me permit de découvrir les magnifiques xylogravures de Vassily Kandinsky, inspirés par le folklore russe et les contes pour enfants, qui y seront publiés. Cinq de ses trente-trois bois gravés, seront repris dans un magnifique port folio intitulé Xylographies, aux éditions Tendances Nouvelles, précédé d’une préface signée Gérôme-Maësse.
KANDINSKY
(1) N° 55, sans date [1912, datée d’après une publicité au 4e de couverture], in-4, broché,
(2) Alexis Mérodack-Jeaneau (1873-1919), ce peintre réfractaire au système, mériterait plus qu’une simple citation dans un court billet, mais son tour viendra…
Merodack Jeaneau sur Livrenblog : Valentine de Saint Point. Tendances Nouvelles. Merodack-Jeaneau par Hector Fleischmann Mérodack Jeaneau par Hector Fleischmann dans la Revue Contemporaine, Lille.
Voir Mérodack-Jeaneau illustrateur de "L'Homme-fourmi" et la bibliographie de la revue Les Partisans sur le blog de C. Arnoult consacré à Han Ryner
jeudi 13 décembre 2007
Félicien Champsaur : Poètes Décadenticulets
Félicien Champsaur
Poètes Décadenticulets
Certes, ils ne vaudraient pas, pour la plupart du moins, l’honneur d’occuper aujourd’hui un très nombreux public, si, depuis plusieurs semaines, divers écrivains, parmi lesquels MM. Claretie et Bourget, ne leur avaient déjà consacré des articles dans des journaux variés : Temps, Voltaire, Justice, Débats, Vie moderne. C’est un fait. Ils ne sont pas à la mode, mais ils sont d’actualité. Chacun en parle un tantinet, sans les connaître, heureusement pour eux.
Les premiers qui les plaisantèrent, MM. Beauclair et Vicaire, sous le pseudonyme d’Adoré Floupette, ont eu bien du succès avec une petite brochure : Les Déliquescences [I]. M. Rod, le pessimiste pontifiant, les a défendus ; il n’y pouvait manquer, car les ridicules se tiennent, et il s’est extasié sur le « délicieux » vers de Verlaine : « Il pleut dans mon cœur… » Ce prédicant suisse n’a pas de chance dans son enthousiasme. « Il pleure dans mon cœur, Comme il pleur sur la ville » dit le texte sacré, que M. Rod n’a pas lu. C’est l’excellent herr Schmidt qui lui a murmuré la mélancolique ariette de Verlaine, et l’ennui fait homme a mal entendu.
Pessimistes et décadents, les deux bandes se prêtent main-forte. Mais, tout de suite, il convient de déclarer qu’il y a entre eux la distance des maîtres aux valets. Le groupe des pédants moroses n’a pas à son compte une seule page magistrale, tandis qu’avec du temps et de la peine on peut rencontrer dans les œuvres des poètes décadents des vers adorablement exquis, par exemple, ce passage de Mallarmé :
La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet au doigt, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots courant sur l’azur des corolles. [II]
Quand le Rod allemand aura écrit quatre lignes pareilles, il ne sera plus un eunuque.
Ah ! une peur de rire étreint et recroqueville la jeune génération ! Le pédantisme de quelques-uns, aux arguments lourds, massifs, voudrait nous en imposer ! Des lettres reçues de toutes parts me prouvent qu’ils n’y réussissent guère. « La réaction se faisait sentir. Vous avez mis le feu aux poudres… Ils nous faut des gens solides, sains, vigoureux, nous donnant le sentiment de la vie telle qu’elle est, puisant leur inspiration dans les milieux où se passe une existence d’homme, de mâle, s’attachant à traduire dans une lange artiste les modalités de la sensation vraie. »
Oui, la maladie prussienne a déjà fait assez de ravages. Haut les cœurs ! Les efforts des penseurs doivent tendre à exprimer la vie ; c’est elle que chantent, depuis les poèmes hindous jusqu’à la comédie balzacienne, tous les grands livres de l’humanité.
