jeudi 30 août 2007

Actualité

Bien que volontairement hors du temps, inactuel, Livrenblog ne s'interdit pas de donner quelques informations, plus ou moins d'actualités, en voici quelques-unes :

- Le N° 3 de la revue Le Grognard est paru. Dorénavant la revue est disponible en version papier (revue.le.grognard@gmail.com). On y trouvera notamment, des extraits de Huysmans, le forçat de la vie par Patrice Locmant, un texte de Huysmans Sainte Débarras (L'origine du texte ne figure pas dans la revue, pour ceux qui, comme moi s'attache à ce genre de détails, sachez qu'il provient du recueil De Tout, publié chez Stock, en 1902), et un article d'Aglaé Vadet, Sur les "lettres de prison" de L.F. Céline.

- Le Visage vert renait, aux éditions Zulma, avec un n° 14 pleins de femmes fatales et décadentes. Jean Lorrain, Arsène Houssaye, Félicien Champsaur, Bret Hart, Paul Adam, Huysmans (décidemment toujours à l'honneur), entre autres, figurent au sommaire.

- A lire en ligne, le blog d'Alain Garric, http://libellules.blog.lemonde.fr/, on y retrouve ses articles parus dans Libération, Le Magazine Littéraire, Le Journal Littéraire... Les articles sur Nabokov (avec notamment une enquète sur Roman avec cocaïne d'Aguéev), Cendrars (son amitié avec Elisabeth Prévost), et Gérard Oberlé (et les fous littéraires), ont particulièrement séduit le bloggeur dilettante.

Et toujours : Léo d'Arkaï : IL***, bizarre et singulier roman hybride, publié en 1888 chez Vanier, réédité par Cynthia3000. / André Laurie : Un roman dans la planète Mars, texte inédit du "secrétaire" de Jules Verne et L'Alambic, Collection complète édités par Les Barbares. / Remy de Gourmont : Un cœur virginal aux éditions du Frisson Esthétique. / Remy de Gourmont : Le Livre des masques avec une présentation de Daniel Grojnowski aux éditions Manucius, collection Littéra.

mercredi 29 août 2007

"Catholique à la grosse tête" suite

Quand Ramoyre rencontre son auteur.


Grâce au portrait qu'il en donne dans Le Termite sous le masque de Ramoyre nous savions déjà que Rosny, ne semblait pas apprécier le tonitruant Léon Bloy, cet extrait du Journal de Bloy, largement postérieur et se passant l'année de la nomination de Rosny au grade de Chevalier de la Légion d'honneur, ne fait que le confirmer. Le trouble de Bloy devant le binome Rosny, montre la difficulté de "cerner" cet auteur qui, avant la séparation de 1908, présente les deux frères sous la même signature. Contrairement au Goncourt, qui signent leurs oeuvres de leurs deux prénoms, les Rosny partagent non seulement leur signature, mais aussi le statut d'écrivain et les fonctions qui en découlent, ainsi ils siègeront tout deux à l'Académie Goncourt au quatrième et cinquième couvert.

Journal de Léon Bloy 3 juin 1897 :

Rencontré Rosny sur la plate-forme d'un tramway. Récent chevalier de la Légion et imbécile peu caché dans le prépuce d'un membre de l'Académie Goncourt, il se montre, je ne sais pourquoi, très-insolent, très-goujat. J'ai pu désarmer de Groux qui mourait d'envie de le gifler. A quoi bon ? Il y a deux Rosny, dont l'un n'a jamais été vu par personne. On ne sait qui est le décoré, qui est le membre, qui est le giflable. On ne sait pas quelle sale affaire on pourrait se mettre sur les bras.



LE TERMITE Roman de moeurs littéraires


LE TERMITE :

Je donnais l’autre jour un extrait du roman de mœurs littéraires de J.-H. Rosny, Le Termite, j’y reviens aujourd’hui pour donner deux textes, qui permettent de se faire une idée de la réception critique de ce roman.


Tout d’abord un court article de Remy de Gourmont parut dans la rubrique « Les Livres » du Mercure de France N° 3 de mars 1890.
Le Termite, par J.-H. Rosny (A. Savine). — C'est l'analyse de l'amour dans l'âme ratatinée d'un naturaliste ployé par les vents, pulvérisé par les foudres du symbolisme triomphant. Cette psychologie (une suite de visions merveilleuses dont l'ampleur doit contraster avec l'étroitesse de la pauvre petite nature en question) semblerait plus logique si elle ne s'attaquait pas à quelqu'un qui a raillé lui-même les ratés du naturalisme et qui, depuis, s'est élevé, sans perdre pied, jusqu'à l'idéalisme le plus rare. Car dans Servaise (héros de cette histoire) on a cru reconnaître M. Huysmans. Cette assimilation me répugne, mais j'ai eu, moi aussi, l'impression, et elle m'a été fort pénible. Je suis donc mal qualifié pour juger sainement de ce livre : il intéressera vivement les lettrés et amusera les amateurs de clefs, qui, sous les Nolla, les Guadet, les Fombreuse du roman (il y en a vingt autres), chercheront et trouveront les Zola, les Daudet, les Goncourt de la réalité.

Voilà qui démontre que Le Termite ne fut que survolé par l’éminent critique du Mercure de France, en effet Gourmont pense que Servaise le héros du roman a pour modèle Joris-Karl Huysmans, alors que si celui-ci figure à peine déguisé dans l’œuvre de Rosny c’est sous le nom de Georisse auteur de A contre-flux où il est impossible de ne pas voir A Rebours. Pour confirmer cette clef, écoutons Georisse conter « l’histoire de la tête de veau en gélatine du siège de Paris » où l’on ne peut que reconnaître l’auteur des Croquis Parisiens et d’A Vau l’eau, Gourmont qui sera l’auteur d’un article sur Huysmans et la cuisine aurait du y reconnaître son ami d’alors.

Par elle [La tête de veau] avait débuté son horreur de la sophistication moderne :
- Elle avait fondu comme de la mélasse… il ne restait plus au fond de la marmite qu’une horrible colle… une gomme gluante et fétide…
Le geste, les lèvres, le repli des paupières, tout son être parut une statue de la dégoûtation, apparence qui s’amplifia encore tandis qu’il haussait son verre :
- Quelle est cette effroyable pommade ?... ça sent le bazar, la bergamote et le vieux vinaigre de toilette ?
Crispé, il dégusta le breuvage, il éprouva des délices tortueuses à le croire issu d’ordures, manipulé dans des distillations louches, confit de chimie abjectes et de sophistiques essences, un breuvage d’artifice enfin, selon les formules de l’A contre-flux, justifiant l’excommunication majeure, l’anathème du moderne, la haine de la science hypocrite et maléficieuse. Il y ajouta par des hurlements contre l’eau de seltz.
- Fétide ! de l’extrait de marécage !... quelle est l’ignoble fripouille…


L’article suivant est signé de Emile Faguet et figure dans le cinquième volume des Contemporains. Je le donne, comme un exemple de la virulence des pontes de la critique, lorsque ceux-ci voulaient bien se pencher sur les œuvres des jeunes écrivains et de la haine qui animaient alors, les uns et les autres. On y retrouve les éternels reproches d’obscurité, d’incompétence, d’outrance, de la grande presse à l’égard des écrivains naturalistes, décadents, ou symbolistes. Mais ici, la haine transparait, Faguet ne traite-il pas les jeunes écrivains de "Monstres" ? Du livre, il ne relève que ce qui peut servir son propos, celui-ci s’y prêtant merveilleusement. Dans cette attaque en règle de tout ce qui est nouveaux, dans cette défense du « bon sens », Oh Sarcey ! et des classiques chers à Faguet, on trouves pourtant un début de réflexion sur l’évolution du « métier » d’écrivain, qui eu mérité d’être traité autrement que comme une nouvelle querelle des anciens et des modernes.

LE TERMITE

C’est le titre d’un roman très distingué et infiniment laborieux, torturé et torturant, de ce mahdi-romancier qui a nom J.-H. Rosny. Ce roman nous raconte les gésines littéraires, les pénibles amours et les coliques néphrétiques du jeune Noël Servaise, écrivain naturaliste de son état.
Si j’ai bien compris, le « termite » qui ronge Noël servaise, c’est la recherche du « document », du petit fait bas, insignifiant, méprisable. A moins que les « termites » ne soient les personnages mêmes des récits de Servaise. Car on peut hésiter entre les deux interprétations, comme vous le verrez par ces deux passages qui vous donneront une idée de la manière de M. Rosny :
« Aussi ; en Servaise, comme un clou formidable, perpétuelle, obsessionnelle, grandit l’idée de la note, la vie prise telle quelle, la vérité de la vision, de l’ouïe et de l’événement respecté en idole ; le tourment de se supprimer la réflexion et la transformation ; la recherche d’un « absolu documentaire », etc… (page 35).
Ou bien :
« … Par là, les termites de son œuvre, les grisailles de leurs évolutions se teintaient d’âpres épithètes, se trempaient de la vibration d’art, se disposaient en amertumes graduées, en états d’âme vulgaires sans doute, mais passé au crible d’un cerveau impressif, colorés d’une désespérance glaciale comme une bise, coupante comme un grésil… » (page 11).

