
Pour les chineurs : Le 14e Marché de la Bibliophilie est ouvert depuis le mercredi 25 juin et reste ouvert jusqu'au lundi 30 juin, place Saint-Sulpice, Paris 6e, de 11 h à 20 h.
Il ne faut souhaiter la mort de personne. Et pourtant se serait une si jolie oraison funèbre !
Une petite femme vint qui s'assit.
C'était un café mélancolique où des gloires avaient traîné et des vaudevillistes aussi et où le patron se mourait d'un anévrisme longanime. La petite femme demanda un lait chaud. Sa voix était douce et lente. Des cheveux lui tombaient aux épaules et lui tombaient à peine plus bas et sa robe lui tombait aux talons – pas très bas parce que c'était une petite femme – sans dire les hanches ou les seins ou la taille, et c'était une robe toute droite, sans plis, souple comme la tristesse et triste comme un reproche. Et de jeunes hommes s'assirent autour et demandèrent des laits chauds. La petite femme parla. Et ils écoutèrent la petite femme.
Elle avait la tête à laquelle on rêva toujours, à laquelle on ne pensa jamais. C'était en son coeur qu'on la voyait et elle venait de très loin, de partout, de toujours. On l'avait trouvée aux marges de Racine, aux marges de Jean-Jacques et de Jean-Paul et de Vigny, et c'était tout Mallarmé, tout Loti, tout Maeterlinck et tout Verlaine. A y bien réfléchir, on la réconcilia avec Stendhal, Barrès et Henri de Régnier. Et on eut aux lèvres et dans la gorge le goût de la mer qui emporte – sans le faire exprès – des âmes et des âmes.
Petite femme qui s'ennuie, elle souffrit autour de soi des gens qui s'ennuyaient. Les uns étaient allemands, les autres, peintres, d'autres, vieillards, et il en fut qui, les mardis, sortaient de chez monsieur Mallarmé.
Les omnibus les attendaient à la porte du café et ils étaient venus jusqu'à cette place, après des détours, pour trouver des omnibus. Et les omnibus s'ébrouaient, successifs, avec des yeux verts et des yeux rouges et filaient et c'était la nuit ensuite où les globes de M. Popp s'éteignent et où les rues se font froides et noires. On demeurait autour de la petite femme. On parlait, on ne parlait pas. On écoutait la petite femme et on ne l'écoutait pas. Et lorsqu'on cherchait, parmi des descentes, les couches solitaires du Quartier ou d'ailleurs, on se découvrait l'âme même, toute même – et de par l'âme de la petite femme.
C'est la rue Pigalle. C'est la rue Bréda. C'est la fontaine Saint-Georges.
Et voici les boulevards. Et voici, refrain, l'équivalent sentimental de la petite femme :Ha-ra-ra-bé-belle,
Tou-tou-tou-ta-ta-ti-ti
You-you-you-si-si-da.
Va-va-va-mi-you.
Ta-zi-zi-zi-mé-hi-lou-lou !
Ca-da-la-vi-té-zi-gheh !
Li-rou-mé-hi-la-dou-dé-dé,
Ro-Ro-Ro-Ro-do-do !...C'est un trouble. On n'est pas amoureux. Et les chemins sont longs. Et cependant qu'on marche vite, la figure revient, lente, et le corps aussi.
C'est le sourire, ce sont les dents blanches, dont l'une un peu en arrière et une autre un peu jaune, à droite, et ce sont les cheveux ternes, longs et très courts (pour y pleurer), et c'est le front étroit assez pour être celui de notre soeur. Et c'est la bouche puérile, la bouche lasse. Et l'on n'est pas seul et on est seul, car c'est du fond de son âme, à soi, que sort sans hâte cette figure. On arrive. On allume la lampe pour se coucher seul. La flamme de la lampe n'est pas haute et c'est du silence, dehors. On a le coeur qui glougloute, qui s'amollit. On ne se couche pas : on écrit.
On n'est pas amoureux de la petite femme. Qu'aimerait-on en elle ? Ses yeux un peu myopes, un peu bruns, tranquilles et humides, ses yeux qui ne s'amusent pas et qui chantent ? Son sourire si las et son rire si las en sa fraîcheur, si brisé en sa jeunesse ? Désire-t-on ce corps qu'on devine à peine et qui est confiant en sa gaine de crépon sombre ? On ne sait, tout d'abord, car cette petite femme est une femme...
Puis on la sent si à côté de soi quand elle n'est pas là et si réelle !...
On n'est pas amoureux. On est gêné quand on s'assied sur la banquette brutale du café où elle est assise : on a un peu peur. Elle n'existe pas, cette petite femme, c'est une entité, c'est une réalisation – et c'est bête.
Elle est en notre coeur : c'est notre enfance et notre tristesse et notre malheur, c'est notre sourire et notre lassitude ; et sa gorge qui sort à peine d'un foulard noir est si fatal et se tend si atrocement, si joliment vers des flèches et du fer ! C'est nous, c'est notre soeur, c'est notre beauté.
Des peintres l'ont vue et l'on priée de poser : elle a bien voulu – pas trop. Et les peintres on fait son portrait... et l'ont raté. Car c'était leur émotion qu'ils voulaient fixer sur leurs toiles et en leurs pastels – et ça n'est pas pratique ! Un nez qui frise et des cheveux qui frisent, une main qui ondule ? Oui, mais après ?
Après ?
C'est une petite femme qui s'assied et qui attend, qui sait ce qu'elle attend et qui attend quelque chose de plus.
Autour, ce sont des gens qui attendent et qui ne savent pas ce qu'ils attendent. La petite femme est un instrument de patience, d'attendrissement, d'alanguissement, de méditation et de perversité.
On la croit perverse.
Et c'est parce qu'elle s'ennuie et qu'elle s'ennuie moins quand des gens s'ennuient en face et à côté.
On la croit froide.
Et c'est parce qu'elle se défie et qu'elle a ce qu'elle veut et qu'elle aime. Et ses yeux sont droits et épient – et se détournent.
Ses affaires de coeur. Nous ne savons pas. Ceux qu'elle aima., de vrai, ça n'était ni nous ni de notre génération. Des étrangers.
Pftt !... Elle est NOUS et notre génération.
IIOn le lui a fait savoir – et ce n'était pas la peine. Elle a eu son année, ses poètes, sa cour et sa littérature. Tout le monde lui a serré la main et a échangé avec elle des aphorismes peu coûteux. On l'a menée au cimetière Montmartre au d'Harcourt et de Chatou à la rue de l'Echaudé. On l'a fait danser parmi des vases de M. Tinan et des cyclewomen de M. Albert. Elle a été partout la même, vague sans pose et aimable. Elle a gambadé, musé, boudé. Elle a été la muse de tous. Et elle a eu pour se débarrasser des indiscrètes caresses de ses cheveux le geste qui rejette en arrière des siècles et des mondes. Elle a donné du talent aux enfants parce qu'elle leur a donné le petit trouble qu'elle seule peut donner. Et quelques-uns, pour avoir écrit des mots où tremblait ce petit trouble, des mots où l'on sentait se gercer ce petit trouble
(sans savoir pourquoi) nous troublèrent délicieusement.