*
2e Robert Caze : « Sa phrase est plate, grise, monotone. Les répétitions y fourmillent. »
5e Jean Moréas, Matamoréas, comme l’a baptisé M. Collignon, le secrétaire de Scholl, qui prend un peu de l’esprit de son maître. Mostrailles cite de Jean (oh oui ! Jean !) une profession de foi candide :
Je suis un Baudelaire, avec plus de couleur.
6e Paul Verlaine : « De l’échelle littéraire dont le pied trempe dans le ruisseau clair de la banalité et dont le sommet baigne dans la brume de l’insaisissable, Paul Verlaine est le suprême échelon. Plus haut, c’est le gouffre obscur de l’incompréhensible : c’est Mallarmé. »*
« De tous les poètes de talent qui firent parti du groupe du Parnasse, un seul paraît avoir fait école parmi cette jeunesse, M. Paul Verlaine, » a écrit M. Bourget.
Il s’en est souvent inspiré, d’ailleurs ; mais, comme il est habile, il sait être moins inégal, moins heurté, moins insaisissable. Est-ce la tendresse de disciple de M. Bourget pour Verlaine qui lui a valu la dédicace d’un livre de vers, Complaintes, de M. Laforgue ? Un distique, pour indiquer la manière de ce décadent :
J’ai le cœur chaste et vrai, comme une bonne lampe ;
Oui, je suis en taille-douce, comme une estampe. [VI]
Et ainsi de suite.
Quoi qu’il en soit, M. Verlaine est typique parmi les poètes de ce siècle, et ce n’est pas un mince éloge. C’est quelqu’un, c’est un petit maître. Il y a des élégies d’un tact incomparable, d’une nuance infinie, d’un caprice délicieux, dévot et coquet, dans cette suite d’œuvres énervées, murmurantes, exquises d’épuisement : Romances sans paroles, Fêtes galantes, la Bonne chanson, Sagesse, Jadis et Naguère. C’est de la quintessence baudelairienne, avec, pour marque, une grâce fuyante, une piété mignarde, une plainte lente et très capiteuse. Que citer ?
Le piano que baise une main frêle
Luit dans le soir rose et gris vaguement,
Tandis qu’avec un très léger bruit d’aile
Un air bien vieux bien faible et bien charmant,
Rôde discret, épeuré quasiment,
Par le boudoir, longtemps parfumé d’Elle. [VII]
Touchant la trentaine ou frôlant la cinquantaine, entre eux, les plus pervers se font de mamours, ils racontent qu’un tel est « collé » avec tel autre et ils parlent de leurs beaux yeux, de leur joli visage : « Tu as un profil de médaille romaine… » Déclarations susurrées en se pressant les mains. Et, l’hiver, à l’époque des bals masqués, ils se déguisent en mignons.
Mais c’est un simple genre, une attitude de décadenticulets. Ils sont réservés, ingénus, d’une complète respectabilité, comme leurs amis les pessimistes. « Nous confessons bien des péchés que nous n’avons pas commis. »
Le vice ?
Ils n’en sont pas capable (4).
Il est impossible d’omettre, dans cette galerie de décadents, Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Mallarmé, à qui Verlaine a consacré des études fort curieuses dans un livre très rare : Les Poètes maudits.
En quoi, par exemple, M. Mallarmé, qui professe l’anglais au lycée Condorcet, semble-t-il un homme frappé par la colère du ciel, un dieu déchiré, brûlé par la foudre ? Comme Prométhée, il n’est pas entouré d’Océanides, mais simplement de jeunes élèves, dont il corrige les devoirs, et qu’il rudoie, à ce qu’il paraît.
Dans l’intervalle de ses classes, il compose des vers bizarres, parfois d’une jolie venue, la plupart du temps incompréhensibles et que, par prudence, il n’a jamais réunis ; cela ne suffit pas pour être maudit. Néanmoins, M. Huysmans qualifie les idées de M. Mallarmé, le symbolique, de « nattées et précieuses » ; il affirme que son protégé désigne souvent un être ou un objet « d’un terme donnant à la fois, par un effet de similitude, la forme, le parfum, la couleur, la qualité, l’éclat ». Enfin, « c’est une littérature condensée, un coulis essentiel. » [VIII] M. Huysmans, comme son héros des Esseintes, est un fumiste remarquable.