Enfin et quel que soit le ver qui ronge Servaise, le fait est qu’il est rongé, grignoté, lentement dévoré, et qu’il souffre et qu’il se tord et qu’il à l’air d’un supplicié qui mord et qu’il ne ferait pas bon plaindre de trop près.
Or, tandis que l’infortuné se tordait dans les affres de l’écriture, je songeais (étendant ainsi la signification du livre de M. Rosny) :
- Ce qui le travaille, lui et ses pareils, ce n’est pas seulement le termite du document naturaliste : c’est proprement le mal littéraire.

Ce mal est peut-être éternel dans son essence. Mais il est visible que, depuis les naïfs aèdes qui amusaient les longues mangeries des âges primitifs, depuis les trouvères à l’âme superficielle et enfantine, depuis les écrivains du dix-septième et du dix-huitième siècle, même depuis les romantiques et les parnassiens, ce mal a fait chez nous d’étranges et effroyables progrès.
Les causes ? On en voit tout de suite deux principales. C’est d’abord la vieillesse de la littérature, qui rend l’invention plus difficile en effet, plus inquiète, plus tourmentée, et qui fait ainsi, d’une certaine excitation maladive des nerfs, une des conditions de « l’écriture artiste ».
Il y a aussi ce fait que la littérature, plus lucrative de nos jours qu’elle ne l’a jamais été, apparaît de plus en plus comme une profession à laquelle il est avantageux de se vouer exclusivement : et de là le nombre toujours croissant des jeunes écrivains, un pullulement prodigieux, une concurrence âpre, amère, enragée.
Le résultat est lamentable.
Autrefois, un écrivain était le plus souvent un honnête homme qui faisait des livres, et qui, le reste du temps, vivaient comme les autres hommes ; et cela d’autant mieux qu’il avait besoin, pour réussir, de se mêler à la société polie de son temps, et de se distinguer d’elle le moins possible.
Aujourd’hui, les jeunes littérateurs forment réellement une nouvelle variété de la race humaine. Je les vois marqués d’un pli professionnel plus spécial encore que celui des innocents Trissotins de jadis, - bien plus profond que celui des prêtres, des magistrats, des soldats ou des comédiens, - et beaucoup plus redoutable et plus déplaisant.

A vingt ans, parfois plus tôt, le mal les prend et ne les lâche plus. Ils commence par croire, - d’une foi étroite et furieuse et fanatiques, - premièrement, que la littérature est la plus noble des occupations humaines et la seule convenable à leur génie ; que les autres métiers, la culture de la terre, l’industrie, les sciences et l’histoire, la politique et le gouvernement des hommes sont de bas emplois et qui sauraient tenter que des esprits médiocres ; et, secondement, que c’est eux, au fond, qui ont inventé la littérature.
Et alors ils fondent des cénacles à trois, à deux, même à un. Ils renchérissent douloureusement sur des formes littéraires déjà outrées : ils sont plus naturalistes que Zola, plus impressionnistes que les Goncourt, plus mystico-macabres que Baudelaire ou Barbey d’Aurevilly ; ils inventent le symbolisme, l’instrumentisme, le décadentisme et la kabbale ; les plus modestes et les plus lucides croient avoir découvert la psychologie, et ils en ont plein la bouche. Ils se tortillent pour dire des choses inouïes. Et, sous prétexte d’exprimer des nuances de sensations et de sentiments qui, si on les presse, s’évanouissent comme des rêves de fiévreux ou se ramènent à des impressions toutes simples et notées depuis des siècles, ils font de la langue française un je ne sais quoi qui n’a plus de nom.
Ils considèrent le monde extérieur en malades, en hallucinés, d’un œil qui le déforme et le trouble. Les rues de Paris suscitent dans l’esprit de Servaise des visions apocalyptiques, terribles par un je ne sais quoi qu’il ne peut exprimer – qu’il n’exprimera jamais – parce que ce je ne sais quoi n’est rien. Il lui arrive quelque chose de fort simple : il est à la campagne ; le printemps lui fait aimer une femme, et son amour lui fait trouver la nature plus belle. Nous connaissons cela. Mais Servaise, lui, n’en revient pas : cette aventure si unie se tranforme en un drame physiologique, sentimental et intellectuel, plein de stupéfaction et de mystère, et qui ne se peut traduire à moins de soixante pages ténébreuses et convulsionnées.

Certes, nos père n’écrivaient pas sans peine. Sauf, peut-être, à l’origine des civilisations, la composition littéraire a toujours été un assez rude travail. Mais aujourd’hui, chez Servaise et ceux de son espèce, c’est une torture, une lutte atroce, sans trêve, avec des tensions de muscles, des vibrations de nerfs, des halètements ; des syncopes, des courbatures…
Dans l’Oeuvre, de Zola, l’artiste ressemblait déjà à un damné de Michel-Ange. Moins sanguins plus chétifs, plus déprimés, plus nerveux, Servaise et ses pareils font songer à des damnés de Callot.
Je prends absolument au hasard, dans le livre de M. Rosny, quelques-uns des passages qui nous dépeignent les labeurs de Servaise :
« … Les soirs de lampe, les rudes soirs où la volonté terrible l’entraînait au jeu des phrases, les sorties où les œuvres grouillaient dans son crâne comme l’obsession dans l’âme d’un fou… »
« … Dans le désarroi idéen, c’est à ce mot « travail » que Servaise toujours revenait, comme à la divinité mystérieuse, à l’entéléchie dont l’adoration l’avait dû conduire à la gloire. Obscure, la hantise du fatal y dominait avec l’image de pauvres chevaux qui « travaillent », de laboureur qui « travaille », de mineurs qui « travaillent », d’une foule humble et immense à qui les sueurs et les supplices à peine donnent le pain quotidient, le sommeil pitoyable, et des joies confuses de reproducteur. »
« … Comme une pluie d’automne, comme un firmament lourd et sans nuances, comme une lande stérile, les pages lui pleurèrent sur l’âme et la racornirent. Il laissa tout crouler, il se courba, il resta dans une morosité végétative, où les idées se tissaient lentes ainsi que des feuilles, moites de larmes intimes, tremblantes d’infinies angoisses... »
Ah ! le malheureux ! le malheureux !
Et tout cela, pourquoi ? Pour donner au monde un roman naturaliste de plus, et, notamment, pour décrire les sensations d’un infirme qui regarde passer les gens à travers une lucarne.

Jadis, à vingt ans, nous savions admirer. Nous étions respectueux des maîtres. Nous aimions naïvement les grands classiques ; nous aimions Lamartine, Hugo, Musset, Sand, Michelet, Taine, Renan. Même d’humbles dramaturges, tels qu’Augier ou Dumas, ne laissaient pas de nous inspirer quelques considérations.
Mais rien n’est plus rogue, plus pédant, plus tranchant, plus prompt au dénigrement que Servaises et ses émules. Ces jeunes gens ont des dédains aussi inattendus que leurs admirations, et celles-ci sont aussi rares que ceux-là sont étendus, et aussi agressives qu’ils sont écrasants. Ce sont moroses cervelles de fanatiques qui haïssent et méconnaissent tout ce qui ne leur ressemble pas. Eux qui ne savent rien, qui n’ont même le plus souvent, aucune connaissance historique de la langue (et il y paraît à la barbarie de leur syntaxe et aux impropriétés de leur vocabulaire), ils ont des mépris imbéciles et entêtés pour les plus beaux génies et pour les plus incontestables talents, dés qu’ils ont reconnu ces dons abominables : le bon sens, une vision lucide des choses et l’aisance à la traduire. Lisez là-dessus, pour vous édifier, la plupart des jeunes revues littéraires : elles suent le pédantisme le plus âcre et la plus sotte intolérance.
Cela rend leur compagnie peu divertissante ou même étrangement incommode. Ils sont déconcertants. On est sûr que, quoi qu’on dise, ils vous prendront en pitié. On est aussi embarrassé pour leur parler qu’on le serait avec un derviche ou un thug étrangleur.
Même entre eux, ils restent mornes, hargneux, fermés. Les réunions d’hommes de lettres furent charmantes autrefois. Les banquets de ces jeunes gens, même leurs conversations autour des bocks, sont lugubres. Ces infortunés ne parlent que de littérature. M. Rosny a noté quelques-uns de leurs propos avec une exactitude cruelle. Ils se rassemblent pour déchirer les absents pendant la première heure et pour se déchirer entre eux le reste du temps, - en phrases brèves, bizarres, violentes et obscures. Chacun songe à soi et se défie des autres.
« … Silence. L’atmosphère est fausse, craintive. »
Au fond, ils se réunissent pour s’ennuyer ensemble.
« … Bah ! répondit Jouveroy, je ne me plais qu’avec les gens qui s’embêtent. »
La Bruyère dit en parlant de certains financiers :
« De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent. »
Je dirais volontiers des pareils de Servaise : « Ils ne sont ni chrétiens, ni citoyens, ni amis, ni parents, ni peut-être des hommes : ce sont des littérateurs, - chacun d’une religion littéraire distincte à laquelle il est seul à croire, et qu’il est seul à comprendre, - quand il la comprend ».

J’exagère ? Oh ! à peine. Il fallait bien forcer un peu les traits pour vous rendre mieux reconnaissable ce monstre : le jeune homme de lettres en cette fin de siècle. S’ils n’en sont peu-être pas tout à fait là, c’est là qu’ils vont. Il y en a toujours bien un sur deux qui est fait sur ce modèle ; et c’est fort inquiétant.
Il y a vingt ans, nous récitions en classe ces vers de l’Art poétique :

Fuyez surtout, fuyez ces basses jalousies,
Des vulgaires esprits malignes frénésies.
Un sublime écrivain n’en peut être infesté ;
C’est un vice qui suit la médiocrité…

Et encore :

Que les vers ne soient pas votre éternel emploi,
Cultivez vos amis, soyez homme de foi.
C’est peu d’être agréable et charmant dans un livre,
Il faut savoir encore et converser et vivre.

O vieux Boileau, que dirais-tu de ces jeunes gens ? Et quelle horrible vanité, de sacrifier la vie même et tout ce qui lui donne son prix véritable à d’inutiles et inintelligibles transcriptions de la vie !

dimanche 26 août 2007

Albert Fleury. Un poète Naturiste

Albert FLEURY

Être ému, voilà tout le secret du génie.

En automne 1911 mourrait un poète déjà oublié en ce début de siècle, seul quelques amis se souvenaient d’Albert Fleury. Saint-Georges de Bouhélier dans Vers et Prose et Maurice Beaubourg dans le Mercure de France lui ont notamment rendus hommage.


Saint-Georges de Bouhélier nous dit que Fleury « vivait en outlaw » (1), que même au temps du Naturisme « son caractère l’éloignait du tapage », il préférait fréquenter « les mondes interlopes » (2) à la recherche du singulier, que les cafés littéraires ou les salles de rédaction. Ce trait de caractère explique sans doute le peu de cas fait dans l’histoire littéraire au poète de « Confidences ». Après des études de chant au conservatoire, Fleury commence dans les lettres avec la revue La Renaissance Idéaliste, il y côtoie Georges Pioch et Edmond Pilon, à l’époque il est influencé par Péladan, lui et Pioch rejoindrons en février 1896, le mouvement Naturiste de Bouhélier et Maurice Le Blond, ajoutant le titre de leur petite revue (paradoxalement fichtrement Symboliste) à celui de Documents sur le Naturisme. « Nous étions donc très jeunes et extrêmement sincères et bien qu’habitant, la plupart, dans des taudis, nous nous regardions, chacun, comme des prédestinés de qui dépendait tout l’avenir du monde » (3). Les Naturistes et leur mentor, Bouhélier appelé « le petit Bon Dieu », ont un fort goût pour l’héroïsme, comme le prouve ce Manifeste publié en 1897 dans le Figaro : « L’age prochain sera héroïque… Nous glorifions les héros », de même Bouhélier rappellera dans son article que « le poète à pour premier but de découvrir le sublime de la vie et de restituer dans leur dignité les choses les plus ordinaires. » (4) Les débuts de Fleury sont marqués par l’influence de Verlaine, dont il défendra la mémoire contre Zola, pourtant devenu le grand homme des Naturistes à la suite de l’affaire Dreyfus. En plus de Bouhélier et Le Blond le groupe Naturiste est constitué de Christian Beck, Michel Abadie, auquel se joindront Jean Viollis, Eugène Montfort, Georges Rency ou Maurice Magre, l’aventure a commencé en 1893 avec la fondation de la revue L’Assomption par Bouhélier, Le Blond et Emmanuel Signoret, revue qui deviendra en 1894 Le Rêve et l’Idée puis prendra en 1895 le titre de Documents sur le naturisme, et en mars 1897 La Revue naturiste. Fleury donnera dans ces différentes revues des poèmes et tiendra la chronique des théâtres ou la Revue des revues, il dirigea même un temps, la Revue Naturiste. Bien que vivant un peu à l’écart Fleury était comme ses camarades « fous de rêve, de méditation et de vie transcendantale » (5), Bouhélier se rappelle « généralement nous nous retrouvions au même endroit tous les soirs. C’était au Chat-Noir, désormais bien oublié. Là, je revois Fleury, cher vieux compagnon ! Il ne siégeait pas souvent auprès de nous. Il habitait alors à Bois-colombes, une petite maison dans les champs, sur laquelle plane pour moi de doux souvenirs. Mais, volontiers, il lâchait ses verdures, d’ailleurs décharnés et avares comme dans ces coins indigents de banlieue, et, deux ou trois fois par semaine, nous l’avions à notre petite table où, la pipe au bec, et l’air grave, il restait des heures à causer lyrisme, réforme du théâtre, rédemption universelle. » (6) Moderniste, comme ses camarades, Fleury sera un adepte du vers libre, sa poésie se fera rapide, joyeuse, sautillante comme une vieille chanson populaire. C’est après la publication de « Confidences » où se lisent de beaux poèmes d’amour dédié à une jeune femme blonde, en 1900 que paraît son « Pierrot », un Pierrot noir, triste et douloureux, c’est une crise personnelle qui se dévoile ici, un drame intime, dont ces biographes ne parlent qu’à demi mot (un mariage raté ?), qui le transformera en poète de l’amour désespéré. Selon Bouhélier, Fleury ayant dilapidé un héritage de cent mille francs, vivait de rentes insuffisantes à sa prodigalité, et cherchait dans les Cafés-Concerts un moyen de gagner rapidement de l’argent, d’une voix de phtisique il y chantera ses poèmes étranges… Beaubourg affirme lui que Fleury n’avait jamais été malade avant une congestion pulmonaire survenue en Bretagne où il s’était rendu en 1905. En 1908 il fait paraître « Les Soldats » dans l’Aurore, un « beau roman » pour Beaubourg, une suite de souvenirs sur l’armée pour Bouhélier. C’est à cette époque que malade, il part pour Pau, pour y vivre avec sa sœur. Il revient à la poésie en 1910 avec « Des Automnes et des Soirs », poèmes de l’amour mort, où « Les mots de solitaire, de vagabond, de pèlerin, de chemineux, d’éternel voyageur, reviennent sans cesse sous sa plume » (7). Apprenant qu’il va mourir, il publie les « Tablettes », une revue où paraissent de lui, de beaux et profonds poèmes, comme ce Carrefour de la douleur.

[…]
Alors mon désespoir sentit tout près de lui
Un souffle doux comme une grâce,
Frais comme une caresse errante dans la nuit
Et je vis dans l’ombre une face :

Cette face pleurait mes larmes et mes pleurs.
Son regard ivre de tendresse,
Me contemplait avec un immense bonheur ;
Et tout fondait de ma détresse.
[…]

On l’aura compris le poète se tourne alors vers dieu. Il mourra à l’age de trente-six ans le 21 octobre 1911, il était né le 26 septembre 1875.

Notes : (1) (2) (3) (4) (5) (6) Saint-Georges de Bouhélier : Sur Albert Fleury. dans Vers et Prose Tome XXVII, Octobre-Novembre-Décembre 1911.
(7) Maurice Beaubourg : Albert Fleury dans Mercure de France N° 346, 16 novembre 1911.


