vendredi 6 août 2010

Jean de Tinan par Paul-Louis Garnier



Article nécrologique de Jean de Tinan par Paul-Louis Garnier, dans La Cité d'Art, N° 12 du 25 décembre 1898

Jean de Tinan


Par un de ces jours brumeux et graves d'automne, un de nos frères s'en est allé. Les musiques imprécises et lointaines du vent, la tombée des feuilles tremblantes et rouillées, le ciel pâle et souffrant de la saison accompagnèrent son agonie. De celui qui nous a quitté nous parlerons peu ; il faut seulement que des voix douloureuses montent vers lui comme les tiges lassées des roses tardives d'octobre. Sa mémoire habite dans nos cœurs trop profondément pour que nous tentions de disserter sur ce qu'il laissa, maintenant qu'il est passé.
Parlant sur Verlaine mort, Mallarmé exprima que le silence plus infini que les paroles convenait dans l'heure présente à la douleur des hommes et à la gloire du poète. Ainsi ne troublerons-nous pas le silence et la souffrance qui simplement naquirent en nous de la mort. Seulement nous écrirons quelques regrets auxquels ceux qui l'ont connu dans la vie quotidienne songeront.
Tout d'abord la destinée violente qui tua Tinan dans le printemps de ses jours nous à terrifiés moins parce que nous le sentions heureux de l'espoir prochain de son succès que parce que seuls nous connaissions celui qu'il était. Hors ceux qui l'aimaient profondément et vivaient dans le même émoi sentimental que lui, nul ne le connut. Le monde vit dans l'intelligence lumineuse de notre ami une âme souriante et lassée un peu, un coeur sceptique et léger, plein de cet esprit élégant et distingué, point trop enclin aux vues profondes, quelque chose comme la grâce longue et frêle dont se paraît sa vie extérieure. De cette idée superficielle qu'on s'était faite de lui, il s'ensuivit qu'on ne tarda guère lorsque vinrent ses livres un peu tristes, un peu rieurs, à le désigner du nom d'ironiste. Ironiste ! Son âme exquise parut telle à beaucoup peut-être parce que lui même se prêtait à cette interprétation, mais j'estime l'heure venue de dire la sincérité délicieuse de cette âme. D'ailleurs je considère l'ironie applicable à certains esprits stériles et spéculatifs chez qui règne au lieu d'une sensibilité tremblante une raison avide d'induction méticuleuse, attachée aux petites subtilités cérébrales qu'elle confond volontairement avec l'âme de la vie. Or, plus que tout autre, Tinan s 'éloigna de ces modes abstraits d'existence, et si son âme s'intéressait souvent à suivre des raisonnements subtils et un peu spécieux, leur principe partait toujours de sa sensibilité troublée et d'une émotion bien sincère qu'il ne savait qu'imparfaitement voiler son sourire. Donc le destin violent qui l'enleva à notre affection est plus cruel encore puisqu'il l'empêcha d'être un homme. Avec le coeur chantant qu'il avait, il nous eût donné ce que déjà nous voyions poindre en lui ; s'il s'était réalisé, quel homme eût-il été, puisque nous le sentions frémissant et voluptueusement ému dans ce désir qu'il avait sans l'exprimer d'absorber en lui toute la vie ?... Mais le grand vent est passé et de la mer lumineuse des jeunes blés qui montaient vers la lumière, il n'est plus resté que la tristesse infinie des tiges cassées...