Tristan Corbière, marin breton, trépassé aujourd’hui, a publié un seul ouvrage : les Amours jaunes. Ce fut un dédaigneux, un gouailleur, énergique et baroque, se moquant de tout, y compris la langue française. Presque pas de verbes. Un style télégraphique pittoresque, des brutalités ravissantes, et, au milieu de poèmes sans le moindre sens, des trouvailles inouïes. Corbière a composé lui-même son épitaphe :
Il se tua d'ardeur et mourut de paresse
Son seul regret fut de n'être pas sa maîtresse [IX]
Noir dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond,
A genoux – les petits, misère ! –
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond. [X]
Obscur et foncé, comme un œillet violet… [XI]
Il est l'élève favori
Et lon lon laire,
à la façon de Barbari
(1) Paris, 3 octobre 1885.
Jean Rameau.
(2) Modernités, page 94. Dans le même sonnet, les « dalleux » maquillés. Un mot qui m’appartient (Dinah Samuel), comme les « acteuses ».
(3) M. Jean Lorrain, qui de son vrai nom s’appelle Paul Duval, a publié un livre de vers dont je lui ai donné le sentiment et le titre : Modernités. D’aucuns ont cru trouver là une note neuve ; je regrette que cela e soit pas du tout. De passage à Fécamp, où habite M. Duval, je le connus et lui donnai quelques conseils à propos de deux petits volumes de vers de lui qu’il m’avait apportés : le Sang des dieux ; la Forêt bleue. Les titres seuls disent le genre ; c’est empli de fées, de nymphes ; il y a l’inspiration de Gustave Moreau, de Banville, surtout de Leconte de Lisle. En nous promenant (j’avais fait de Paris, au printemps, une escapade de quelques jours au bord de la mer), j’expliquai à mon provincial qu’il devrait laisser tranquilles les dieux et les hamadryades, pour appliquer son vers à la poésie des modernités. Je le convertis, car bientôt il me mandait dans une lettre : « Ci-joint deux champsauresques où vous reconnaîtrez, à n’en pas douter, la préoccupation de votre manière et de votre style. Vous voyez que j’ai lu et relu, n’est-ce pas, votre Dinah Samuel. » Et, sur ce roman, voici ce qu’il m’écrivait :
« Le carnaval fougueux, avec une note macabre, c’est peut-être bien le secret du modernisme… Des scènes artistiques et charmantes :
« D’abord toutes celles chez Dinah et surtout la séance du modèle.
« Ravissant ! la promenade d’Alice Penthièvre dans les cabarets de Montmartre ; charmant ! charmant !depuis la rencontre au cirque jusqu’à la rentrée dans la chambre andrinople de « l’Epinglée » en route pour le petit hôtel.
« Amusant et fou, le conte hoffmannesque de Pierrot et sa conscience.
« Relu les sonnets impressionnistes ; décidément étonnants…
« Je vous aime bien mieux après avoir lu votre livre qu’avant. Parole d’honneur, cette coquine de Dinah vous a roulé, et je commence à comprendre votre sang-froid et votre génie des affaires, effrayant chez un homme de votre âge. »
Enfin, dans un autre billet, il m’appelle « éternel Champsaur » et « divin Patrice » comme un empereur byzantin. Ce lyrisme extraordinaire fut suivi d’une indépendance égale. Lorsqu’un an après le poète fécampois publia son volume, il oublia de me le dédier comme il me l’avais offert ; ce nom aurait sans doute donné l’éveil à la critique. Pour quelques camarades, les poésies de M. Duval ne furent plus des « champsauresques », comme lui-même les qualifiait aurefois ; il avait « trouvé » une note originale. C’était trop, et voilà pourquoi je consacre quelques lignes à cet imitateur.
