[...] Le samedi 9 décembre 1893, à quatre heures de relèves, Auguste Vaillant, homme du peuple, fit exploser dans l'hémicycle de la Chambre un engin fourni de clous et de ferailles qui ne tua personne mais incrusta l'abbé Lemire de quelques chevrotines quant à son postérieur. L'épouvante fut insigne, les gradins embrenés. C'est alors que Charles Dupuis, du haut de son gras fondu, évacua des paroles historiques, permettant à la frousse législative de ressaisir quelque ombre de pudeur. Seul, Thivrier – l'homme à la blouse – avec Marcel Sembat, garda un visage humain dans cette étable de bourgeois effarés. Il accueillit sans gloire le « mot » venu de l'abdomen présidentiel et déclina, dès lors, toute participation au crime bête, à l'assassinat de Vaillant, que le président Carnot allait commettre d'abord, expier ensuite dans le plus bref délai.
Ce fut au vêpre de cette folle journée qu'un gazettier chargé des commissions dans la Littérature, vint soumettre aux dîneurs de La Plume, réunis dans le caveau du Soleil d'Or, une question sur le fait du jour.
Les banquets de La Plume, inaugurés par M. Léon Deschamps, directeur de ce papier, congrégeaient dans un sous-sol du Quartier-Latin, autour d'une table peu fastueuse, quelques gens notoires qui se venaient panader au milieu des éphèbes adonnés à la chose poétique. On y déclamait force vers en buvant des spiritueux de basse catégorie, après le défilés des « chers maîtres ». Cela rapportait à l'astucieux Deschamps une commission assez forte ; car il achalandait l'empoisonneur du Soleil d'Or.
Ce soir-là, Verlaine, Mallarmé, Zola décoraient la table d'honneur, où l'anarchiste Martinet et moi-même avions pris place aux côtés des demi-dieux. Verlaine, en pointe de vin, crasseux à l'ordinaire, bavait déjà, proférant le mot national avec une régularité de chronomètre. Mallarmé, aux façons discrètes de maîtres à danser, Zola, peu causeur, l'air d'un ouvrier endimanché, ne parlaient guère ; parcimonieux en vins et de chère nauséabonde, le repas traînait dans un correct ennui.
Le reporter nous fit alors passer une feuille portant l'interrogatoire que voici : « Mon cher confrère, veuillez nous donner, en une pensée écrite de votre main, votre impression sur l'explosion (sic) de ce soir, à la Chambre des Députés. »
Chacun griffonna ce qui lui vint et rendit sa pancarte au garçon de monsieur Xau.
Dans un supplément gratuit portant la date du 10 décembre, les lecteurs du Journal pouvaient goûter nos aphorismes. Zola méditait : « Aux époques troublées, la folie souffle et la guillotine pourra moins qu'un idéal nouveau. » Mallarmé alambiquait avec élégance les mérites de l'instruction obligatoire, galvaudés jadis par les Misérables et autres âneries grandiloquentes du vieil Hugo : « Je ne sais d'autre "bombe" qu'un livre. » Paul Verlaine, imbriaque mais doucement réactionnaire, juste assez pour ne compromettre en aucune façon les subdides qu'il tirait de divers ministères, bredouillait : « J'avoue m'y peu connaître. Mais mon avis est que c'est une assez belle infamie. » Martinet, en partance pour les brindezingues, traçait d'un crayon jovial un refrain à la mode : « Hardi les gars ! C'est Germinal : » tandis que j'avérais de mon seing l'épiphonème trop connu : « Qu'importe les victimes si le geste est beau ? »
Ce fut un glorieux vacarme. Non tel, cependant que, trois mois après, devaient le faire entendre, me supposant à l'agonie, André Picard, youtre antisémite, et quelques autres valets préposés aux latrines du journalisme, non : mais un tapage sourd et perfide comme il convient lorsque l'ennemi fait face et qu'on le sait encore debout. Un seul osa me prendre à partie et s'attaquer à moi : Ce fut Adolphe Tabarant, dans la Petite République, dirigée à ce moment par le baron von Millerand.
Deux jours après « l' attentat » de Vaillant et le dîner de La Plume, paraissaient à mon adresse les aménités suivantes :
« Un raté de la littérature symboliste, venu à l'anarchie par suite de constipation cérébrale, s'est, au dessert d'un banquet de La Plume, réjoui publiquement de l'acte d'un fou, qui indigne et attriste aujourd'hui l'entière opinion publique. Entre poire et fromage, M. Laurent Tailhade s'est avisé de ceci : que le geste de Vaillant, lançant une bombe, était un geste beau.