BIBLIOGRAPHIE :

Poèmes étranges. Bibliothèque du Collège esthétique, 1894, in-18, 96 p.
Exégèse de l'oeuvre future. Issoudun : impr. de E. Motte, 1894, in-18, 45 p.
Les Évocations. Bibliothèque de la Renaissance idéaliste, 1895, in-18, 106 p.
Paroles vers elle. Paris : Librairie de l'art indépendant, 1895, in-18, 123 p.
Sur la route... Paris : Librairie de l'art indépendant, 1896, in-12, 169 p.
Impressions grises. Paris : Librairie de l'art indépendant, 1897, 21 cm, 79 pp.
Pierrot. Paris : édition du Mercure de France, (s. d.), in-12, 319 p.
Choix 1894-1898. Lille : impr. de L. Danel, 1898, in-8, 99 p. Grand Luxe, Hors Commerce.
Confidences. Paris : Editions du Mercure de France, 1899, in-12, broché, 90 pp.
Poèmes (1895-1899). Paroles vers elle. Sur la route. Impressions grises.
Les Idées dramatiques en 1906.
Paris : E. Sansot, 1907, In-12, 70 p.
Des automnes et des soirs. Pau, L. Ribaut, 1910, in-16, 151 p.
Les Tablettes, revue littéraire absolument indépendante... [N° 1-5, janvier-juillet 1911.] Paris, in-16.
La Renaissance idéaliste. Revue mensuelle / dir. Albert Fleury. N° 1 (1895, janvier)-2e année, n° 13 bis (1896, janvier) Paris : Librairie de l'Art indépendant, 1895-1896. 23 cm. Les n° 1-3 ont paru sans nom d'éditeur. Mensuel (1895). Bimensuel (1896).
Cette revue sera absorbée par Documents sur le Naturisme.


Chronologie des revues Naturistes :

1893-1894 :

L'Assomption : mars et avril 1893 / directeur, Saint-Georges de Bouhélier. Paris : Vanier, 1893, in-8.

L'Annonciation. Livret de rêve et d'amour. Rédigé par Saint-Georges de Bouhélier. Léon Vanier.
Fascicule premier. 1893
Fascicule deux. 1893
Fascicule trois. 1894
Fascicule Quatre, Août 1894, in-12, broché, 110 pp.
Fascicule Cinq, Octobre 1894, in-12, broché, 58 pp., vignettes de G. Bottini. Thyrsis et Angélique ou La Vierge à la fontaine. Offrande. Argument. Premier livre. Inscription funéraire. Mémorial.
"Paraissant à des époques irrégulières" et rédigé uniquement par Saint-Georges de Bouhélier, commencé en 1893 cette revue semble se terminer avec le fascicule 5, si l'on en croit le catalogue de la B.N.F.


1894 – 1895 : Le Rêve et l'idée : documents sur le temps présent. [N° 1] (1894, mai)-n° 2 (1894, octobre). 2e année, [n° 1] (1895, janvier)-[n° 3] (1895, mars)

1895 – 1896 : Documents sur le naturisme. dir. Maurice Le Blond. 3e s., n° 1 (1895, novembre)-n° 11 (1896, septembre). Paris : L. Vanier, 1895-1896. 248 p., 22 cm
Les numéro 1, 2 et 3 de novembre, décembre 1895 et janvier 1896 portent en plus du titre Le Rêve et l’Idée et le numéro 4 de février 1896, après le ralliement de Fleury et Pioch au Naturisme : La Renaissance idéaliste, Le Rêve et l'idée.

1897 - 1901 : La Revue naturiste
La Revue naturiste : mensuelle, d'art et de littérature [juil.-oct. 1900]
La Revue naturiste : organe du Collège d'esthétique moderne [févr.-nov. 1901]
N° 1 (1897, mars) - n° 12 (1898, 25 février), n.s., n° 1 (1899, décembre) - n° 12 (1900, 15 novembre), 3e année, n.s., n° 13 (1900, 15 décembre) - n° 20 (1901, 15 juillet). n° 25-n° 32, 3e année, n° 33/34 (1901, août/septembre) - n° 35 (1901, 1er novembre). Paris : [s.n.], 1897-1901. 6 vol. (300 p., 280 p., 419 p., 232 p., 256 p., 128 p.), 23 cm
La Revue Naturiste absorbera en octobre 1900 La Vie Nouvelle, revue Bruxelloise, après 3 numéros parus en mars, avril et mai 1900, le rédacteur en chef en était Christian Beck.

Numéro exceptionnel de La Plume consacré Au Naturisme et à M. Saint-Georges de Bouhélier
N° 205, 1er novembre 1897, in-8, 48 pp.
Pages préliminaires par Camille Lemonnier, La Révolution comme origine et fin du Naturisme par Saint-Georges de Bouhélier, Documents sur la poésie contemporaine par Maurice Le Blond, L'Amour et le Naturisme par Eugène Montfort, De l'émotion naturiste par Albert Fleury, Fragments pour une esquisse de la physionomie morale de Saint-Georges de Bouhélier par Jean Viollis, Du Théâtre par Louis Lumet, Notes sur le Naturisme par Joachim Gasquet, Le Paysage du néo-paganisme par Edgar Baës, La Simplicité dans la peinture par Charles Lacoste, L'Harmonie et les sons par Andries de Rosa, L'opinion de M. Zola, etc. Portraits in texte.

D’après Bouhélier, Fleury aurait écrit dans les revues Antée et Le Centaure, nous n’avons pas retrouvé sa signature dans ces revues.



vendredi 24 août 2007

Rencontre : Patti Smith


Elle cherchait parmis les livres... Rimbaud, Nerval, Genet...
Les pochettes de Horses, Easter, Wave, me reviennent en mémoire, ce regard concentré de myope, cette nonchalance de grand-mère adolescente, pas de doute, c'est bien elle.

Il y a près de la tour Saint-Jacques une plaque en souvenir de Gérard, c'est là que je l'ai envoyé. Je lui ai parlé de Cendrars qui racontait que c'est à l'endroit même où se trouve le trou du souffleur du théâtre du Chatelet, que Gérard de Nerval s'est pendu. Je lui ai offert Ombre de mon amour la première version des Poèmes à Lou d'Apollinaire. Plus tard, elle me dédicaça deux de ses livres que m'avait abandonné un écrivain américain avant son retour à New-York.
Elle revint m'emprunter Early Work, elle en avait besoin pour une lecture, elle avait traversé l'Atlantique sans son livre....


Une simple rencontre et toujours une histoire de livres.

Dog dream (extrait) :

have you seen
dylan's dog
it got wings
it can fly
if you speak
of it to him
its the only
time dylan
can't look you in the eye


Patti Smith :

Early Work 1970-1979. Norton, N.Y., 1994, photographies de Robert Mapplethorpe, Judy Linn, etc.

The Coral Sea. Norton, N.Y., 1996, photographies de Robert Mapplethorpe.

Retrouvez Patti Smith sur son site : http://www.pattismith.net/
Et pourquoi ne pas écouter ses deux derniers albums Twelves, 12 reprises de classiques du rock et l'excellent Trampin', son meilleur depuis bien longtemps.


Robert Groborne

Elle avait écrit « Dis m’en plus ! » … j’avais répondu :

Robert Groborne est un artiste contemporain, il travaille sur le signe et l'écriture. Calligraphe, il grave des stèles qui ressemblent à des tablettes coraniques, il tient un journal où l'écriture n'est pas un texte, où le sens se trouve dans l'élan, le geste, la graphie. Il travaille la matière, marbre, bronze, papier. Son style est épuré, un travail sur le noir et blancs, le positif et le négatif, des lignes, des traits comme des portées où s'accrochent des signes de lui seul connus. Des gravures faites à partir de vieux plombs trouvés, marqués de signes oubliés, des souvenirs de vacances au Conquet comme des relevés topographiques, des papiers collés qui évoquent le minéral... Un type Zen, presque chinois.

Pour vous je rajouterais juste ce lien :

http://www.artpointfrance.org/Diffusion/groborne.htm

jeudi 23 août 2007

L'arnaqueur et le Cheval d'Attaque


Certain d’entre-vous se souviennent sans doute de la revue Cheval d’Attaque et des éditions en découlant. Antre de la poésie dirigée par Didier Paschal-Lejeune cette revue qu’il faut bien qualifiée d’avant-garde (faute de mieux) accueillie de 1968 à 1978, Alain Frontier, Jean-Pierre Bobillot, Gérard de Cortanze, Jacques Roubaud, Christian Prigent, Sylvie Nève, ou Jean-Pierre Verheggen.