Comme je me plaignais à un écrivain de haut mérite, M. Antony Blondel (l’auteur du Roman d’un maître d’école, de Camus d’Arras, et Douces Ames), de ce que restait obscur, pas encore éclairé par la presse, le nouveau que j’apporte ou indique au moins, il me répondit « qu’une vingtaine de malins n’étaient pas assez bêtes pour avouer leurs lectures, mais qu’ils me relisaient ». Je supplie qu’on me pardonne ; j’ai été forcé de parler de moi pour prendre l’un d’eux en flagrant délit et dire ses « aveux complets ».
(4) Le sonnet suivant est un peu vif ; on m’excusera de le donner en sa libre allure :
Le Dernier cri
Des jeunes gens, rimeurs décadentitulets,
comme un chaînon lascif, forment des théories.
Ils aiment le trottoir, la fange, les scories,
rêvent du ciel, quand ils contemplent leurs culs laids.
Misogynes honteux, ils sont immaculés
et bannissent Vénus de leurs allégories.
Ils cisèlent sans art des fantasmagories,
Des poèmes souffrants et désarticulés.
Chercheurs d’étrangeté, de phrases très moroses,
où sautent prestement, comme clowns, des mots roses,
dans les cercueils pourris ils ramassent des vers.
D’aventure, un bourgeois effaré leur dit : « Qu’est-ce ?… »
Ils prennent l’air fatal, plus idiot, pervers,
Et répondent : « Ce n’est rien… Je me déliquesce. »
(5) Le reproche, mal fondé sans doute, a ému M. Ernest Renan. Quelques temps après, il consacrait à cette accusation une partie de la préface du Prêtre de Némi. Voici ce qu’il écrivait à ce sujet :
« L’essence du dialogue étant de mettre en jeu des opinions diverses, et l’essence du drame d’opposer des types différents, on est exposé, de la part des critiques qui font leurs extraits un peu à la hâte, à d’étranges malentendus. On se voit objecter à la fois les dires les plus contradictoires. On est responsable des interlocuteurs, qui partent des principes opposés. J’aurais bien mauvaise grâce à me plaindre d’une méthode critique dont Platon à été la victime… Par un procédé du même genre, un journal… m’accusait, il y a un mois à peu près, d’avoir écrit ce dialogue pour « décrier le courage ». Voilà vraiment qui est un peu fort ! moi qui regarde au contraire le courage comme supérieur, en un sens, à la moralité !... Moi qui vois dans le courage la marque sûre du sentiment qui nous attache à l’idéal d’une façon désintéressée, puisque évidemment le plus haut degré du courage, celui qui est couronné par la mort, n’est pas récompensé ici-bas !
« Le vrai, c’est qu’à un endroit de ma fable j’ai voulu faire voir ce que devient la religion quand le prêtre l’abandonne, ce que devient l’Etat quand on veut le faire tenir sur les pauvres raisons de l’intérêt personnel. J’ai mis en scène Ganeo « le vil coquin », trouvant un disciple digne de lui dans Leporinus, et lui enseignant la dernière conséquence de l’égoïsme, la lâcheté. C’est la doctrine de Ganeo qu’on a présenté comme la mienne. »
M. Ernest Renan continue encore, deux pages, sa défense. L’illustre écrivain, dont on connaît le scepticisme en toute question, est-il sincère, ou bien enveloppe-t-il encore sa pensée, comme il avoue en avoir l’habitude, de « voiles hypocrites » ? Quoi qu’il en soit, je ne puis cacher ma satisfaction, ma joie véritable de l’avoir incité à s’être déclaré, une fois dans sa vie, pour quelque chose, en lançant dans sa préface un tel couplet de bravoure. Mais, avec M. Renan, on ne sait jamais trop à quoi s’en tenir.
[I] Gabriel Vicaire et Henri Beauclair : Les Déliquescences d’Adoré Floupette, Byzance [Paris], Lion Vanné [Léon Vanier], 1885.
[II] Stéphane Mallarmé : Apparition. Cité dans les Poètes Maudits (Léon Vanier, 1884 / Prépublié dans Lutèce en 1883) de Verlaine. (C'est en 1883 que Mallarmé confie ce poéme à Verlaine pour ses Poètes Maudits (avril 1884).