Il eût été un homme. Parmi tant de dégénérescences, au milieu d'êtres obscurs et fermés à la souffrance et à la joie, dans une société superficielle et lâche dont la vanité et la grâce fardée sont bien l'âme même, quelle plus pure louange élèverions-nous vers notre cher mort ? La douloureuse amertume où son agonie nous plongeait apparaissait plus profonde par toutes ces promesses d'humanité qui allaient s'abîmer dans le néant à mesure que la lumière de sa vie décroissait vers les ombres. Or, le monde où il n'avait point d'amis ignorait le cour clair, les mains offertes de ce grand garçon frêle et souffrant dont le rire tremblait et dont on voyait quelquefois clairement l'âme. Ce prétendu ironiste se montait à nous naïvement sincère et il fut quelquefois puéril délicieusement. Il n'y a guère de cette vie de lui-même dans ce qu'il nous a laissé que des indications brèves. Ailleurs il dissertait pour se griser et cacher un trouble sentimental et c'était là le Vallonges de Penses-tu réussir, amateur de psychologie, de théories qu'il avait heureusement modelées empiriquement sur son âme. Nul n'était moins dogmatique que lui malgré certains préceptes qu'il paraissait chérir rigoureusement et qu'il exposait avec un didactisme paradoxal et souriant... et voici que nous le revoyons dans l'éclat malicieux de son rire, avec cette tenue d'esprit subtile, précieuse un peu et moqueuse aussi qu'il avait avec les gens... mais parmi ceux qu'il aimait cette élégance heureuse et ce charme de mondanité spirituelle et distinguée se détachaient de lui ainsi qu'un masque et c'était une fine clarté de joie, une sincérité d'enfant, une âme bien tremblante quoiqu'elle prétendit à s'entourer de préceptes courts et canoniques, nés de petites désillusions. Et voilà seulement quelle fut l 'élégance de notre pauvre ami : elle résidait dans ce tour de scepticisme souriant qu'il affectait de donner aux profondes et mélancoliques aventures de sa vie sentimentale. Il est vrai que le plus grand nombre de ceux qui n'eurent avec lui et ses œuvres que des relations mondaines s'ingénièrent à ne trouver en l'esprit délicieux qu'il était qu'un ironiste – les imbéciles disaient un sceptique, un amuseur.
Baudelaire a proclamé que les nations étaient comme les familles qui n'ont de grands hommes que malgré elles. J'ai rappelé cette pensée parce qu'elle stigmatise la valeur du criticisme contemporain. On voulut voir en Tinan un ironiste car les êtres abâtardis e cette société se refusent à croire qu'il y a encore des hommes tant ils ont perdu l'héroïsme que pouvaient leur donner la joie, l'amour et la douleur. Ils s'attachèrent à ne dégager de lui-même que ce qui y était vain, instable et appartenait de plus en plus loin à l'âme même de sa personnalité. Or il importait de sauver de cette appréciation d'être obscurs la mémoire de Tinan en annonçant celui qu'il aurait été. - Et c'est parce que nous savions qu'il se tenait ainsi, les bras ouverts devant la vie, que la destinée est plus odieuse du meurtre de cet enfant tué au large de la route...
Il est passé ; il nous a laissé quelques livres, Penses-tu réussir ! Ninon, cette Aimienne ou il sentait une œuvre au-dessus de ses premières tentatives. Comme en un jour meilleur j'avais parlé ici même de sa Ninon, j'aurais parlé de son Aimienne, où il s'affirmait plus pénétrant écrivain, et sincère autant que dans les notes souriantes, passionnées, moqueuses et quelquefois pleines de souffrance, que ses essais avaient réunies. J'aurais justifié sa mémoire des critiques de ceux qui n'aimaient point en lui le paradoxe : il ne paradoxait guère qu'avec ses amis ; encore était-ce pour les regarder vivre et les voir frémir. C'était chez lui le voile de la sollicitude affectueuse dont il entourait les quelques-uns qu'il aimait... Mais à penser à tant de choses qui étaient le charme de sa vie ils nous vient une plus grande douleur de sa chère présence disparue, et ne sentons-nous pas que pour lui et pour nous, dans ce jour, il vaut mieux conserver le parfum passé qu'il nous a laissé dans la foi pieuse du silence ?...
Par un de ces jours graves d'automne, où la vie pleure parmi les voix douloureuses et murmurantes des feuilles rouillées, une fleur de souffrance et de joie est morte, un de nos frères est parti pour l'exil.

Paul-Louis Garnier



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