L'Exemple de Ninon de Lenclos amoureusepar Jean de Tinan
Voici l'adolescence, la vie, les plaisirs, la vieillesse et la fin de Mlle Anne de Lenclos, l'heureuse Ninon, présentée par M. Jean de Tinan. Voici ressuscité un peu le caractère de cette délicieuse Amoureuse, parmi l'exacte tableau de l'ambiance galante des ruelles. Voici cette voluptueuse et éblouissante Ninon qui ne fut guère immortalisée par des désirs d'absolu et par le facile donjuanisme qui éperd les âmes sentimentales vers la jouissance et la métaphysique aventure. Elle disait : « Aimer c'est satisfaire un besoin » Elle était parfaitement belle ; elle ne se troubla point des visions insensées ; elle ne conçut que des rêves tangibles. Voilà pourquoi il serait assez difficile d'approfondir la psychologie de la belle Ninon et M. Jean de Tinan nous a donné d'elle une fresque charmante où elle vit, lumineuse et frivole parmi les aventures imprévues où la mena sa morale aimable. Il serait donc inutile et vain de chercher une Ninon fictivement compliquées et qui certes eut été ainsi bien irréelle. Mais son heureux conteur nous l'a donnée toute vraie, superficielle et intelligemment sincère.
Et c'est là chose surprenante, que Raoul de Valonge dont M. Jean de Tinan rapporte avec la fidélité d'une intime amitié les moindres gestes, ait abandonné ainsi ses chères études sur sa sentimentalité pour utiliser des notes sur Ninon de Lenclos à restaurer un peu dans cette forme passée, ce mode de roman où le plus délicieux défaut de documentation revêt la sévère apparence d'une monacale érudition. Mais Vallonges à cédé à un désir : d'ailleurs ce sentimental si vite éploré avait besoin de changer d'air en vivant quelque histoire assez indifférente ; il a travaillé à ce petit livre avec une âme frileuse – entre deux amours. Tous les petits désespoirs sur lesquels il s'attendrissait complaisamment, tous les farouches lyrismes qui traduisaient à peine sa douleur l'ont fait partir loin d'ici ; et pour oublier, pour que ses nerfs égoïstes pussent être paisibles, il s'est intéressé à ces notes authentiques et comme peu à peu il oubliait tout à fait, son esprit l'a de nouveau égayé. Pour s'amuser et compléter le petit travail, il y a ajouté certaines phrases et nous a persuadé de la véracité de documents imaginaires mais assurément saisissants.
Il ressort de leur lecture que Henri de Lenclos s'accommodait d'une philosophie insouciante et facile, et que tout au contraire Mme de Lenclos était une femme pieuse et féconde en vertus.
L'influence prépondérante de M. de Lenclos sur sa fille donna à celle-ci un caractère souriant. Bientôt Ninon excella dans les arts ; elle apprit à jouer du luth et du théorbe, elle allait de par l'instruction que lui donnait son père, devenir Amoureuse et instaurer cette philosophie épicurienne et charmante qui régla selon le plaisir tous les actes de sa vie. (Bentham eut sans doute trouvé en cette gracieuse courtisane une auxiliaire utile à la diffusion de sa morale).
« Madame de Lenclos blâmait ces divertissements frivoles qui amollissent le cœur et le disposent au péché. » Et pour nous dépeindre les évolution contraires de toutes ces âmes, M. Jean de Tinan se complait en de petites phrases courtes et protestantes qui sont d'une austérité pincée, d'une curieuse satire et d'une délicieuse ironie. Tout cela est concis et bref, avec cette allure cauteleuse de discrétion galante qui sied bien aux tentatives et aux succès des hommes d'esprit que Ninon enflammait. Ainsi ces personnages dont le rôle fut hâtif et passager, en gardent-ils néanmoins beaucoup d'intérêt. Monsieur de Coligny précéda l'abbé de Châteauneuf, M. de Richelieu soupire en vain, Nantouillet succède au marquis de Villarceaux. D'ailleurs dans les cas les plus tragiques, M; de Tinan ne se départit point de cette concision qui lui fait répudier tout lyrisme. Ainsi ouvre-t'il cette spirituelle parenthèse, après avoir exposé l'incestueux amour du chevalier de Villiers pour Ninon sa mère et l'aveu terrible et fatal de celle-ci : « (Si je voulais m'attacher à la manière la plus en faveur alors pour les récits, je ne manquerais pas de mettre dans la bouche de Ninon une tirade de six pages où toutes les figures de rhétorique successivement invoquées fendraient le cœur des rochers eux-mêmes...