« Et ce constipé qui, jadis, écrivit cette autobiographie : Au pays du Mufle (2), a daigné prétendre, en grattant le derme de son fromage et en crachant son zeste de poire, que « peu importe la mort des vagues umanités si par elle s'affirme l'individu. »
« Etait-il ivre ? Peut-être. Certes, on ne saurait attendre de ce monsieur quelque pensée bien sérieuse. Mais cet avis, formulé au banquet d'une revue dont le directeur, Léon Deschamps, est un sain et un honnête, cet aphorisme monstrueux n'est pas seulement l'expression d'un sot : Il est surtout le fait d'un misérable. »
« Tabarant. »
Je revois encore, après quinze ans révolus, notre marche à travers les labours, notre rencontre à la Mare Adam ; je sens la terre humide qui collait à nos chaussures, tandis que des vols de corneilles cessant de picorer les semences prochaines, fuyaient en discordant leurs cris aigus. Et dans cet après-midi brumeux, cette fin d'automne qu'embaumaient les feuilles mortes, la glèbe frais remuée, nos témoins, MM. Duc-Quercy, Alfred Valette, Henri Turot et Robert Scheffer, traversant les guérêts en file indienne, avec la peur manifeste de se crotter, le duel, puis, à la tour de Villebon, le procès-verbal d'usage et la réconciliation qui s'en suivit. Depuis ce 14 décembre, où Tabarant et moi montrâmes l'un à l'autre incontestablement notre gaucherie au pistolet, nous n'avons cessé d'entretenir un commerce d'art et d'amitié. [...]Laurent Tailhade
Le vrai Roi des Belges. On prétend même que « l'autre » l'admire en cachette, quand l'amour et la banque lui en laissent le loisir. Puissant et poilu comme un dieu, avec une encolure de taureau mythique. Le poil est roux et rousse est la chair, de cette rousseur d'orge mûre dont se régalaient Jordaens et Rubens. Derrière le binocle au large ruban s'ouvrent des yeux candides, clairs à l'égal d'yeux d'enfant. Mais ces yeux là ont vu toute la vie, avec ses enchantements et ses horreurs. L'ensemble est d'un athlète qui n'aurait point l'orgueil de sa force, et qui accomplirait des besognes d'Hercule, presque en se jouant. Il appartient à cette lignée de créateurs cyclopéens auxquels les Flandres durent maints miracles de beauté. Adorateur passionné de la couleur, qu'il étale franchement et grassement, travaillant en pleine pâte, sans redouter la rude franchise des tons. Robuste et délicat tour à tour, ayant « l'animalité humaine » d'un Rodin et le sensualisme lumineux d'un Besnard. Il peint avec la même probité les chairs en rut et les âmes à la dérive. Aussi ces livres sont-ils sains comme la nature même, et seuls des magistrats nauséabonds purent y flairer parfois l'ordure. Ce n'est pas l'art qui pue, c'est le Code. Interprète grandiloquent du panthéisme des choses, il communie avec la terre, les eaux et les arbres, inlassablement. Toutes les émotions du Cosmos retentissent dans son oeuvre. « C'est un mâle plus mâle encore que son Mâle », a écrit de lui Barbey d'Aurevilly. Et la vaillance de sa pensée n'est pas que littéraire. Il est de ceux qui aiment l'humanité pour elle-même, et qui la veulent heureuse, à la fois curieuse de vie et gourmande de vérité. Dans le combat contre le monstre qui veille à l'entrée de la caverne sociale, sans cesse on le vit au premier rang, où si rarement les artistes se tiennent. Sa plume creva le pustuleux masque du prêtre et disséqua la panse rebondie du bourgeois. Et dans ce Flamand au poil fauve la révolution belge n'est pas moins en puissance que dans le socialisme qui s'émeut là-bas, coalisant les misères ouvrières, menaçant de culbuter simultanément le trône et l'autel, le trône du trafiquant sadique par-dessus l'autel des calotins exploitants.
Tabarant.