Et ceux-là, pour avoir dit leur trouble, le perdirent et crurent que la petite femme était une camarade et une petite femme. Ils n'eurent plus de talent, ils avaient
transgressé les rites – ils avaient vieilli.
III
Mais ce n'est pas une oraison funèbre. C'est une note sur l'histoire littéraire et c'est une ode qui dit l'année 1895-96 qui ne fut pas vide et qui fut ton année, petite femme. J'ai envie de pleurer.
L'année est finie. Il y a plus personne à Paris. Des gens sont en Alsace, d'autres au Midi, d'aucuns à Jumièges ou en quelque autre normanderie. Et tu restes à Paris. Et nous restons. Tu es notre tendresse, tout notre tendresse fraîche et désintéressée de ces mois. Lorsque nous allons te voir en ta petite maison falote d'où jaillissent des terrains vagues, des maisons et des villes, lorsque tu nous apparais, à peine éveillée, les yeux gonflés de rêves, entre des chats, ils nous semble que c'est notre âme qui s'éveille et que nous avons du talent et que nous ne sommes pas méchants. Tu parles ensuite et tu es calme et tu souris, mais nous savons des larmes rue Lepic et des larmes place Blanche.
Mais à quoi bon dire que tu as souffert et faire saigner ton charme saignant ? Il vaut
mieux t'entretenir d'oiseaux et de fleurs, t'offrir, en ta robe longue, aux yeux des pauvres petits peintres et des pauvres petits littérateurs qui veulent de la beauté et qui ne la cherchent pas parce que c'est trop cher. Et à quoi bon te dire à toi-même que tu souffres, que tu t'ennuies ?
Dormir... dormir...
IVPetite fille, petite fille, l'année est terminée. Voici que ces horribles chaleurs s'en vont et que les lumières des cafés vont sembler moins paradoxales. Voici que le soleil va s'attendrir et s'apâlir et que le froid va revenir qui fait qu'on se pelotonne en sa misère. Et les gens reviendront de Normandie et d'Alsace et reprendront leur place auprès de toi et s'efforcerons à émettre des « mots historiques » que tu voudras ne pas trouver ridicules.
Et tu apparaîtras sur des scènes, un peu plus, un peu mieux, et tu épandras tes cheveux sur des tendresses laborieuses et notre épars besoin de tendresse. Et des oeuvres naîtront de toi, sous tes pas, et de pauvres petites fleurs croîtront par toi que tu laissera cueillir aux autres.
Et tu seras des livres encore, qu'on imprimera chez Renaudie, en cérémonie.
Ah ! Petite fille, c'est une année qui vient où s'obstinera ta royauté douloureuse, ta tyrannie apaisante. Et des lunes se lèveront pour toi où tu baigneras la molle ténèbre de tes yeux.
V
Les gens qui t'ont fait mal, qui t'on meurtri tes petites mains et ton petit coeur, les gens qui ton meurtri ton horizon et ton infini, ces gens-là, vois-tu, se sont abolis : on n'en entendra plus parler : ils sont dans les maisons grises, où il n'y a ni chats ni ciels, à faire des farces et à peiner pour ne rien faire.
Il n'y a plus ici, il n'y a plus partout que des gens qui veulent sourire de ton sourire las mais qui sourit. Ne soit pas heureuse, ne sois pas trop heureuse parce que le bonheur est brutal, parce que le bonheur est laid.
Nuance tes plaisirs, nuance tes petites peines.
Tu es nos vingt ans, tu es notre jeunesse, notre vertu, notre douleur, notre tendresse.
Petite fille, petite fille, voici notre coeur, notre coeur pas amoureux, qui se trouble non pour toi, mais par toi.
VI
Et voici, petite fille, notre âme et notre émoi, notre émoi de cette seconde, d'hier, d'aujourd'hui, notre émoi ténu, tenaillant, fécond, éternel...
Il serait cruel d'épiloguer sur la mésaventure du charmant confrère et galant homme que ses cartes de visite appellent il poeta Marinetti. Après avoir offert dans une revue à lui, à Milan, la plus large hospitalité aux poètes français de ses amis, il est venu demander à Paris ses lettres d'investiture et ses éperons de chevalier, pardon ! de prince lyrique. Il repassera. La stricte vérité nous oblige à dire qu'à la répétition générale, tout au moins, le spectacle fut plus dans la salle que sur la scène, non sans indignation exagérée et enthousiasme hors de saison, avec des cris, des rires, des gloussements qui n'étaient pas dans le programme. Nous avons été rajeunis de treize ans : c'était en rinforzando, la soirée d'Ubu roi. De là à la journée d'Hernani, il y a, je crois, de la marge.
Ce n'est pas que Le Roi Bombance manque de qualité, de verve, d'outrance, de générosité, de farce tragique ; c'en éclate, pour ne pas employer un mot qu'on trouve un peu trop dans la pièce – et cela seul me dispenserait d'en dire plus long. Mais il est des choses qui sont à lire, de temps en temps, et qui ne sont pas bonnes à entendre. Et ce ne sont pas toujours des paroles.
Que puis-je citer, s'il faut des citations ?
-Mes biens-aimés Bourdes, recueillez-vous : le roi va roter !...
-Mes bien-aimés Bourdes, Deo gratias, le roi à roté !
La reine écrit à Bombance « Mon pet bien aimé... »Mais il est tant question de pets que, lorsqu'il y a eu du tumulte, un enthousiaste a traité les protestataires de « Tas de constipés ! ». Je passe sur les « intestins desséchés » et autres gentillesses ; ça ne vaut pas le « Cornegidouille !» du bon et pauvre Alfred Jarry.
C'est du symbole trop clair ou trop bruyant, avec de l'obscurité, des nuages, de l'odeur. En somme, c'est la vieille fable du bon La Fontaine, Les Membres et l'Estomac. Le peuple des Bourdes (sic) détrône son chef, le roi Bombance, chasse toutes les femmes, s'abandonne au cuisiniers Tourte, Syphon et Béchamel, est opprimé par lesdits marmitons, mange le roi, ses ministres et ses maîtres-queux, est obligé de les vomir, - c'est comme j'ai l'honneur de l'écrire, - et les rois, prêtres, ministres, reprennent le pouvoir et la tyrannie jusqu'au moment où Sainte-Pourriture et le vampire Ptio-Karoum s'en viennent faire justice de tout ce joli monde et le rendre au néant d'où jamais il n'eût dû sortir. J'allais oublier un poète qui s'appelle l'Idiot et broche sur le tout, et qui, battu, avalé et rendu comme les autres, broie du noir et de l'azur et vend de l'idéal pour rien.
Les décors variés et éloquents de Ronsin, les costumes fantaisistes et truculents du pauvre Ranson, la vaillance héroïque des acteurs n'ont pas défendu le premier acte de l'indifférence unanime, les autres d'un hourvari sans respect. M. Marinetti aura sa revanche. Au fond, il n'est peut-être pas mécontent : inventeur du futurisme, il compte pour rien le présent. Qu'il se méfie, cependant, de certains blasphèmes inutiles, d'une verve aussi sacrilège que factice et d'un vocabulaire culinaire qui n'a pas d'ailes. J'aime mieux Messer Gaster du divin bonhomme que Le Roi Bombance. Il faut louer, parmi les artistes, M. Garry, poète éthéré et étoilé ; M. Jehan Adès, panse auguste et plus que royale ; M. Henry-Perrin, moine pis que rabelaisien ; M. Maxime Léry, très ardent et très bien disant en marmiton-politicien, et tant d'autres qui piaillent, qui hurlent, qui éructent, qui tuent, qui meurent et qui renaissent à qui mieux mieux.
Tout de même, mon cher Aurélien-François Lugné-Poe, les temps héroïques sont passés !
Ernest La Jeunesse par André Rouveyre
Ernest La Jeunesse sur Livrenblog : Ernest La Jeunesse préface au Forçat honoraire, roman immoral. Ernest La Jeunesse célèbre Fanny Zaessinger. Ernest La Jeunesse par Léon Blum. Bibliographie. Ernest La Jeunesse - Oscar Wilde à Paris. Les "Tu m'as lu !" Ernest La Jeunesse dessinateur 1ère partie. Les "Tu m'as lu !" (suite) Ernest La Jeunesse dessinateur. Ernest La Jeunesse - La Foire aux croutes 1ère partie. Ernest La Jeunesse - La Foire aux croutes suite. L'Omnibus de Corinthe. Jossot. André Ibels. Faut-il lire Ernest La Jeunesse ? Ernest La Jeunesse pastiché par Victor Charbonnel dans La Critique. Ernest La Jeunesse : 22 dessins originaux.
Autour d'eux, dans le local profond, pareil à un corridor un peu large, où s'allongeaient sous un plafond bas, deux rangées de tables de marbre blanc, fumait, buvait, grouillait, braillait un tumulte d'homme et de femmes. Dix heures du soir. La Brasserie était pleine. Cette Brasserie, c'était, alors, comme l'illustre tapis-franc de la littérature ; des étrangers la visitaient, par curiosité ; on en parlait dans les guides de voyageurs. D'autres brasseries avaient des noms : il y avait la brasserie des Fleurs, où hantaient les modèles ; la brasserie des Martyrs, qui s'ouvrait sur deux rues, énorme, divisée en plusieurs salles, chaque salle recevant une clientèle spéciale , gens de lettres et artistes, commerçants du quartier usant la soirée en parties de dominos, plus près de la rue des souteneurs assis contre les vitres et guettant les allées et les venues des filles sur les trottoirs dans la nuit traversée de gaz ; la brasserie Pigalle, petite, intime, non sans aristocratie, un peu académique, réservée aux peintres déjà décorés que des souvenirs de bohème retenaient ou ramenaient dans le quartier des joyeuses misères. Mais, elle, c'était la Brasserie ! Sans autre dénomination. Les bohèmes qui allaient ailleurs venaient ici, quelquefois, parce qu'il fallait y aller ! Et ceux qui avaient pris l'habitude d'y venir, n'allaient jamais ailleurs. Elle était un centre, un lieu de camaraderies, de haines aussi, groupement plus solide ; quelque chose comme une patrie. A quelques-uns de ses hôtes, Parisiens acharnés, la semelle collée au pavé de la ville, quitter Paris eût paru possible, s'il n'eût fallu en même temps renoncer à la Brasserie. Le matin, c'était au café, comme les autres, propre, froid, clair, paisible, où l'on déjeunait. Mais, le soir, elle prenait, avec sa cohue hargneuse, avec son brouhaha de cris et de paroles, un air malpropre et brutal, hostile, furieux, mystérieux aussi, presque effrayant ; quelqu'un qui, par hasard, ayant soif, aurait poussé la porte, se serait arrêté, se serait enfui peut-être ; on osait être là que si on y était chez soi.
La Brasserie était redoutée, et redoutable ; elle était, sous les succès, sous les gloires, sous tous les dessus splendides de la vie littéraire, la colère des vaincus, le mauvais rire des envieux. On ne s'y montrait plus, dès qu'on avait conquis la fortune ou la renommée, non point parce qu'on ne s'y voulait plus faire voir, mais parce qu'on y eût été mal vu. On en sortait comme des galères ; ceux qui restent au bagne, regarderaient d'un mauvais oeil les anciens forçats qui s'aviseraient d'y revenir en visiteurs. Mais toutes les victimes de la paresse ou du guignon, tous les impuissants et tous les forts réduits à l'impuissance se groupaient là. Et il s'y réjouissaient cruellement. La Brasserie prenait contre les insultants triomphes toute la revanche qu'on en peut prendre par le dénigrement et la parodie. Elle bafouait, calomniait, démolissait. Et ce qu'il y avait d'épouvantable c'est que, la plupart des réputations étant, en réalité, illégitimes, elle avait souvent raison, l'envieuse ! Puis, qui savait, qui pouvait dire si ces rapins sans ateliers, ces journalistes sans journaux, ces poètes sans éditeurs, ces dramaturges sans théâtre, tous ces sans-le-sous que la misère ou la chance mauvaise maintenait en l'impossibilité de se produire, ne valaient pas les heureux du succès et de la réputation ? Plusieurs sortis de la Brasserie, sont illustres ; peut-être n'étaient-ils pas seuls, parmi les leurs, à mériter cette évasion glorieuse ? Le ricanement de la Brasserie avait peut-être pour excuse l'injustice du sort.
Mauvais, ces hommes ? Non, malheureux. Mais, excusable ou non, cette gaieté était terrible. La Brasserie n'approuvait rien, n'admirait rien; ou elle inventait des gloires, qui restaient ignorées, pour diminuer les gloires reconnues. Elle exaltait pour humilier, affirmait pour nier. Et sa besogne lointaine, comme souterraine, ne demeurait pas sans effets parce que la Brasserie avait la haine tenace et le dénigrement entêté, parce qu'elle mettait à mordre l'acharnement d'un chien qui ronge un os, parce que, en bas, elle parlait haut. En outre, dédaignée et méprisée en apparence, elle n'était pas sans lien avec les journaux distributeurs de renommée. Une critique proférée là, cent fois répétée, sortait de la Brasserie, montait, se répandait, pouvait devenir l'opinion publique ; une injure, bavée entre deux bocks, allait frapper en plein front la plus haute gloire, comme le crachat en l'air d'un voyou souille la face d'un homme au balcon. Les plus admirés, attentifs à cette espèce de basse sainte-wéhme de la littérature, avaient peur de la Brasserie. A la Brasserie, il y avait Jean Morvieux.