Le chevalier de Villiers répondrait par six pages des plus extrêmes lamentations...
Je pourrais même placer à la fin du chapitre un joli cul-de-lampe représentant l'amour s'envolant loin de son flambeau renversé, en cachant son visage dans ses mains.
Mais aujourd'hui l'on ne sait plus apprécier les prestiges de l'art – et puis cela ferait longueur. J'y renonce.) »
J'aurais aimé à montrer que Ninon de Lenclos, quelque prétention historique qu'ait ce roman, n'est qu'une minute de la vie moral de Vallonges, que cette quiétude dont il se berce volontairement aux fins de raconter une vie indifférente – Ninon, Erinna ou Béatrix – n'est qu'un arrêt, un repos de sa sensibilité. Les affections psychiques qui le déterminèrent à s'occuper ainsi sont exprimées dans la préface avec une sincérité émue qui lui est coutumière. Vallonges est un peu lâche avec lui-même : il ose laisser ce côté tous ces petits troubles d'âme où il a quelque bonheur à se perdre.
Cette tenue de correcte et aimable indifférence ne lui sied guère à lui si naïvement sincère au fond et voilà pourquoi Mlle de Lenclos habitant alors rue des Tournelles, le souvenir est venu à son approximatif historiographe d'une délicieuse et sentimentale promenade, dans le décor attendri d'un soir de nouveau printemps... Et le livre devient souriant de cet aveu, les petites phrases courtes et protestantes perdent leur austérité ironique et montrent bien clairement le désir qu'elles ont de cacher leur coeur éploré de Vallonges. Elles prouvent avec insistance combien Ninon était accueillante, en quelle juste estime nous devons tenir les hommes heureux qui l'approchèrent et elles édifient en se persuadant que leur rôle est sérieux, des remarques ingénieuses et rapides sur la société, les mœurs et autres idées générales.
Ce côté d'indifférence affectée me semble avoir été moins remarqué et sous l'impersonnalité qu'attache à ce qui prétend être son œuvres, l'histoire, comme on reconnaît bien Vallonges dans le paisible tableau de la grande maison froide, malgré les flambées de feu clair, parmi les livres usés et jaunis et la solitude familiale au milieu d'une nature attendrie, adéquate à son état d'âme. Il ébauche Ninon, il lie ses notes, il n'est pas nerveux, la claire vallée rit de sa grâce lointaine et sonore dans les fenêtres, il prend un intérêt d'archéologue à ces papiers et lentement il s'attache à Ninon, quittant peu à peu ses inconsolables souvenirs. Mlle de Lenclos l'amuse vraiment ; ses heures coulent, nonchalantes et paresseuses, avec seulement l'émotion lointaine de ces figures qui revivent sous les mots des vieux mémoires, entre les choses tranquilles qu'il a sous les yeux. Le soir en envahissant silencieusement sa lourde table, arrête son labeur ; peut-être lève-t-il les yeux pour admirer le crépuscule mourant, les maisons humbles et lointaines qui s'allument, le ciel attendri qui saigne dans les mares ; il entend peut-être, dans cette nostalgique et imprécise sentimentalité qu'il a en écrivant Ninon, les rosiers bruire... Nous ne pouvons plus du tout lui appliquer la phrase de M. Taine : « il se livrait volontiers à la critique jusqu'à la pratiquer de ses propres mains sur lui-même, démontant les rouages intérieurs de son esprit et de son caractère pour expliquer ses actions, ses opinions et notamment son pessimisme. » C'est là l'ancien Vallonges et celui-ci n'est pas moins charmant pour ce qu'il essaye d'être toujours lui-même avec les manies de sa sensibilité, en s'intéressant à cette gracieuse Ninon. Tout cela est d'ailleurs plein d'esprit et d'une écriture délicieuse ; il m'a plu de dire ici à M. Jean de Tinan, au nom de Vallonges, que le lecteur, s'il était charmé de la vie de Mlle de Lenclos, avait senti aussi la sincérité émue que cette affection lointaine avait fait naître dans l'esprit de son conteur et que cela donnait à son livre un parfum plus fort de palpitante vie.Paul-Louis Garnier.
La Cité d'Art, N° 7 et 8, juillet - août 1898
(1) Jean-Paul Goujon : Jean de Tinan. Plon, 1990.
Tinan (Jean de) : Oeuvres. I Penses-tu réussir. II Aimienne. L'Exemple de Ninon de Lenclos amoureuse. Mercure de France, 1922/1923, 2 volumes in-8, 346 - 318 pp. Oeuvres, presque, complètes.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire