Suite au "drame sanglant" présenté par le Petit Journal, La Goulue et son mari abandonnent le dressage. De déchéance en déchéance elle finira dans une roulotte installée sur la zone de Saint-Ouen, elle décède en 1923 à l'hôpital Lariboisière. Si l'on en croit le récit de Georges Pioch, qui suit, La Goulue, dans les année 1910, n'avait pas totalement abandonné le dressage, mais loin de la Foire du Trône et plus loin encore de la gloire de ses jeunes années.
La Femme, son lion et l'homme
Quelques pas encore : et je serais sorti de Paris. Toute la mélancolie de la ville semble s'être ramassée ici. Elle s'y dénude comme une femme ancienne et lasse qui renonce à plaire. Elle est couchée dans cette herbe pauvre qui fait la verdure des fortifications. Des maisons basses, où le temps se marque comme un fard équivoque, composent sa farce morne et résignée.
Tout près, l'espace s'ouvre, coupé, dans sa largeur, par un pont métallique qui résonne parfois du passage haletant d'un train. Plus loin, l'air semble s'étirer sans grande force encore, comme s'il se dégageait, enfin, d'une dégradante étreinte.Çà et là, des arbres grêles reçoivent doucement le printemps, dont la pureté bleue couvre tout le ciel.
A la barrière, des camions se joignent, s'arrêtent quelques minutes, puis s'éloignent avec une lenteur de troupeau. Des tramways électriques, pesamment élancés, fracassent le silence, où ils renouvellent sans cesse un rythme brutal et droit.
Une fête foraine s'est traînée jusqu'ici... si dolente ! Et blessée, dirait-on... Quelques pulsations, pour le plus, lui conservent le mouvement. Des musiques atténuées, épuisées d'elles-mêmes, y soufflent par bouffées. Un tambour bat sans relâche comme un cœur convulsif. Une chaude odeur de graisse sature l'air grisement poudré. Dans un tir, un fusil crépite.
Les plus pauvres des baraques se tassent là, comme repoussées de la fête et de la ville.
La mer projette ainsi des vagues qui ne lui reviendront plus. Elles stagnent dans des creux de rocher, et, lentement épuisées, lentement croupissantes, elles décomposent ce qui se reflète en elles de la fête éternelle du jour.
Des forains, qui n'espèrent plus dans la curiosité des hommes, devisent et fument devant leur baraque fermée. L'un d'eux, qui s'obstine, prêche deux soldats, quatre civils et deux filles familières qui bayent à sa parole comme à ses gestes. Il promet beaucoup, l'orateur : « Vous verrez le Pithécanthropus... Vous savez bien... Puis les Trois Grâces de l'établissement vous reproduiront, par leurs poses plastiques, les chefs-d'oeuvre de la peinture. Évidemment, vous ne trouverez pas ici le luxe des grands de la Foire, de ceux qui sont près du Trône... Mais on tient à l'intérieur ce qu'on a promis à l'extérieur... Je vous présente Mademoiselle... »
Et une jeune femme, toute tachée de ses cheveux répandus, s'encadre dans une portière, indifférente à ce qu'elle révèle d'elle-même, résignée à la misère de sa gorge et de ses bras nus où le sourire de vivre s'est éteint.
Sur le plus large trottoir, un cercle de badauds s'accroît. Deux jeunes filles – vert et rouge – y pratiquent les jeux icariens. Tour à tour, elles portent au bout de leurs deux bras leur grand frère, qui, roidi, pointe ses pieds vers le ciel. Leurs bras brunis et musculeux pèsent, dirait-on, à leur torse étroit, presque puéril. Mais leurs jambes nettes semblent participer de la dureté du sol. Quand la plus jeune a laissé retomber son grand frère sur la terre, elle tousse, pâlit, puis elle dit : « Ce n'est rien. »
Un autre cercle s'est formé à quelques pas du premier. Trois enfants – quatre, huit et dix ans -, trois petites filles chaudement colorées, poussées dru, leurs petits bras jaillis fermement d'une robe rose, se poursuivent dans une sorte d'ivresse. Le père et la mère contemplent. Soudain le premier siffle. Le jeu s'arrête. Et la plus vieille des enfants danse, appliquée, coquette, - femme, déjà -, comme pour mériter son propre applaudissement. Des badauds s'ajoutent aux badauds. Le père enlève sa veste, découvre, lui aussi, des bras nus ; et il parle : « Permettez-moi de vous présenter trois petites athlètes... »
Tout à coup j'ai devant mes yeux un nom célèbre. Il éclate, peint sur une roulotte. Il est là, le dernier, à la fin de Paris.
« Madame La Goulue »
Derrière la roulotte, un tambour bat, infatigable, comme avec rage.
Ce n'était même pas une baraque... Une palissade seulement, disposée en rectangle ; une bande de calicot s'y tendait, toute rouge de ces mots : « Madame La Goulue est ici » On y lisait aussi : « 10 centimes ; la lutte du jeune dompteur Samson avec le lion Ménélick. »
Au milieu de l' « établissement », on ne remarquait qu'une haute caisse de bois, ouverte, et de laquelle rien n'émergeait. Et la Goulue était devant, qui souriait parfois, sans douceur, à un homme bien râblé, lequel assis près d'elle, battait le tambour avec application. Et elle répétait : « C'est deux sous. »
Elle m'a longuement regardé parce que j'étais le seul badaud du moment. Je la reconnaissais lentement avec une admiration un peu stupide.C'est si loin, cette robuste et belle fille, au loyal et impérieux visage d'instinct, - laquelle levait imperturbablement la jambe devant de grosses masses de bêtise humaine moutonnant dans le Moulin-Rouge. On disait : « C'est une ancienne blanchisseuse. » Et il semblait bien qu'elle en voulût témoigner lorsqu'à la volée, comme d'un battoir, elle giflait sans colère, avec une dignité sûre, le compagnon ordinaire de ses danses, lequel avait nom Valentin et surnom le Désossé.