Cet homme faisait penser à un égout, qui aurait de la haine. Toutes les médisances, toutes les calomnies, toutes les laides histoires, vraies ou fausses, dont la rage des humbles affronte les célèbres et les puissants, il les recevait, les absorbait comme un trou s'emplit, et les dégorgeait, plus immondes, avec l'éloquence d'un débordement de fanges ; et il montrait, quand il parlait, son cou se gonflant comme d'une remontée d'aliments et devin, la face extasiée d'un ivrogne qui aimerait son vomissement.
Ce qu'il faisait dans la vie, à quarante ans déjà, ce qu'il avait rêvé, ce qu'il espérait, - s'il espérait encore, - peu de gens le savaient ; il donnait parfois à entendre qu'il entassait, dans des tiroirs, des drames, des romans; mais il se souciait peu de les offrir à la curiosité de l'universelle bêtise. Ses enthousiastes, - il en avait, - affirmaient que Jean Morvieux, le voulant, aurait étonné le monde par des chefs-d'oeuvre absolument nouveaux, et que près de lui les plus grands homme auraient ressemblé, s'il avait daigné se dresser , à des nains qui grouillent entre les jambes d'un géant. Quelquefois, en effet, s'échappaient, du tumulte de son insolente et virulente parole, parmi les haineuses ordures, des emportements vers on ne sait quel sombre et farouche idéal. Ce démolisseur, après avoir fait des ruines, les escaladait et planait au-dessus. Vil et magnifique, immonde et rayonnant, ignoble et glorieux, la bouche pleine de fiel, les yeux pleins de flamme, sifflant et tonitruant, il offrait cette absurde et grandiose antithèse d'un serpent qui rugirait ! Qui aurait pu dire de quels rêves il était descendu dans les réalités de la colère et de l'envie ? Il était peut-être de ceux qui se crurent nés pour devenir les despotes des esprits de tout un siècle, et à qui n'est resté, de leur emphatique ambition déçue, que l'orgueil de mépriser ceux qu'ils n'ont pu asservir. Soldats qui ont crié : « Je serai empereur! » et, déçus jusqu'au goujat, narguent les généraux. Il connaissait peut-être ce poète non prouvé, les inconcevables affres du cerveau vide à l'heure du travail, les insultants reproches, sous la plume qui n'écrit pas, du papier qui reste blanc. Impuissance, paresse, ou déperdition de l'esprit dans la vaine éloquence, cette réalisation trop facile et trop prompte de la pensée, n'importe ! Il était possible qu'il eût cent fois, fou de rage, ensanglanté de ses ongles les tempes de sa stérile tête, comme une femme maudirait et déchirerait son vil ventre infécond qui rêva des races ! Et il parlait encore, toujours, parce qu'il ne pouvait pas écrire ; et il raillait épouvantablement, comme Satan satisfait dans le rire sa rancune de ne pouvoir créer. Or cette raillerie avait de la bave et des crocs, souillait et lacérait. Un être pareil à un chien enragé secouant sa chaine dans sa niche, tel était Jean Morvieux, dans le coin le plus profond de la Brasserie. Sa bouche ouverte ressemblait à une gueule armée, qui de l'ombre d'un trou, menace éternellement. De toutes les hauteurs, on entendait ses hurlements ! On ne pouvait s'empêcher de savoir qu'il y avait, très bas, très bas, plus bas encore, une hydre dont la seule tête suffisait à l'empestement de tout l'air.
Quant à sa vie, honteuse, il l'étalait avec le cynisme d'un ladre qui montre sa lèpre. Comme s'il y eût aimé le mépris, même quand, le méprisé, c'était lui. On aurait dit qu'il voulait rendre vraisemblable, par son ignominie, l'ignominie des autres. Son exemple prouvait ses calomnies. Qui aurait osé douter, dans la Brasserie obéissante, des infamies, dont il éclaboussait avec un retentissement de foudre, en levant son bock, les plus purs et les plus illustres, lorsque lui-même, Jean Morvieux, était infâme ? Il l'était véritablement. Il avait cette fille, Caroline, vieille, obèse, suante, emplissant de sa chair molle les loques flasques d'un corsage toujours mal agrafé. Avec son air de somnambule de foire, qui longtemps, aurait été, derrière quelque caserne, la matrone d'un mauvais lieu, elle rôdait, vraiment, les soirs, - tandis qu'il pérorait et prédiquait , lui, à la Brasserie, - sur les boulevards extérieurs, dans les ruelles de Montmartre, s'offrant à qui passe, hideuse mais prometteuse, usant de sa laideur pour faire espérer des complaisances, et connaissant des bornes de portes cochères, où l'on épargne, sans diminution du salaire, la mise de fonds d'une chambre dans quelque hôtel meublé. Et quand elle rejoignait Morvieux, rouge, grasse, énorme, lourde, sans chapeau ni bonnet, sentant le vin des ivrognes qui rôdent, elle faisait sonner, pour le réjouir, dans la poche de sa jupe toujours prête à tomber, des remuements de gros sous ; car on ne la payait pas en monnaie blanche. Alors, il riait, en l'orgueil de sa honte, et sûr des bocks. Sa verve devenait furieuse et triomphale. Il se levait, secouait ses cheveux, frappait la table du poing, abondait en improvisations haineuses, qui vavait l'air de prendre à la gorge les renommées, les puissances, et de les secouer. Il criait : « La gloire est une catin, comme Caroline ! Seule différence ; elle coûte plus cher. » Ou bien : « L'autre jour j'ai vu un homme glisser dans un égout ; c'était un ministre qui rentrait chez lui. » Ou bien ; « Je prend le Sénat dans ma main droite, l'Académie dans ma main gauche, je les frotte l'un contre l'autre : ça ne prend pas feu, parce que c'est de la bouillie, mais ils font, à eux deux, les deux fesses d'une même diarrhée ! » D'ailleurs, toujours littéraire, soignait ses phrases, comme en l'appréhension de quelque sténographe. Ce souteneur parodiait Juvénal. Et il riait d'un rire béant, trop lippu, qui montrait des dents sales. Il était horrible, il était joyeux. Il s'enorgueillissait de sa maîtresse, qui était une rouleuse ; comme de ce nom, Jean Morvieux, qui n'était pas son nom, qu'il avait choisi ; comme de sa face large et jaune, aux bajoues pendantes, aux lèvres bouffies, presque sans nez sous le renflement d'un front colossal, de sa face de mascaron que hérissaient de crins rouges, pareils à une brutale auréole, des cheveux courts et drus autour d'un crâne chauve. Son nom le révélait, sa face l'avouait ! Il était ignoble et formidable. Ce buveur de bière eût été moins à craindre s'il eût été buveur de sang. Si lointain qu'il fût, il effrayait. Et après les triomphales faciles, dans les succès d'un jour, que célèbre l'enthousiasme des toasts, à ces banquets politiques ou littéraires où l'Illustre de la journée a un instant le droit de se croire l'égal des véritables héros ou des vrais génies, c'était toujours l'inquiétude secrète des convives, fiers de la gloire qu'ils donnent, de voir sourdre on ne sait d'où, comme Banquo dans le fauteuil, Jean Morvieux levant, pour trinquer avec les coupes de champagne, le ricanement mousseux de sa chope.Mendès (Catulle) : La Première maîtresse. G. Charpentier et Cie, 1887.
Catulle Mendès par Camara
Sur Mécislas Golberg :
L'Alamblog, une bibliographie Des Tablettes
Livrenblog, un extrait du chapitre Déformation de La Morale des lignes. Mécislas Golberg contre Remy de Gourmont : Orthodoxie symboliste.
L'indispensable recueil : Mécislas Golberg Passant de la pensée. Une anthropologie politique et poétique au début du siècle. Maisonneuve et Larose, Quatre Fleuves. 1994, in-8, 506 pp. Bibliographie. Couverture illustrée, illustrations hors texte. Etudes critiques, bibliographie et documents réunis par Catherine Coquio. Collaboration de M. Décaudin, Ph. Oriol, P. Dufief, G. Ducrey, S. Lucet, J.-P. Corsetti, etc. Choix de textes de Golberg.
Lettres à Alexis. Préface de Jean-Paul Corsetti. Éditions Champ Vallon, 1992.
On trouvera une bibliographie et des repères biographiques sur le trimardeur anarchiste grâce à la mise en ligne du livre précédent sur Google books.
Willy souffe que je grave
Digne et grave
Sur le bois d'un calembour
Ces vers pour
Abominer ta tenue
Biscornue
Et tes chapeaux à bords plats,
Raplaplas !
Morbleu ! Quand on est en somme
Un bel homme
Dont rêvent tant de minois
Pantinois,
On doit avoir la fringance,
L'élégance
Au moins de Lugné-Poê,
La poë -
Sie et l'air aristocrate,
La cravate
De feu Brummel, cet archi-
Lebargy...
(ici l'auteur s'arrête terrassé par la méningite)
Texte de Dominique BONNAUD
Willy sur Livrenblog : Cyprien Godebski / Willy. Controverse autour de Wagner. Une photo de Mina Schrader, esthéte et anarchiste. Willy, Lemice-Terrieux et le Yoghi. Romain Coolus présente quelques amis. Colette, Willy, Missy - Willy, Colette, Missy (bis). Pourquoi j’achète les livres dont personne ne veut ?. Le Chapeau de Willy par Georges Lecomte. Nos Musiciens par Willy et Brunelleschi. Nos Musiciens (suite) par Willy et Brunelleschi. Willy l'Ouvreuse & Lamoureux. Quand ils se battent : Willy et Julien Leclercq. Willy préface pour Solenière par Claudine. La Peur dans l'île. Catulle Mendès. Léo Trézenik et son journal Lutèce. Jean de Tinan, Willy, petite revue de presse. En Bombe avec Willy. Maîtresse d'Esthètes par Papyrus. Quand les Violons sont partis d'Edouard Dubus par Willy. Le Jardin Fleuri. R. de Seyssau par Henry Gauthier-Villars. Willy fait de la publicité.
Et éparpillé un peu partout...
L'Assiette au Beurre, N° 101, 7 mars 1903.
JEAN LORRAIN par CAMARA
O Lorrain ! Qualis artifex !
De quel art tu fais vivre au cours de tes chroniques
Ces Bougrelon, ces Woronsoff ! - Neurasthéniques
Souffrant d'un mal étrange ignoré du codex !
Misogyne admirable et qui t'es dans la vie
Tant occupé d'Eraste et si peu de Sylvie,
Tu nous apparais, tel un hagios lointain,
Dans la riche lourdeur d'un cadre byzantin,
Parmi les ors ouvrés de façon magnifique
Dilatant tes yeux noirs tout pleins d'ombre mystique.
Le front nimbé d'argent et levant haut l'index,O Lorrain ! Qualis artifex !
Texte de Dominique BONNAUD
Jean Lorrain sur Livrenblog :
- Jean Lorrain en 1931 L'Esprit Français enquête.
- La Maison Philibert au Théâtre. De Lorrain à Fréhel.
- Jean Lorrain n'assassinera personne.
- Maigre moisson : Lorrain, Barbusse, Rollinat.
- Jean Lorrain : Consul [le singe des Folies-Bergère].
- Samain : Mendès. Lorrain. Jeanne Jacquemin.
- Les Académisables : Jean Lorrain.
- Donnay se souvient : Verlaine, Schwob, Lorrain, Allais.
- Jean Lorrain - Georges Normandy dans La Revue Contemporaine.
- Jean Lorrain dans le Gil Blas illustré.
- Jean Lorrain plagiaire de Rimbaud et Laforgue
- François de Nion : Sonyeuse.
- Jean Lorrain par Henry Bataille.
Et citations diverses ici ou là... Le moteur de recherche de Blogger (en haut à droite) vous guidera.
Un de ces derniers matins, le ministère incomparable auquel nous devons les terrines de M. Fallières de Nérac, s'aperçut qu'il n'avait pas encore marqué la moindre sollicitude pour la littérature, et, tout aussitôt, décida de pallier sa faute en laissant pleuvoir sur la gent écrivassière un ruban de la Légion d'honneur. Même, à ce propos, il y eut unanimité, - preuve irrécusable, encore que nouvelle, de la supériorité des lettres sur la politique en général, et sur la question du Tonkin en particulier...
Seulement, qui décorerait-on ?
Homme de lettres s'il en fut, M. Cochery prit la parole et proposa Emile Zola, mais M. Tirard l'interrompit, rappelant comment cet écrivain traitait les Lorilleux dans l'Assommoir. Divers noms mis en avant soulevèrent des objections également graves. Nos ministres se voyaient donc aussi embarrassés que le serait Bébé, le canard de l'Elysée, trouvant dans son bassin une queue de billard, quand M. le Président Grévy intervint, parla de la crise des loyers, de l'apeurement de l'épargne et signala la nécessité de rassurer le capital sur le terrain artistique comme sur les autres. Là-dessus, la « société » tomba d'accord pour récompenser l'ensemble des écrivains français... dans la personne d'un de leurs éditeurs, M. X***.
Rendons à César ce qui appartient à César. Pour une fois, ces messieurs avaient eu la main et l'idée heureuses. Tous les Français des deux sexes, qui consacrent leur temps à salir du papier, (j'entends salir avec de l'encre), éprouvèrent à la lecture de l'Officiel un légitime mouvement de fierté. Du perron de Tortoni au Gymnase, en passant par la Librairie Nouvelle, on ne rencontra, tout un jour, que des visages souriants. L'homme qui, sans contredit, exulta le plus fut Emile Bergerat. Le poète d'Enguerrande saisit Armand Silvestre, au passage, et, par le premier train, tout deux dissimulant mal leur triomphe, portèrent des gerbes de fleurs sur la tombe de Glatigny.
Or, à l'encontre des joies ordinaires, celle-ci fut assez durable pour que le genus irritabile vatum résolut, afin d'en consacrer le souvenir, d'offrir au nouveau légionnaire une croix en diamants et un dîner à tant par tête. Des souscriptions se recueillirent. Des Parnassiens sans argent en firent autant, et l'on vit des actes d'héroïsme obscur qu'on ne rapportera point pour ne pas blesser la délicate modestie de leurs auteurs, et pour ne pas mouiller les yeux - « les beaux yeux » - de nos lectrices. Plutôt que de laisser douter de leur reconnaissance, d'aucuns, parmi nos bardes, en demandèrent une au Mont-de-Piété, et, veufs de leur « oignon », attendris tout de même, versèrent leur obole. J'en sais un qui courut vendre un autographe de Victor Hugo, une lettre dans laquelle le Maître le serrait entre ses vieux bras. Un brocanteur en donna sept francs. Elle était encadrée, cette lettre. En vérité, un tel sacrifice n'est il pas touchant ? Magnifique fut le dîner, (huit francs par poète, les vins compris). L'éditeur pleurait de joie. Quand les garçons, qui servaient en vers, apportèrent le fromage, le nouveau décoré se leva, sa coupe de champagne à la main, et voulut toaster à « ses chers collaborateurs ». L'émotion entrecoupait ses paroles :
- Mes amis, mes bons amis, que ne vous dois-je pas ?...
- Ne parlons pas d'affaire ! Cria quelqu'un.
Et tout de suite, chacun cracha son speech. Se souvenant qu'elle appartient un peu aux lettres, Mlle Rosélia Rousseil déclama la tirade d'Elza dans laquelle elle se compare à une jeune panthère (sic). M. Léon Cladel, qui pour la circonstance s'était peigné, récita un sonnet en patois du Quercy. En un mot, ce fut une de ces fêtes comme on en n'avais pas vue depuis le baptème du petit ébénisse...
La majorité du public n'a rien trouvé d'extraordinaire en cet événement. Aussi bien, ses illusions sur les choses de la librairie sont des plus divertissantes.
Lorsque notre nom s'étale aux devantures, il est rare que nous ne rencontrions point un brave homme, souvent de profession intellectuelle, qui nous tape sur l'épaule, voire sur le ventre, et nous crie :
- Allez-vous en gagner de l'argent, heureux coquin !
Ce disant, ma parole, il nous coule le même regard qu'à l'ami rencontré, une jolie femme au bras ! Mais si l'on répond, que la vente marche mal, que c'est un « four », l'homme, tout de suite moins familier, soupire :
- Tant pis, cher monsieur... et tant pis pour votre éditeur !
Eh bien non ! Bon public, nous ne gagnons pas d'argent et nos éditeurs n'en perdent point, - n'en perdent jamais. Il est temps d'écrire ces choses.
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« Quand Dieu le père eut créé le monde, il trouva son oeuvre imparfaite (Lamartine). Jolie mais triste : c'était une de ces compositions appelés succès d'estime au théâtre, pièces charmantes qui ne font pas un sou. Un archange très poli, (ce devait être M. Lapommeraye), rédigeait le feuilleton du lundi dans le Journal Officiel paradisiaque ; il souffla au Seigneur une inspiration, - la scène-à-faire.
Et le bon Dieu créa tous les arts...
Seulement, il arriva bientôt que les artistes, s'émancipant, tombèrent dans le pêché d'orgueil : les peintres révolutionnaient l'avenue de Villiers avec leurs palais babyloniens, les musicantis commetaient des opéras qui duraient sept jours, (autant que la création du monde) et les sculpteurs élevaient des tours de Babel sur les arcs-de-triomphe, mais les gens de lettres demeuraient les plus insupportables de tous, faisant à la fois des journaux et des livres, de la prose et des vers, offensant la morale et « blaguant » les gouvernements.
Un autre critique du Paradis, ange sévère – mais juste, (ce devait être M. Sarcey) se plaignit : le Père Eternel fut contraint de sévir. Sculpteurs et musiciens furent punis les premiers. Jéhovah leva sa droite : le praticien et les scènes subventionnées naquirent. Il n'y eut plus de sculpteurs et presque plus de musiciens. (Encore ses derniers durent-ils de ne point disparaître tout à fait, à l'intervention de Sainte Cécile. On en garda pour la graine). Le châtiment du peintre fut le marchand de tableaux ; le châtiment de l'écrivain fut l'éditeur. Mais le peintre plus « roublard » roula son marchand, découvrit l'Amérique et inventa Trouillebert. Et l'écrivain resta le plus frappé. Et Lamartine eut raison : la création se retrouvait imparfaite !... »
Ainsi parle la bible que tout romancier porte en soi.
Elle ajoute encore :
« Et pour créer l'éditeur, Dieu prit une tête d'usurier, un cerveau de marchand de lorgnettes et un demi-coeur d'équarrisseur. Un Auvergnat fournit le reste que le Tout-Puissant soupoudra d'orthographe de portier. »
Recette : - Dresser dans une boutique garnie de bouquins multicolores et servir froid.Si Virgile a écrit son Sic vos non vobis... c'est que le « cygne de Mantoue » pensait à son éditeur, gros éleveur qui ne gavait pas ses volatiles. Les choses n'ont pas changé. L'autre jour, un homme du monde qu'a piqué la tarentule de publier un roman à ses frais, me soumettait ses comptes. Ses 1.500 exemplaires lui revenaient à 90 centimes chacun. En faisant 1fr. 10 de remise aux libraires, il touchait trente sous par volumes vendu. Alors il me demanda ce que pouvaient bien gagner les romanciers de profession. L'auteur, luis répondis-je, gagne dix sous quand son exploiteur en empoche trente : voilà la moyenne.
Mon homme se récria. Or, je n'éxagérais point, car les éditeurs pour un ouvrage à 3 fr. 50, payent aux sept dixièmes des écrivains 35 centimes, aux deux autres dixièmes 60 ! J'avais raison, car ces entrepreneurs ne dépensent pas pour un in-18 de 350 pages ces 90 centimes, moyenne des frais de l'amateur se faisant imprimer à Paris, car ils s'adressent en effet, à des maisons de province qui emploient des sarrazins ou de misérables femmes, et travaillent mal, mais à 20 p.c. Meilleur marché. Même, je me trompais, au préjudice de ces frelons, car ce prix diminue de 5 centimes à chaque mille nouveau jusqu'au quatrième, grâce au clichage ! - car les imprimeurs livrent des passes, des doubles-passes, etc. (1,650 à 1,700 volumes, au lieu de 1,500), sur lesquelles l'auteur ne touche aucun droit ! - car leur remise aux libraires est plus faible que celle de mon amateur ! - car très souvent ces boutiquier féroces se font céder la propriété de l'oeuvre pour dix ou vingt ans ! - car souvent encore ils touchent une part léonine sur le montant des reproductions et des traductions !...
C'est ainsi et c'est pis : des articles ont parus au Figaro, sur lesquels, très légalement, un prélèvement de 50 p. c. était opéré par l'éditeur de leur signataire : - Pierre Loti !