[III] Arthur Rimbaud : Sonnets des voyelles. Cité par Verlaine dans Les Poètes Maudits.
[V] Mostrailles est le pseudonyme de Léo Trézenik et Georges Rall. Ces articles furent repris dans le volume, Têtes de pipes, avec 21 photographies d’Emile Cohl, chez Léon Vanier en 1885.
[VI] Arthur Rimbaud : Les Premières Communions III. Cité dans les Poètes Maudits, (autre publication dans La Vogue n° 1, 15 avril 1886).
Voici la strophe complète:
Adonaï !... - Dans les terminaisons latines,
Et tachés du sang pur des célestes poitrines,
De grands linges neigeux tombent sur les soleils !
[VI] Jules Laforgue : Complainte de Lord Pierrot. Les Complaintes. Léon Vanier, 1885
[VII] Paul Verlaine : Romances sans paroles. Ariettes oubliées V
[VIII] Citations tirées d’A Rebours, Charpentier 1884
[IX] Tristan Corbière : Les Amours Jaunes. Epitaphe. Cité dans les Poètes Maudits.
La Strophe complète comprend un vers de plus :
Il se tua d’ardeur et mourut de paresse.
S’il vit, c’est par oubli ; voici ce qu’il se laisse
- Son seul regret fut de n’être pas sa maîtresse. –
[X] Les Effarés. Cité dans les Poètes Maudits.
[XI] Premier vers du Sonnet du trou du cul, de Verlaine et Rimbaud, ce vers serait de Verlaine seul. Publié pour la première fois en 1903 « sous le manteau » dans Hombres aux éditions Albert Messein sucesseur de Léon Vanier, cette citation de Champsaur confirme que des versions manuscrites circulaient dès cette époque (voir Histoires Littéraires)
jeudi 6 décembre 2007
J.-H. ROSNY Revue Otrante
OTRANTE N°19-20 Rosny ainé et autres formes. Kimé, 353 pp., 2006 (directionArnaud Huftier.)
J.-H. Rosny dans Livrenblog : Vamireh, roman des temps préhistoriques de J. H. Rosny par Jules Renard. Biribi de Georges Darien par G. Albert Aurier et Rosny. Le Termite, roman de moeurs littéraire. Léon Bloy « catholique à la grosse tête » par J.-H. Rosny, "Catholique à la grosse tête" suite. A. France : Rosny/Myron vu par Rosny/Servaise. J.-H. Rosny : Les Âmes Perdues. Anarchie fin de siècle. Un article de Marcel Martinet sur J.-H. Rosny dans l'Effort Libre.
lundi 3 décembre 2007
J.-K. HUYSMANS et LYON
Le 05 décembre 2007 de 18:30 à 21:00 à la Bibliothèque de la Part-Dieu.
dimanche 2 décembre 2007
Sur les conseils de HUYSMANS. Joseph ESQUIROL Cherchons l'Hérétique !
CHERCHONS L’HERETIQUE
- Et maintenant quels sont vos projets de livres, vos plans de travail ? disait Savère, l’illustre écrivain catholique, à Jacques Dalin, son disciple et ami.
Celui-ci venu à Paris pour le « service dee presse » de son premier livre – lequel avait eu la chance de rencontrer en la personne de Savère un chand protecteur – se préparait à regagner Lyon où il habitait d’ordinaire, et faisait au maître sa visite d’adieu.
- Hum ! répondit-il. Vous touchez là précisément un endroit sensible. Des projets de livres ? Ma foi je n’en ai guère… ou plutôt je n’en ai point du tout ; et quelqu’un qui m’aiguillerait sur un sujet intéressant me tirerait d’un embarras cruel…
- Voyons, fit Savère, alors cherchons ensemble.