C'est si loin, encore, cette robuste et belle femme, si fièrement « peuple », mamelue comme une statue de la République, et qui, dans « sa » baraque de luttes, tombait sans conviction des mâles et des mâles, sur la chute desquels elle inclinait un visage sans sourire que l'instinct modelait chaque jour un peu plus à la ressemblance de sa destinée. Le bonimenteur annonçait avec un respect sincère : « Madame La Goule va paraître. » Quand elle avait paru, elle le bousculait.
C'est loin aussi, cette ample dame dont la tête, plus triste et plus impérieuse encore, s'encadrait dans la gueule d'une panthère ou d'un lion. Sa forme excédait un maillot noir ; elle surmenait de tout son poids des bottes molles. Elle cravachait le fauve comme elle avait giflé l'homme. On disait : « Vous savez, c'est a Goulue, l'ancienne danseuse du Moulin-Rouge. Elle a mangé plusieurs fortunes. » Et l'instinct qui la combat sans la vaincre, et qui l'affranchit sans l 'éduquer, la campait devant la foule comme une domination.
Maintenant, voici : dans sa chair plus lourde, et farouchement saine, où la force est visible, elle ébauche l'aïeule irréductible, sans douceur et décourageant la pitié, qui épuisera, qui éteindra jusqu'à mourir sa destinée de franche et noble garce pour qui l'homme n'a pu que des coups ou ses pleurs. Et, sans doute, mettra-t-elle toujours en cage dans son souvenir le mâle égalé ou abaissé, et des fauves domptés. La malchance dans son royaume, ne la pâlit point dans sa tyrannie.
« Entrez donc, Monsieur... Vous en aurez toujours bien pour vos deux sous ! » C'était dit d'une voix comme avinée, avec une mélancolie un peu dédaigneuse. Je suis entré. J'en ai bien eu pour mon argent, en effet.
Ils étaient deux dans la haute caisse : un vieil enfants des hommes et un petit lion, débile, sans élasticité, et grand, pour le plus, comme un grand chien ; ils étaient deux sur la paille : l'homme à genoux et divaguant ; le lion dormant. J'ai interrogé. La Goulue m'a répondu : « L'homme n'a plus d'âge ; le lion va sur ses deux ans. »
L'homme s'est tout de suite égayé... si tristement ! Il a secoué son compagnon : « Allons, oust ! c'est pas le moment de dormir ; voilà du client. Bonjour, mon prince. Vous allez voir !... » Je voudrais dire : « J'ai vu. » Mais cet homme gagne son pain... Oh ! Oui, il le gagne : par toute la misère comique de ses yeux vacillants, par sa barbe longue, blanche et sale, par sa voix éraillée, par son nez rouge comme une viande saignante. Le petit lion, grognant, bâillant, fait tout de suite mine de se jeter sur ce nez. L'homme l'arrête par une branche d'arbre dont il remplit la gueule : sa gueule pourpre et pure. « Vas-y, vieux ! » crie La Goulue. Il y va : et le petit lion s'emporte, touche de ses pattes les épaules du vieux, trébuche, roule. L'homme exulte : « Ça vaut bien deux sous pour boire un verre, hein, mon prince ? » Je m'oblige à sourire ; et je dis : « En voilà huit pour une chopine... Mais laissez-le tranquille. »
Je crois que nous nous sommes compris, enfin, tous les quatre : le lion, La Goule, et nous deux, les hommes. La Goulue s'écarte et rejoint son musicien, lequel cesse de battre la caisse pour bavarder. Le vieux s'est accroupi, muet enfin, et sanctifié tout à coup dans sa déchéance par son silence humilié, il évite mon regard, comme s'il venait de glisser, dans la bouffonnerie qui lui gagne son pain, un remords de découvrir, plus bas encore que sa misère, un lion qui amuse ou s'effraie.
Le fauve, lui, s'est replié dans un coin de la boîte, indifférent. Je sens que sa destinée se couche et se résigne dans son œil sublime et fuyant... Sa destinée vainement royale... Parfois, une flamme neuve, froide, implacable, avive son œil, puis s'éteint. Je pense : « Son instinct se lève... », son bel et dérisoire instinct, traqué, parqué en lui comme du bétail.
Alors, je lui crée, par toute ma pitié, la grande face solaire qu'il n'épanouira sans doute jamais devant nous, celle qui, là-bas, chez ses frères d'Afrique, s'accroît chaque année en majesté, comme, d'heure en heure, le soleil s'augmente en rayons vers le zénith ; sa force dominatrice et vénérable, tel un midi tombe, - toute sa face, et tout son être dont on dirait que l'astre du jour a filé la crinière.Georges Pioch.
dans Les Dieux chez nous. Ollendorff, s.d. (1912).
Georges Pioch dans Livrenblog : Vénus.