Et je ne parle pas de l'éditeur qui ne paie point le premier mille quand l'édité est un débutant, ni de celui qui paie après la vente !...
L'éditeur ? Mais il mériterait un volume et non pas un article. Il est la fourmi ; l'écrivain reste le puceron, la vache laitière, la bête taillable et corvéable à merci. Celui-ci produit, celui-là mange.
Lui, risquer de l'argent ? Comment ? Il a du métier et du flair. A la seule inspection d'un titre, il sait quel sera son minimum de vente. Tant pour ses correspondant de province et de l'étranger, tant pour les bibliothèques des gares. N'écoulât-il qu'une demi-édition (et il l'écoulera grâce à cette bonne fille de presse), il rentrera dans ses débours.
Suivez un romancier chez un de ces fils de Sem. L'homme de lettre fait son enquête, il sait que son oeuvre a été vendue à 4.000 exemplaires au moins, et, joyeux, il passe à la caisse. Là, tout estomaqué, il apprend que 3.000 volumes, « à peine », se sont écoulés ! Ah ! Oui, je sais bien : la vérification ! Qu'il se lève donc l'écrivain qui a jamais osé exiger l'immédiate exhibition des livres commerciaux et des factures ! Et la dignité de l'éditeur, qu'en faites-vous ? Il s'en drapera : Tout est rompu, mon gendre ! D'abord montrât-il ses registres, je vous demande un peu ce que cela signifierait ? La tenue des livres en partie double n'a pas été inventée pour des prunes !
On me parlera aussi de la déclaration que la loi contraint l'imprimeur à faire. Voici ma réponse : l'an dernier, un de mes amis ayant touché ses droits d'auteur sur 3.500 exemplaires, éprouva quelque doute, et voulu vérifier l'exactitude du tirage à l'imprimerie même, qui fonctionnait dans une petite ville de Seine-et-Marne. Je l'y accompagnai.
L'imprimeur confirma le chiffre de l'éditeur. Sans nous rebuter, nous allâmes le même jour, au chef-lieu, chez un fonctionnaire élevé qui voulut bien nous communiquer la déclaration légale de l'imprimeur. Or, celle-ci portait 2.500 seulement. Voilà pour l'observation des lois. Naturellement, mon ami eut la faiblesse de ne pas dénoncer l'industriel.
C'est ainsi, c'est grâce à de tels procédés, que l'écrivain demeure, le plus mal partagé des artistes. Jusqu'au dessinateur qui illustre son livre – dessinateur inconnu et débutant – chacun reçoit un gain supérieur au sien.
L'auteur dramatique, quoi qu'on dise, est moins à plaindre. Ce n'est pas, en effet, la faute des directeurs si l'offre reste plus considérable que la demande. Au moins quand on le joue, on le paie, et tout de suite, et raisonnablement. D'autre part, à l'encontre du fabricant de livres, le directeur de théâtre a des frais énormes et des risques sérieux.
Dans la presse, grâce à de Villemessant, les prix sont devenus à peu près ce qu'il devaient être. La gêne actuelle, fille du krack, est momentanée. Des recueils se publient dans lesquels un ou deux articles se rapportent à leur auteur autant et plus qu'une édition de roman en librairie. Enfin, le journaliste est rare qui voit son directeur l'éclabousser boulevard des Italiens avec un coupé attelé de stepper de 300 louis, tandis que lui, pauvre hère, victime des tailleurs, touche à chaque fin de mois des billets protestables à 90 jours !
Seul, le romancier demeure pauvre en présence de ses éditeurs millionnaires.
Evidemment, parmi ces derniers, certains méritent qu'on fasse une exception en leur faveur. L'exception, d'après Lhomond, confirme la règle.
Le galant homme qui édite M. Emile Zola mériterait même une statue sur la rive gauche, car, spontanément, de lui-même, il déchira le traité primitif qui liait à lui l'auteur des Rougon-Macquart. Il pouvait continuer à tenir ce traité pour bon, et M. Emile Zola, travaillant trente ans comme il travaille, ne se serait pas plus enrichi qu'un commis des télégraphes !
Est-ce tout ? Non : certaines maisons anciennes sont excellentes : les Hachette, les Hetzel, les Marpon et Flammarion sont l'honneur de leur industrie ; par malheur, ceux-là sont spécialistes, et le romancier ne peut guère leur offrir de romans.
Seuls enrichissent leurs auteurs, le feuilleton, et la livraison populaire illustrée à deux sous. Mais portez donc l'Evangéliste ou l'Abbé Constantin, - deux oeuvres différemment littéraires – au Petit-Journal, ou à M. Jules Rouff !
Reste, unique ressource, l'éditeur, maître du marché, qui fait les prix. J'ai montré ses procédés ordinaires, quotidiens. Là-dessus, lecteurs, ne vous l'imaginez point comme un échappé de la forêt de Bondy. Non – et c'est là justement ce qui excuse cet arabe, - il est inconscient. Jouant au bezigue ou bien organisant une fête de bienfaisance, il ne tricherait pas d'un sou ; seulement, vis-à-vis d'un auteur, cet homme obéit à la fatalité, ainsi qu'Oedipe. Il suit la tradition !
Coupable, il n'est pas plus que nos petits fournisseurs donnant à nos domestiques le sou du franc. Et ne lui dites pas qu'il fait danser l'anse du panier ; avec la cuisinière, il vous répondra :
- Monsieur m'étonne : ça c'est toujours passé comme ça !
Si je n'ai pas nommé un seul de ces philistins, ce n'est pas que la plume ne me démangeât point de les pourtraicturer, dans l'impudeur cynique de leur trop tangible réalité. Le dernier que j'aie visité, me disait, l'autre jour :
- Vous vous plaignez, mais savez-vous ce que Dumas père a touché en tout pour les Trois Mousquetaires qui se vendent encore et se vendront toujours ? Dix mille francs, Môssieu, dix mille francs !
Oh ! Le pon lorgnette ! Ce doit être un ascendant de ce joyeux millionnaire qui, condamné par le Tribunal de Commerce à rendre gorge et à payer au même vieux Dumas une somme énorme, l'alla trouver incontinent à la campagne, ayant dans une poche un acte de renonciation tout prêt, et, dans l'autre, la moitié de la somme en billets de banque. Sans mot dire, il étala ceux-ci sur la table du romancier qui n'en avait jamais autant vu. Puis, le shylock tira l'acte : « Signez, dit-il, et vous pourrez rendre stagnante cette inondation qui va fuir !... » Le talent est imbécile : Dumas signa !
Naguère, je me rappelai cette anecdote au chevet d'un éditeur mourant. Car, j'ai eu cette joie d'en voir mourir au moins un. Il s'en allait de pléthore et d'indigestion. Déjà, le prêtre lui avait administré les derniers sacrements ; il râlait, et la chambrée silencieuse contemplait, toute remuée, l'agonie de ce haut seigneur.