Aujourd’hui il est possible de retrouver quelques numéros de cette revue ainsi que des livres des éditions du même nom sur le site d’un libraire parisien, Victor Fitoussi, qui sévit à l’enseigne de L’Arnaqueur. On y trouvera notamment Le Djingine du Théophélès & Les Corps de dames de Jean Dubuffet et Gorgomar d’André Martel, ainsi que le numéro spécial que la revue lui consacra, Air au Landrus. Roman assassiné et Mézavi. Traduit du babil de Pierre Joinul (Pierre Maunoury) ; un recueil de textes courts et un roman de cet autre ami de Dubuffet, des textes de Théodore Koenig, Les Modèles de Boltanski, ainsi que d’autres pépites des années 1970/80, car ce catalogue en ligne ne se limite pas aux éditions du Cheval d’attaque, mais contient aussi de nombreux titres de la vaillante maison d’éditions belge Yellow Now, des revues comme Fandangos, Stardust ou Soft Need (un numéro consacré à Brion Gysin), NDLR (avec un numéro consacré en partie à Williams S. Burroughs), des catalogues et plaquettes d’art contemporains et beaucoup d’autres surprises entre poésie sonore, concrète, visuelle, oulipo, art brut et art vidéo.
Dans quelque prochain billet je reviendrais sans doute sur cette bande de joyeux drilles, artistes et poètes, pour aujourd’hui et pour en savoir plus, rendez-vous sur le site de L'Arnaqueur ou rendez-lui visite au 6bis rue Pache, Paris 11e, où il siège au milieu de ses chers cartons, en prenant soin de prévenir par téléphone de votre passage.

Léon Bloy « catholique à la grosse tête » par J.-H. Rosny


On trouve les passages qui suivent, sous la signature de J.-H. Rosny, dans un roman - Le Termite, roman de mœurs littéraires - parut en 1890 chez Albert Savine.


La foule des lecteurs fidèles de Livrenblog aura compris que le bloggeur dilettante désoeuvré se penche, durant ses jours pluvieux, sur les pages longtemps délaissées du belgo-français, néo-naturaliste, précurseur de la science-fiction française, créateur du roman préhistorique, membre puis président de l’Académie Goncourt et auteur d’une multitude de romans où il semble que depuis quelques années les chercheurs vont fouailler (1). En attendant un billet, synthétique, sur l’auteur de La guerre du feu, voici un portrait « comme s’y vous y étiez » de L’Entrepreneur de démolissions.

- C’est l’ère des eunuques et des juifs fétides, cria Ramoyre… l’histoire n’a rien présenté de plus formidablement excrémentiel que notre époque accroupie sous le maquerellage du veau d’or, les charognes de la politique, les glaires, le pus et la bave d’un océan de pestilence…
Sa phrase, drainée d’un larynx rauque aux notes compactes, bégayeuse et guerrière, définissait l’homme. Esprit d’ouragan, pauvre de teintes, riche d’élan. Il se dépensait en fureurs de bélier, en paraboles de prophète, en psaumes de vengeance. Surnourri de l’emphase biblique et doué des puissances du Verbe, il bornait son esthétique en la conception que « le beau suprême, ce serait de condenser une telle énergie dans une pensée unique et toujours répétée, qu’elle finit par anéantir le monde. »
[…]
- Tout coule dans les latrines du journalisme et de la banque, reprit Ramoyre… notre siècle se fistulise de haut en bas… Avec un clergé aussi imbécilement nul et aussi ignoblement malpropre que la vermine qu’il doit combattre, - la chrétienté est un Himalaya de pestilence, un Chimborazo d’hypocrisie !
Georgisse et Gabarre sourirent aux images énormes du catholique à la grosse tête. Servaise n’écoutait pas.
[…]
La voix de roulante de Ramoyre le tira de l’abîme spéculatif :
- L’incommensurable lâcheté de ces gens ! Pas une seule de ces âmes publiques… pas un seul romancier, pas un seul des proxénètes du journalisme qui ait montré un fantôme de bravoure physique… la muflerie à découvert la profondeur insondable de sa couardise lorsque, après mon Inconsolable, j’ai erré, trique au poing, par les boulevards, provoquant une attaque, annonçant que j’avais soif de tuer !...
Il répéta, en basse profonde :
- Soif de tuer !
[…]
Et s’efforça d’écouter Ramoyre qui, après une tirade métaphysique sur le règne du Saint-Esprit, successeur du Fils, était retombé dans la littérature :
- Mon chapitre sur les âmes publiques !... L’âme d’un Mourlannes, cette épouvantable maison de joie à l’usage des youtresses, j’en veux montrer le fond… l’essence de néant et de plagiat… la platitude de punaise… Et puis, mon morceau de la fin, sur l’écume de la littérature, ces singes monstrueux de la décadence et du symbolisme qui s’accroupissent sur le cadavre de l’Art et dont la putride contrefaçon s’attaque aux seuls maîtres survivants dans le marécage de notre époque… sur ces avortons du néant… et ce chapitre-là, je l’intitulerai : les Derrières !
[…]
Ramoyre y allait en taureau, dans des mirages de brouillard et d’alcool, les lentilles grossissantes de ses yeux lui montrant des univers en chaque taupinière, avec des entr’actes de gaité de soudard, des idées compactes autant que ses épithètes de vitupérateur, et l’espérance perpétuelle de millions et de milliards lui croulant du ciel.


(1) La Belgique : un jeu de cartes ? De Rosny aîné à Jacques Brel. Etudes réunies par Arnaud Huftier. Presses Universitaires de Valenciennes (2003). Voir aussi Les Cahiers Naturalistes : Aranda, D., Le cas de Nell Horn de l’Armée du Salut, 2006 (80), 167-175. Bourquelot-Kirsch, L., Zola et les jeunes écrivains : présentation et publication de la correspondance échangée entre Zola et J.H. Rosny aîné, 1970 (40), 186-194. Gourdet, A., Les extraterrestres électriques, 2006 (80), 177-192. Pottier, J.M., Reparler de J.H. Rosny, 1996 (70), 181-186.- Chronobibliographie de Rosny, 1996 (70), 187-209.- L’ombre du manifeste. Autour d’une lettre d’Alexandrine Emile-Zola, 1996 (70), 211-221.- « Comment j’ai fait mes romans sociaux ». Une conférence de J.H. Rosny Aîné, 1996 (70), 223-256.- Calepins, Carnets, Cahiers. Le Journal de Rosny Aîné : le « Cahier » de 1886-1887, 1996 (70), 223-256.- Le dernier Manifeste. La Convention littéraire de 1935, 1996 (70), 257-263.- « Comment j’ai fait mes romans sociaux », une conférence inédite de Rosny Aîné, 2006 (80), 133-166.
Sur la toile un article de Roger Bozzetto sur Rosny et Wells.




vendredi 10 août 2007

Conseil d'Hippolyte Babou aux critiques pour la rentrée littéraire 2007

Entre août et octobre on nous annonce 727 romans, 493 français et 234 étrangers !!

Devant l'afflux de publications nouvelles, produits de l'industrie littéraire, j'offre à nos critiques les conseils qu'Hippolyte Babou donnait à ses confrères en 1875 :

"Tout jeune critique ressemble plus ou moins à l’homme aux rubans verts, à l’incorruptible, à l’intraitable Alceste. S’il a de l’imagination plus que de jugement, s’il a été quelques fois harcelé par le démon des poètes, comme il place très haut son idéal, il prendra pour devise, en le variant, le fameux alexandrin du Parnasse classique :
Rien n’est beau que le beau : le beau seul est aimable.
Plus tard, il accueillera le joli, tolérera le vrai, admettra peut-être le médiocre, et n’osera même plus condamner le mauvais. Il prendra dès lors pour devise le mot de ralliement des économistes du dernier siècle :
« Laissez faire, laissez passer. »
Notre époque démocratique a créé tout un monde nouveau de consommateurs littéraires. Il est donc bien naturel qu’il se soit formé du même coup tout un monde nouveau de producteurs de livres. A tant de lecteurs dévorants qui font passer la quantité avant la qualité, il a fallu des auteurs aux manches retroussées, qui travaillent vite et sans cesse, avec l’inconsciente et brutale activité des métiers à la vapeur.
Point de colère donc contre un fait nécessaire qui a pris l’importance d’une loi. Qu’en littérature comme en industrie, l’offre réponde librement à la demande. Jusqu’à ce que le goût du nouveau public s’élève, la critique, si elle garde encore quelques préjugés de délicatesse, n’a qu’à se tenir à l’écart des transactions et à ne pas fréquenter le marché. Que lui importe que tel producteur envoie chaque matin un volume aux halles centrales de la librairie ? Si ce fabricant ne produisait pas chaque jour, son nom et sa marque seraient oubliés dans vingt-quatre heures. Soyons donc très-libéraux, en fait d’industrie littéraire : laissons faire, laissons passer."