Perre Loti
Le Jules Verne des priapées cosmopolites. Sertis au ras d'une chair thé, des yeux de joli chat, coruscants et immobiles. Des lèvres qui semblent un fruit des tropiques. Gauche, avec quelque chose de désarticulé, et voire d'inquiétant. Sa démarche a le tangage des navires, et de mon frère Yves. Nostalgique et las, il promenait par les Océans ses vices de marin lorsqu'il s'avisa de noircir des pages. On connut à la fois ses triomphes et ses débuts. Bibliques, ses héros plurent à la mère Adam, qui les poussa dans le monde. En pleine floraison du naturalisme, on fit fête à ces visiteurs de terres lointaines, qui apportait en son bagage de multiples frissons nouveaux. L'officier de marine put bientôt parader à son bord avec la redoutable épée académique. Et nonobstant il ne donne pas la sensation d'un homme heureux, ce romancier pour qui la gloire fut si munificente. Son visage d'hypnotique n'exprime que rarement la gourmandise de vivre. « Mon mal m'enchante », a-t-il pris pour devise. Agnostique, il n'attend le salut que du nirvana final. Ni Dieu, ni rien : Ainsi se résume l'Evangile de ce négateur, qui fut d'abord calviniste. Une sorte de nietzschéisme somnolent et passif. Il n'est de bon que le rêve ! Aussi s'évade-t-il allègrement hors du réel. Tel Guillaume II, il se complaît aux mascarades de costumes, déplorant seulement qu'une âme étrangère n'habite point le vêtement étranger. Jamais il n'ouvre un livre, et il se vante de ne rien avoir lu. Au fait, se relit-il lui-même ? Non, bien sûr, car il est le maître incontesté de l'incorrection, et par contre enrichie de couleurs incomparables. Sa littérature évoque les défuntes liqueurs de Madame Amphoux. Il y a de tout, là-dedans, du camphre et du benjoin, de la cantharide et de la camomille. Cela fleure le désir, mais cela l'émousse. Ses femmes fantômatiques ont-elles un sexe ? Sous la jupe ou le kimono, existe-t-elle vraiment, la bouche oblongue, aux doubles lèvres ? A peine les approche-t-on qu'elles s'évanouissent dans l'incréé. Une féminité vue à travers des fumées d'opium, des griseries de haschisch. On pourrait dire qu'il a été le Passant, voluptueux et cruel, abandonnant ses pantelantes victimes sur les grandes routes du globe, et ne gardant d'elles qu'un parfum de chairs exotiques. Mais il lui sera tenu compte, à ce chemineau d'amour, d'avoir livré à notre sensualité frémissante d'inoubliables poupées tanagréennes, comme aussi d'avoir fait vibrer de délicates parisiennes à l'unisson de quelque petite sauvagesse jaune, bistre ou noire, femme quand même, rapprochée de notre névrose par le rêve et par la passion.
Tabarant.
(1) Sommaire : Georges Clemenceau. Henri Rochefort. Jean Jaurès. Edmond Rostand. Paul Déroulède. Paul Doumer. Maurice Barrès. Alfred Dreyfus. Henri Brisson. Arthur Meyer. Emile Combes. Lucien Millevoye. Camille Pelletan. André Antoine. Georges Millerand. Edouard Drumont. Paul Bourget. Alexandre Ribot. Joseph Reinach. Pierre Loti. Maurice Rouvier. Albert de Mun. Eugène Brieux. Paul Deschanel. Jules Lemaître. Henry Maret. Camille Lemonnier. Amilcare Cipriani. Nicolas II. Guillaume II. Alphonse XIII. Visages posthumes : Waldeck-Rousseau. René Goblet. François Coppée. Victorien Sardou.
(2) Le Pays du Mufle de Laurent Tailhade est réédité par les éditions Cynthia 3000. Edition revue, augmentée et annotée par Gilles Picq ISBN : 978-2-916779-07-2146 pages. 15 x 21 cm. 300 gr.
Camille Lemonnier sur Livrenblog : Opinion sur Gauguin. Camille Lemonnier, Lautréamont, Rachilde. Camille Soubise Souvenirs sur Camille Lemonnier.
Laurent Tailhade sur Livrenblog : Laurent Tailhade par Alcide Guérin. Laurent Tailhade et La France. Préface de Laurent Tailhade aux Oeuvres poétiques complètes d'Edouard Dubus. Cynthia 3000 réédite Au pays du mufle de Laurent Tailhade. J. Rameau, Le "Claudicator" de Laurent Tailhade. Laurent Tailhade : Portraits du Prochain Siècle. Oscar Méténier par Laurent Tailhade.
.
2 commentaires:
ce que je cherchais, merci
De l'utilité des blogs.
Enregistrer un commentaire