Soudain, sa molle paupière s'entrouvrit et battit comme pour un signe. Le premier-commis de la maison, obséquieux encore, s'approcha.
- Ernest, balbutia le moribond, ne payez St-F... qu'à 10 p. c. et après la vente...
Puis, la voix s'éteignit, et le grand éditeur rendit à Dieu sa belle âme.
Celui-ci, du moins, n'était qu'un loup-cervier. D'aucuns, plus effrontés, ne se bornent point à traiter leur auteur de Turc à More ; incapable de lire son manuscrit, ils le font lire, - c'est l'usage de la confrérie – par un vieux monsieur dressé ad hoc, mais n'en confient pas moins leurs impressions, voir leurs observations ou leurs conseils, à l'écrivain qui s'y expose. On pourrait nommer certains de ces industriels qui, pour cette outrecuidance, furent prestement renvoyés à leur comptoir, à l'aide d'arguments chaussés à la poulaine.
Pour finir, parlerais-je de la jeune école ! Certains d'icelle, ont imaginé pour amorcer les eunes talents, de doubler, à partir du quatrième mille, les prix alloués par les plus généreux de leurs anciens. Chez eux, les trois premiers mille vous sont comptés à 40 centimes l'un, après quoi, l'exemplaire vendu vous rapporte un franc. Seulement,
les braves gens tirent deux mille quand ils vous en accusent un seul, et, bien vite, vous regrettez la boutique à dix sous.
Ayant exposé le mal, je devrais logiquement indiquer le remède. Mais ne le connaît-on point ? L'auteur devrait s'éditer lui-même. A cela, des confrères répondront qu'on n'a pas toujours les 14 ou 1.500 francs nécessaires pour établir – à Paris – la première édition de son livre. Soit ! Mais alors, associons-nous, Messieurs. Soyons cinq ou six au début, mettons à notre tête un jeune de grand talent comme Huysmans ou Guy de Maupassant, et nous trouverons en deux jours les quinze mille francs qui doivent constituer notre caisse sociale. Seulement, si nous ne le faisons point, cessons de geindre. Les écrivains, comme les peuples leur gouvernement, ont les éditeurs qu'ils veulent avoir. Même, nous devons prendre garde ; le public, en effet, se désintéressera de nous, s'il assiste souvent à des banquets comme celui de l'autre jour.
Car, je n'ai point tout dit : les toasts avaient altéré nos dîneurs. Vers les minuit, cafés et brasseries les virent arriver par bandes. Ils y étaient tous, les doux et les rudes, ceux qui n'on plus de cheveux et ceux qui en ont trop. Alors, entre les piles de soucoupes, les confidences commencèrent. Chacun raconta les tours à lui joués par le nouveau décoré. Dix bocks de plus et ils allaient brûler sa boutique ! On pourra trouver ce la fort drôle ; moi, je trouve cela très écoeurant.
LA REVUE INDEPENDANTE Février 1885
BIBLIOGRAPHIE (incomplète mais suffisante) :
Charlot s'amuse... avec une préface par Henry Céard. Bruxelles, H. Kistemaeckers, 1883, in-12, XI-348 p.
- Champion, Genève, Slatkine, Ressources, 4, 1979, in-8, XI-IV-348 p. Présentation d'Hubert Juin. (réédition en fac-similé de l'édition augmentée Kistemaeckers, 1888).
- Préf. par Emmanuel Pierrat. Flammarion, collection L'enfer, 2000, in-12, 319 p., couverture illustrée.
- Préf. de Thierry Rodange. Alteredit, Collection : Les auteurs français 1900, 2002, 242 p.
Une Femme à bord. C. Marpon et E. Flammarion, 1883, in-12, 304 p.
Au bord du fossé, comédie en 1 acte, Tresse, 1884, in-12, 21 p
Au Tonkin. Victor-Havard, 1885, in-18, II-336 p.
- A. Fayard, librairie des publications à 5 centimes, 1892, 2 volumes, in-16.
Autour de la caserne. Victor-Havard, 1885, in-16, III-311 p., aquarelles originale de Bligny.
- A. Fayard, librairie des publications à 5 centimes, 1892, in-16.
Ma Poupée, saynète... Tresse, 1885, in-16, 11 p.
L'Opium. G. Charpentier, 1886, in-12, 607 p.
- Paris, Genève, Slatkine, Ressources, 1980, in-8, 607 p. Présentation d'Hubert Juin.
En mer... J. Lévy, 1887. in-16, 239 p., illustrations in et hors texte de Pinchart, Bourgoin, Desmoulin, Paul Robert, Montégut et Willette, couverture illustrée en couleur.
- Lemerre, 1897, in-16, portrait frontispice [Oeuvres de Paul Bonnetain]
L'Extrême-Orient, in Le Monde pittoresque et monumental. Quantin, 1887, in-4, 613 p., figures et cartes.
Amours nomades. G. Charpentier, 1888, in-12, 302 p.
Au Large. C. Marpon et E. Flammarion, Auteurs célèbres, 43, 1888, in-18, 239 p.
Marsouins et mathurins. C. Marpon et E. Flammarion, Auteurs célèbres, 57, 1888, in-18, 249 p.
Le nommé Perreux. G. Charpentier, 1888, in-12, 330 p.
Les Enfants in Les Types de Paris. E. Plon, Nourrit et Cie, Les Editions du Figaro, in-4, 1889.
avec Descaves, Lucien : La Pelote, pièce en 3 actes en prose, Lemerre, 1889, Th. Libre, 23 mars 1888.
Après le Divorce, pièce en 1 acte, en prose. Paris, Théâtre d'application, 16 janvier 1890, A. Lemerre, 1890, in-16, 30 p.
avec Tillier, Louis : Histoire d'un paquebot... Quantin, 1890, in-4, 302 p., figures et planches
Les Enfants de giberne. A. Fayard, Petite Bibliothèque Universelle, série B, N° 1, 1892, in-12, 157 p.
Passagère. A. Lemerre, 1892, in-16, 306 p.
Dans la brousse, sensations du Soudan. A. Lemerre, 1895, in-18, 260 p.
L'Impasse. A. Lemerre, 1898, in-18, 289 p.
Préfaces :
Colombier, Marie : Les Mémoires de Sarah Barnum. Paris, tous les libraires : [s. n.], [s. d. 1883], XV-333 p., in-12 (Bonnetain serait l'auteur de cette charge contre Sarah Bernhardt)
Maizeroy, René : La Mer. préludes de MM. Paul Arène, Paul Bonnetain, Paul Bourget, Gustave Geffroy, Catulle Mendès, Armand Silvestre. 24 eaux-fortes par Louise Abbema et Georges Clairin. Paris : G. Petit, (s. d.). IV-145 p.
Les Aventures de Sidi-Froussard : Hai-Dzuong, Hanoï, Sontay, Bac-Ninh, Hong-Hoa, par Georges Le Faure. Firmin-Didot, 1891, in-4, II-IV-396 p., figures, cartes, couverture en couleurs.