"Auguste de Chatillon" in Hippolyte Babou : Les sensations d'un juré. Vingt figures contemporaines. Alphonse Lemerre, 1875.

jeudi 9 août 2007

Citation

Une citation tirée d'un livre de Willy (lequel ?) :

"Un écrivain, voyez-vous, c'est un homme public, comme publiques sont les dames qui nous entourent ; depuis qu'il y a des démocraties - et qui lisent, - on ne leur plaît que par l'obscénité, le cynisme et la sensiblerie.
- Et ça vous amuse ?
- A mourir..."
Le lecteur sagace rapprochera cette citation du post précédent.

La Légende de Novgorode. Ni mensonge, ni songe

Cette fois, c'est officiel, puisque rapporté par le Figaro Littéraire, Courrier International et Pierre Assouline : La Légende de Novgorode, le poème attribué à Blaise Cendrars, est un faux. Ce n'est pas sur l'histoire du faux, commentée un peu partout, mais sur les commentaires eux-mêmes que j'aimerais revenir.
On a put lire ces derniers mois les éternels reproches : "Cendrars, qui n’était pas à un mensonge près", "Mythomane", "menteur"... Cendrars était écrivain, un écrivain pour qui l'écriture est la réalité. On peut lire dans Hollywood ou la Mecque du cinéma : "en n'y mettant pas du sien, un journaliste n'arrivera jamais à rendre cette vie actuelle, qui elle aussi est une vue de l'esprit", "ainsi plus un "papier" est vrai, plus il doit paraître imaginaire. A force de coller aux choses, il doit déteindre sur elles et non pas les décalquer. Et c'est encore pourquoi l'écriture n'est ni un mensonge, ni un songe, mais la réalité, et c'est peut-être tout ce que nous pourront jamais connaître de réel", Cendrars parle du journalisme, puis glisse à l'écriture... ni mensonge, ni songe...
Certains se comportent aujourd'hui comme si Cendrars était responsable de ce faux, il n'a lui que créé la légende, inventé une histoire, un titre, il n'a fait que son métier d'écrivain.
Le moindre demi-solde du journalisme, le plus obtus des commentateurs payé à la ligne, les abonnés des Inrocks et ceux de Télérama, les fabricants de théories universitaires, mon concierge et pourquoi pas les critiques littéraires télévisuels, se penchent, s'épanchent sur le cas Cendrars, le voilà devenu écrivain grand public, des acteurs enregistrent ses textes, des chanteurs recyclent ses poèmes en chansonnettes. C'est à se demander si l'écrivain "en avance", jamais "arrivé", n'est pas aujourd'hui pris au piège par ses exégètes, jeté en pâture aux médias comme "le casseur d'assiettes" qu'il refusait d'être, lui le "Brahmane à rebours", "l'errant des bibliothèques", redevient le voyageur hâbleur, le conteur aventurier.

mardi 7 août 2007

Est-ce que monsieur Verlaine est vraiment un tel monstre ?

Au hasard des lectures
Rosny (J.-H.) : La Reine. Plon, 1901

Dans la province du Weissberg, où règne le roi Egbert IV, arrive de France, le comte Maurice de Nimburg, neveu du chancelier de la cour. Il est présenté au roi, puis à la princesse rouge, Thérèse-Henriette, princesse douairière, la femme forte du royaume. La reine Hélène-Marie, « une âme d’élégie, de lecture et de rêve », n’a d’autres amies que la princesse et la duchesse de Löwen. Se retrouvant en tête à tête avec l’éclatante duchesse, Maurice est questionné sur la vie des lettres parisiennes.

Un extrait qui pourrait s'intitulé Choses vues.


[...] Elle s’inquiéta de la vie de Verlaine, Goncourt, Loti, Daudet et Coppée :
- Je m’intéresse à eux, par cela même qu’ils se donnent dans leurs œuvres. Ils attisent la curiosité, alors qu’il est tout à fait indifférent de savoir ce que font Zola ou monsieur Leconte de Lisle… Est-ce que monsieur Verlaine est vraiment un tel monstre ?
- Je ne l’ai guère aperçus qu’une fois, madame, dans la fumée et la poussière, ivre, parlant comme un enfant malicieux. Sa laideur était en effet amère, un peu fatale, mais ses pauvres yeux bridés ne m’ont paru ni sans beauté ni sans charme. Le comte de Montesquiou le tient, malgré le coup de couteau en Belgique, pour une âme inoffensive, que le bonheur, venu en son temps, aurait rendue tout à fait aimable.
Il parlait pour parler, pris, dans ce merveilleux sillage de femme, d’une émotion religieuse. Mais c’était une ivresse lucide.
-Monsieur Loti, fit-elle, doit être un merveilleux causeur ?... C’est le frère du divin Lamartine, la même éloquence limpide et sans borne…
-Vous trouvez ? Je n’aperçois pas deux natures plus dissemblables. Aussi bien Loti est, parmi les autres hommes, un sphinx de silence.
- C’est qu’il se donne tout à son rêve ?
- Ou qu’il parle difficilement ! Je crois bien que le silence est, le plus souvent, une maladie. Sa dignité est faite de lenteur de pensée. – Les Anglais sont sages d’avoir adopté le mépris – comme signe qu’ils ne savent ni comprendre ni répondre assez vite… ou assez bien ! Mais, pour Loti, il y a dans son silence les longues nuits maritimes, les déserts d’astres, l’étincelante nostalgie des archipels.
- Mais vous renversez mes images ! dit la duchesse avec un mouvement qui donnait à ses joues une élégance de gaieté moqueuse. Et vous allez me dire aussi que M. Daudet est dur, que ses cheveux ne sont pas blonds, ni ses yeux bleus, ni ses mains petites et féminines et qu’il parle mal !
- Il parle comme un dieu à la vue basse, madame ; il a de longs cheveux noirs, de beaux yeux bruns aveuglés, de grandes mains nerveuses, une voix rauque exquise, et un reste d’accent du Languedoc qui est âpre.
- Et M. Coppée est un Bonaparte du Montparnasse ?
- C’est vrai que le menton de M. Coppée avance un peu, mais sans rien de la vilaine galoche de Bonaparte. Le reste du visage est plutôt d’un marin de Cornouailles ; des yeux de ramier, rendus plus pâles par un teint corrodé, une hardiesse qui parut longtemps gamine, - un ensemble de finesse, de franchise, de charme et de bonté !
Il vit que la duchesse le regardait avec ironie. Il n’en fut pas troublé. Il n’était ému que du culte de la grâce.
- Il fallait bien que je vous réponde, fit-il en souriant.
- Oh ! je suis bien provinciale tout de même ! Ma curiosité était réelle. J’ai senti que vous me disiez des choses vues.
Elle s’éloigna […]

Anarchie Fin de siècle

Au Hasard des lectures


Rosny (J.-H.) : Les Ames perdues. Fasquelle, Bibliothèque Charpentier, 1899

Abel Roland est un jeune un socialiste d’origine bourgeoise, qui refuse l’aide de la seule famille qui lui reste ; un vieil oncle tout prêt à lui laisser sa fortune contre une abjuration de ses sympathies socialistes, le jeune homme préfère vivre une existence austère et pauvre au milieu de ses livres et rester fidèle à ses principes. Mouryès, un ami de Roland, est plus pragmatique, il ne comprend pas le sacrifice du socialiste, il est le tentateur, conseillé de bon sens et de modération (« Que fait au socialisme que vous soyez riche dans une société qui admet la richesse, ou plutôt ne vaut-il pas mieux que ce soit vous qui aidiez, raisonnablement, à la marche de vos doctrines ?»). Mouryès a une fille, Marie-Laure, une autre tentation pour Roland, la jeune fille ne comprend pas le fanatisme du reclus, lorsqu’il lui expose ses théories, son « sentiment si vif de la misère humaine, qu’elle [lui] est devenue insupportable », son besoin de « vivre [s]a vie d’homme en communiant avec l’humanité ».
Roland vas retrouver quelques amis, la bonne Mlle d’Ermeuse, le philosophe Freyle et l’anarchiste Beyssières, leur conversation mérite d’être reproduite in extenso, tant elle rendent bien compte des grands débats sur la question sociale, rendu ici dans un dialogue suranné, par des personnages un peu caricaturaux et des images, comme celle du thé et de la littérature précieuse, qui peuvent prêter à rire mais qui sont bien dans le ton d’une époque où cette question enflammait les conversations et poussait certains au fanatisme. Une époque où la venue d’un monde différent, plus fraternel, plus juste et sans guerre, est une certitude absolue, seul les moyens et le temps qu’il faudrait pour y parvenir, y sont discutés. Communisme autoritaire ou anarchisme, société hiérarchisée ou liberté totale, réforme ou grand chamboulement révolutionnaire… Le discours de Freyle, lui est moins attendu, et s’avère assez actuel, il milite pour la défense des animaux et donc de la nature, il s’inquiète de la disparition des espèces. Un passage que l’on pourrait intituler : Le socialiste, l’anarchiste, la pacifiste et l’écolo.