Puis, après un moment de réflexion :
- Tenez, reprit-il, pourquoi, par exemple, n’écririez-vous pas quelque chose sur Lyon, cette ville que vous connaissez bien, que vous aimez, dont vous comprenez l’âme et la poésie ? ses paysages se prêtent aux descriptions ; le caractère – fait de mysticisme et de sens pratique – des Lyonnais, véritables gens du Nord égarés dans le Midi, et curieux à étudier ; l’ensemble…
- Hé ! s’écrie Jacques, je le sais certes bien qu’on peut écrire une belle œuvre sur Lyon ! C’est même ce que j’avais tenté dans mes Enracinés – vous ne vous rappelez pas ? ce fœtus de livre avorté dont je vous avais parlé à l’époque – seulement voilà, ce qu’une telle entreprise ; bâtir une ville, en somme ! suppose de puissance créatrice, d’observation, de style, de-ci, de-çà , en un mot de maîtrise littéraire !
Savère approuve d’un hochement de tête.
- … Alors, poursuit Jacques, dans ces conditions vous comprendrez que je me récuse. D’autant que j’en ai déjà tâté de la petite expérience ! Oh là là ! pas envie de les reprendre, mes Enracinés !
Soit, dit Savère. Mais puisqu’une étude d’ensemble vous effraie, que ne vous bornez-vous à mettre en valeur, à isoler quelque côté pittoresque, quelque trait bien caractéristique de votre ville : tenez, par exemple, le plus savoureux peut-être – le trait hérésies ?... Parfaitement, mon cher ! continue-t-il, souriant de l’air étonné de Jacques. Vous ne semblez pas vous en douter, et pourtant c’est un fait : Lyon est la ville des hérésies. Informez-vous, cherchez, regardez autour de vous, je vous affirme que vous trouverez des hérétiques. Et ce que je dis là, je ne le dis pas au hasard, ayant fait moi-même à Lyon d’assez longs séjours.
- Mais enfin, comment ? murmura Jacques. Des hérétiques ? En vérité, c’est bien surprenant ?
- Néanmoins, je vous le répète, je n’exagère rien. La tonalité générale de cette ville, la tournure d’esprit, la pente d’âme de ses habitants, peut-être même l’influence de son climat, autant de dispositions favorables à la survivance d’hérésies. Et il en survit… Tenez pour certain que Johannès, ce prêtre défroqué mort à Lyon il y a quelques années, et qui soutenait des thèses religieuses si bizarres… Vous en avez bien entendu parler, n’est-ce pas ?
- Oui, répond Jacques. D’ailleurs j’ai lu votre Au-delà.
- …que Johannès a du laisser des continuateurs. Par conséquent, furetez, faites des enquêtes, assignez-vous en quelque sorte une tâche de détective, et je vous prédis découverte d’hérétiques, et récolte d’observations pittoresques dont vous pourrez faire un livre.
(Mentalement, Jacques admire la sincérité de documentation de Savère et des romanciers modernes, leur conscience, leur scrupule à ne parler de rien qu’ils n’aient vu, fouillé, étudié à fond.)
Cependant Savère poursuit avec chaleur le développement de sa pensée. Aussi sa conviction ne tarde-t-elle pas à se communiquer à Jacques qui se sent de plus en plus alléché par le parti possible à tirer du sujet entrevu. Une dernière amarre de larguée, et vogue l’hérétique.
- Très tentants, dit-il, ces hérétiques ; seulement à propos de quoi y aboutir ? sur quel fond de récit, sur quel canevas d’action broder leurs personnages ? J’avoue mon incapacité radicale à narrer des choses que je n’ai point vécues, et alors, dame ! vous comprenez…
- Oh ! voyons, voyons, ce n’est pas sérieux ! Vous trouverez bien moyen d’imaginer une histoire quelconque. La première venue sera la bonne. On a parfaitement le droit d’écrire des livres dans lesquels il ne se passe rien, du moment qu’est approfondi le véritable sujet de l’œuvre – en l’espèce, l’étude d’hérétiques – auquel le prétexte roman sert de véhicule.
- Évidemment, fait Jacques. Alors, ma foi, le sort en est jeté, j’essaierai l’hérétique !... En attendant : chœur final ! La pièce est terminée ! Rideau !
Et sur l’air des dernières mesures du chœur des Soldats de Faust : dirige nos pas, enflamme nos cœurs, il se met à fredonner à mi-voix :
- Cher-chons – l’hérétique, cher-chons – l’hé-ré-tique !
Puis à Savère, qui le regarde en riant :
- Excusez-moi, mais je ne sais pas pourquoi j’ai l’impression, depuis mon arrivé à Paris, d’être à la fois acteur et spectateur d’une sorte de pièce, dont mes nombreuses visites ici, mes courses avec vous chez l’éditeur, le « service de presse » etc., constituèrent les différents tableaux, et que termine définitivement l’épilogue d’aujourd’hui. Un chœur final serait donc bien de circonstance…
Le lendemain, Jacques arrivait à Lyon. Il serra la main du domestique qui était venu l’attendre à la gare, un brave garçon dont la figure réjouie n’avait hélas ! rien de celle d’un hérétique – si tant est que les hérétiques ne présentent point l’aspect de tout le monde – et, quelques moments après, les bagages récupérés et chargés sur un fiacre, maître et serviteur s’acheminaient vers leurs pénates, celui-ci souriant d’un bon sourire de bienvenue, celui-là croyant distinguer dans les bruits des vitres et de ferraille de la guimbarde je ne sais quel persistant chahut gounolâtre : cher-chons l’hérétique, cher-chons – l’hé-ré – tique !
"votre découverte me met en joie. Ne vous arrêtez pas là, suivez la piste, qui vous conduira, sûrement, à de plus curieux loufoques. Soyez sûr de ceci : aucune hérésie, si vieille soit-elle, n'est perdue. De par un coin de France, il existe une personne au moins qui la pratique et la repasse à une autre.
Et Lyon est une terre spéciale pour cette culture - à en chercher et en expliquer les motifs...
Cultivez votre hérétique, et surtout le milieu où il évolue. Il serait bien étonnant que vous ne missiez pas la main sur des cénacles vraiment comiques."
"Je vous mordez aux mystères de Lyon. Poursuivez et taraudez-moi ces gens là. Vous arriverez encore à du plus curieux.
Ce que vous me dites des envoûtements, je le savais. Cà coûte 20 fr., pas cher, pour exterminer son ennemi, et commettre du même coup un somptueux péché ! (...) Soyez sûr de ce que je vous ai dit, toutes les hérésies, toutes les folies sont à Lyon. C'est une ville spéciale. Il y a un livre étonnant à faire."
"De fil en aiguille, vous êtes arrivé à connaître ce mal que j'ai fréquenté à Lyon. Odufre doit être ce greffier que j'ai connu chez Johannès à Lyon. Ils étaient deux pontifes rivaux. (...) Vous voyez, cher monsieur, que j'avais raison de vous signaler la bonne ville de Lyon comme un repaire d'hérésies. Il faudrait tâcher d'en dégager la cause et d'en dire le pourquoi. Ce serait intéressant."
Mais si il félicite Esquirol de l'avance de son roman :
"Merci, cher Ami, de vos renseignements, et de l'homélie cocasse qui les accompagne.
Je vous envie, de toucher à la fin de votre livre"
"N'envoyez pas de manuscrit pour l'instant, car je suis débordé ! Outre d'autres manuscrits qui s'entassent sur mon canapé, je suis occupé par des études sur Paris."
Petite bibliographie de Joseph Esquirol :
A mi-côte. P.-V. Stock, 1898, In-18, 328 p.
Épreuves... d'imprimerie. Librairie Molière, 1902, In-12, 108 p.
Cherchons l'hérétique ! P.-V. Stock, 1903, In-16, 372 p.
Petits et gros bourgeois. P.-V. Stock, 1907, In-18, 374 p.
Revue : directeur avec Joseph Carrère de Le Bloc catholique (Toulouse. 1902) revue mensuelle de doctrine catholique, littérature, bibliographie, philosophie, questions sociales 1re année, n° 1 (nov. 1902) - 25e année, n° 213 (juil./août 1927). In-8 Périodicité : Mensuel, cinq fois par an. Devient : Le Bloc anti-révolutionnaire