- Une tasse de thé ?
Il aspira l’odeur fine, et ce fut une volupté presque parfaite.
- Il n’y a pas de luxe supérieur à la délicatesse du thé bien fait, dit-il, en tournant doucement la cuillère dans sa tasse : c’est une de ces choses complète dont jamais, peut-être, l’humanité ne se lassera.
Freyle semblait écouter avec les yeux ; il les tendait comme des oreilles. Il avait un teint rouge, grenu, sous des cheveux pâlis avant l’âge, la bouche petite et tendre, un grand air de finesse résignée. Beyssières, se tirant la barbe, déclara le thé fade :
- Il a la fadeur de ces jolies littératures précieuses que ne comprennent ni les Molières, ni les Stendhal, réplique Freyle.
- Comparaison parfaite ! dit Beyssières. Le thé est le type des breuvages égoïstes, et toute la littérature précieuse plaît à des êtres sans fraternité, aristocratiques, lâches, portés aux vices contre nature : elle sent Gomorrhe.
- Vous n’avez pas chaussé les bonnes bésicles, reprit Freyle… la littérature précieuse attire les faibles, mais affine les forts, et ceux-ci la guident… Quand à être égoïste, non pas ! Sodome et Gomorrhe ne m’apparaissent ni comme lâches, ni comme aristocratiques. Si j’osais, je dirais que, néfaste, leur action est plutôt fraternelle. Mainte souffrance amère leur dut des consolations que lui refuserait une société trop vertueuse.
- Je ne déteste pas un peu de lâcheté, fit Mlle d’Ermeuse. Ah ! surtout la lâcheté guerrière ! Elle hâterait cette ère de paix qui ne viendra sûrement que dans deux générations.
Hâtive au début des phrases, elle les finissait avec une lenteur caressante.
- Croyez-vous ? dit Freyle. Je vois l’ombre des batailles se profiler sur les siècles. Le dégoût se développe avec une rapidité irrésistible, et rien ne résiste au dégoût. Dans cinquante ans, on ne pourra plus persuader à cent mille hommes de s’assembler sur un champ de bataille, non par épouvante, mais par le sens d’une chose trop sale, stupide et vile, analogue à l’anthropophagie. Les quelques brutes demeurées fidèles à l’atavisme, seront dominées par l’opinion. Pour nous, enfants des générations transitoires, notre tâche est claire et simple : créer un mouvement des esprits, assez fort, assez cohérent, pour inquiéter les hommes d’Etat et les souverains, agir encore, s’il se peut, directement sur ceux-ci. Une parole reçue et méditée par l’empereur Guillaume ou le Tzar ne peut-elle être la source d’une longue période de calme ?… Ah ! que je voudrais dire une de ses paroles !
Elle s’interrompit, pensive. On la sentait à l’abri d’une admirable forteresse, dont nulle influence humaine ne la pouvait sortir. Et son orgueil avait tant d’obligeance pour l’orgueil des autres, qu’il eût paru triste de la voir modeste.
- Les roi se meurent d’épouvante, fit Beyssière ; ils ne prononcent plus un mot qui ne leur soit dicté. Un seul peut-être existe et c’est un fou à qui rien ne parle, sinon la gloire guerrière, tels ces résonateurs sourds aux harmoniques. Encore a-t-il peur : il recule devant son rêve. La lutte contre la guerre n’est qu’un épisode contre la lutte contre l’autorité, de l’universel effort contre toute discipline. La fuite des Italiens à l’étranger, après le désastre, la fureur des femmes arrachant les rails devant les trains militaires, voilà le fécond exemple qu’il faudrait multiplier en Europe.
- Vous avez raison ! s’écria Mlle d’Ermeuse avec enthousiasme… La fuite des Italiens et la colère de leurs femmes est un épisode admirable. Mais vous vous contredisez en choisissant cet exemple, car il prouverait que c’est par la haine de la guerre que doit commencer la réforme sociale…, sinon elle est impossible.
- Tout est vain ! ricana Beyssières. Les temps sont révolus, la société est comme une tour presque enfouie dans un marécage. Chaque effort pour améliorer la vieille tour, pour la transformer, comme ils disent, est dérisoire. Il n’y a rien à transformer, il n’y a rien à refaire : il faut gagner la rive et construire une tour nouvelle… Malheur à ceux qui, malgré les avertissements, resteront au milieu du marécage ! Les autres se sauveront et les laisseront sous les eaux. La Révolution n’est ni pour demain, ni pour après-demain ; elle est pour ce jour même. Chaque être doit la faire selon ses énergies, regagner la rive à sa manière… Le cadavre des lois, les oubliettes politiques, le mobilier éventré des mœurs, l’échafaud pourri de l’autorité, que tout soit lâché en bloc, sans un regard en arrière !
Il vida sa tasse avec brutalité ; l’éclat de ses grands yeux, devint insupportable.
- Encore, s’écria Roland, faudra-t-il s’entendre pour quitter la tour, et dans le vieux mobilier, dans les outils, dans les habitudes, prendre ce qui pourra servir à la tour nouvelle. Pour que les faibles traversent le marécage, ce ne sera pas trop non plus du secours des forts… Je crois comme vous que le vieux monde est fini ; que le nouveau n’a pas commencé. Mais je pense qu’ils se rattachent l’un à l’autre, qu’il faut puiser à pleines mains dans le trésor bourgeois, et que ce trésor n’est pas seulement l’immédiate matière. J’ajoute que si l’ère est révolue, nul ne sait au juste ce que sera l’ère prochaine : il faut nous y préparer. Gardons-nous d’être prophètes : tous les prophètes ont échoué. Le devoir des générations futures est invisible. Le devoir visible est de se donner aux serfs de la société actuelle, de les aider à conquérir l’arme de leur libération. Après, ils seront, à leur gré, communistes-anarchiques, ou communistes-hiérarchiques. Auparavant, tout est chimère. Celui-là remplira sûrement son devoir qui donnera son denier à la grève, à la constitution de sociétés ouvrières.
- C’est l’opinion qui crée le monde. Vous exagérez les valeurs matérielles. De même qu’un cordonnier aurait tout aussi bien fait un mécanicien ou un maçon, de même chaque individu de la société actuelle ferait aussi bien un homme libre, - si telles avaient pu être sa volonté et son éducation. Par le jeu de la grève et de l’association ouvrière, c’est mille ans qu’il faut. Par la libération des esprits, c’est un demi-siècle. Ce qui a été possible au progrès mécanique est possible pour l’individu. L’énorme métamorphose de la bête de chair en bête de métal, de la communication à quelques lieues, avec des signes ou des phares, en communication d’un bout du monde à l’autre, s’est faite en cinquante ans. Les bons évolutionnistes n’en continuent pas moins à ânonner : natura non facit saltus ! Et qu’est la réforme industrielle sinon un saut énorme, ou les mots n’ont plus de sens ! Quand au bond moral, l’histoire l’enregistrera à chaque page. Notre timide phraséologie actuelle s’attarde ; elle est notre piège. Un prêtre, un réactionnaire, un propriétaire convaincu ne sont que des ennemis ; on peut marcher sur eux de front. Mais un hiérarchiste révolutionnaire, un évolutionniste encore plus, c’est la glu où l’on se prend la patte. Leur bonne volonté humanitaire est le matelas de la casemate, la vraie cuirasse de la société bourgeoise… Et ceux-là seuls remplissent tout leur devoir qui ne cessent de mépriser l’opinion bourgeoise, les lois, les coutumes, les mœurs contraires à leur développement…
Il s’était dressé. Tout son être évoquait un cheval ardent : la lueur bleuâtre des pupilles, les membres fins et pleins de frissons, la bouche mordante. Mais il avait des tares : il bronchait, ses yeux étaient inégaux, ses gestes convulsifs, sa voix soudain rauque ou brisée. Sa violence agitait ses auditeurs, surtout Abel, qui répondit de mauvaise grâce :
- L’opinion, la loi, les mœurs, mes pareils les méprisent autant que les vôtres. Mais ni vous ni moi ne serions à parler librement si nous avions mis en accord parfait nos vœux et nos actes. Les tempéraments que vous reprochez à nos adversaires, en doctrine générale, vous les pratiquez dans la vie quotidienne : vous faite de l’évolution au jour le jour. Je n’y trouve rien à blâmer, pas plus qu’au colon de se prémunir contre la bête carnassière. Les lois sont nos grands fauves ; ce serait une amère folie de n’en point tenir compte. On ne les rendra pas plus inoffensives d’un élan que les chasseurs de tigres n’ont encore rendu hospitalière la jungle hindoue. Ce qui est fatal pour l’individu l’est pour la masse, et davantage : car la vie de la masse est moins souple et moins cachée. Il faut la sortir d’abord de sa gangue de misère, l’accoutumer à l’association. Et l’association est ce qu’elle ignore le plus. Pourrait-elle se prêter, en ce moment, à cette chose si complexe, intangible et faites de tant d’éléments contradictoires ? Une mécanique, il suffit de la faire voir ; elle marche ; ses organes n’ont pas la propriété de se contredire et de se disputer. La moindre réunion d’hommes libres est une palabre sans fin, un épouvantable gaspillage de force.
Beyssières c’était raidi, les pommettes pâlissantes. Avec un rire froid et presque féroce :
- Allons ! fit-il, vous êtes aussi prophète ! Entre les communistes anarchiques et le collectivisme autoritaire votre choix est fait : c’est la hiérarchie que vous prédisez.
Son attitude choqua Roland, qui en prit de l’amertume et de la rudesse.
- Non. Mon opinion sur des générations très futures n’existe point. Mais, avec l’actuel cerveau humain, je ne puis concevoir le régime anarchique. Je ne puis davantage, même en supposant la tyrannie hypocrite et la lâcheté générale abolie dans les âmes, imaginer qu’une discipline – sans punition, sans pénalité, sans autorité violente – ne soit pas avantageuse.
- Toute discipline saura s’adjoindre la punition et la violence.
- Toute anarchie substituera l’autorité occulte à la loi promulguée ; ses punitions seront hideuses comme les exécutions populaires.
- Rien ne saurait dépasser l’horreur de nos magistratures si ce n’est le charnier d’une oligarchie collectiviste.
La haine était entre eux, la fureur de concevoir différemment le bonheur des hommes. Beyssières marchait avec plus de fièvre : il bronchait davantage ; l’œil droit se dilatait jusqu’à le faire paraître strabique ; il arrachait, d’un mouvement cruel, des poils à son menton. Alors, quelque pitié naquit dans Abel, la sensation d’une lutte fratricide. Et il soupira :
- Nous ne devrions pas nous parler ainsi !...
- C’est vrai intervint Freyle… C’est grand’-pitié, ce ton guerre qui éternise les luttes basses. Que feront les moins généreux si tant d’acrimonie divise les meilleurs ?
- La paix entre les hommes de bonne volonté fit tendrement Mlle d’Ermeuse.
Beyssières encore haletant, mais sensible à cette douceur :
- Nous sommes si habitués aux phrases ! On s’endormirait à les redire avec trop de calme. Mais aucune animosité n’est entre nous, et sûrement pas de ma part.
Un silence. Tous quatre regardaient leur ménagerie de rêves. Freyle parla le premier :
- J’estime toutes les voies efficaces – pourvu qu’il y ait une passion sincère du pauvre et du souffrant. L’avenir accordera vos différences… Le sort humain, tel que vous le voyez, n’a rien d’urgent. Sans doute, il y faut penser et le vouloir meilleur… Mais enfin, tous les socialistes nous séparent par trop de nature. Le bonheur même, de la future humanité gagnerait à quelques sympathies plus vives, plus immédiates, pour nos autres compagnons de planète pour les animaux.
Il parlait bas, avec une ferveur étrange, et se tenaillant le poignet gauche :
- Je sais, reprit-il, que vous êtes de mon avis ; mais vous l’êtes si faiblement ! Cela vous semble juste, et toutefois vous ne le pouvez prendre au sérieux. Votre sympathie effleure – elle ne jaillit point – vous êtes pour mon idée ce qui ‘il y a de pire : des tièdes. Mlle d’Ermeuse éprouve sûrement une grande pitié pour les bêtes, mais cette pitié s’attache tant à l’individu qu’elle est peut-être dangereuse pour l’espèce, telle la Société protectrice qui, s’insurgeant contre le travail du chien, a détruit en France une noble variété de cet animal… La chasse, si révoltante quand elle s’exerce sans contrôle, dans le Far-West américain ou la brousse d’Afrique pourrait être le meilleur préservatif du gibier dans les pays où elle serait organisée avec une intelligence véritable : elle y deviendrait une sorte d’élevage libre… Ce n’est pas en prêchant une sensibilité encore incompréhensible à notre siècle, que le douloureux anéantissement du frère inférieur cessera, mais en prouvant que l’intérêt des hommes, leur curiosité et leur luxe seront mieux satisfaits par une culture-chasse, et desservis par le meurtre aveugle…
- Bah ! fit Beyssières, autant que la bête meure que d’être domestiquée ou chassée en règle. Elle sera de toute façon malheureuse.
La chose, au fond, ne l’intéressait guère. Il n’apercevait que la souffrance humaine : elle lui cachait l’Univers.
Freyle, le regardant avec une tristesse profonde :
- C’est un véritable sens qui vous manque – et à presque tous les hommes ! La bête domestique peut être très heureuse : elle l’est quand on la mène paître à la belle saison, et même quand elle travaille sans abus. Elle ne sait pas le sort qui l’attend et n’y songe point. Il serait facile de parfaire ce bonheur : quelque chance de survie, un peu plus de douceur, rendrait délicieux le sort de nos compagnons. Je pense qu’on y viendra. Quant à la bête sauvage, rien ne serait à la fois plus facile et plus profitable que de lui laisser des territoires ; une intervention ingénieuse de l’homme créerait une abondante source de profits.
- Et les carnivores ?
- Je les crois tous domesticables – à la manière des faucons ; c’est un art à créer. Quelques générations fixeraient des qualités nouvelles : tigre ou lion, aigle ou vautour, rempliraient des fonctions de chasse et de déblayage indignes de l’homme. Toutes ces choses sont aussi mal faites que jadis la chimie ou la physique. Une plus profonde science des êtres nous permettrait d’utiliser la bête avec souplesse, finesse et variété. Mais cette ère et lointaine. Ceux qui partagent mon sentiment redoute d’irréparables perte d’espèces. On ne le reconnaîtra que dans quelques siècles : la plus haute source de bonheur, de richesse, de sécurité pour l’homme est la vie de ceux qui l’accompagnent sur la planète, et particulièrement les vertébrés, objets de la plus violente destruction…
Son sujet l’emportait ; sa voix, accoutumée aux demi-tons, s’élevait, s’échauffait comme ses yeux. Sa passion vibrait ardente, semblable à celle du collectionneur ou du poète. Beyssières demanda :
- Croyez-vous véritablement que l’animalité puisse nous être si précieuse ? J’aurais pensé que la machine, l’organisme de fer, de cuivre, d’aluminium, était le signe annonciateur de l’alliance directe de l’homme avec la nature. L’homme fait sa bête lui-même – une bête qui, ne souffrant pas, accomplit son travail avec une perfection supérieure : dès lors, si vous exceptez les besoins de notre alimentation, l’animal n’est-il pas un vain pléonasme ?
- Et vous réclamez au nom de l’égalité humaine ! s’écria Freyle avec une violence véritable. Tout faible, tout infirme, tout mal doué serait alors un pléonasme et devrait disparaître ! Si vous ne le voulez pas, c’est qu’un instinct vous dit que le faible, l’infirme, le mal doué sont des éléments mystérieux d’avenir. La bête est positivement une réserve de joies présentes et futures. La vie toute entière étant de beaucoup le plus beau trésor que nous puissions concevoir, si vous enlevez à ce trésor la majeure partie et ne laissez que l’homme et quelques espèces animales, j’aperçois, avec une évidence éblouissantes, la terre appauvrie, mutilée, enlaidie.
Mlle d’Ermeuse, émue de l’agitation de son vieil ami, vivait la tristesse de la terre, cette mélancolie des hommes futurs. Abel concevait moins vivement les craintes du philosophe. Beyssières les estimait vaines :
- Je ne crois pas, dit-il, que l’homme eût si aisément pu exterminer la bête si elle avait été nécessaire.
- Eh ! c’est parce que vous ne le croyez pas, dit Freyle, que mon inquiétude est amère. La vue des êtres de bonté qui se refusent à élargir leur altruisme est la cause véritable pour laquelle j’ai mis le problème animal au –dessus du problème humain. ! Le péril est immédiat, plein de la plus éloquente urgence. Les fauves blancs vont faire de l’Afrique et de l’Australie ce qu’ils firent de l’Amérique du Nord – et la profonde Asie, où l’Inde se dévoua à la conservation de la bête, est violée par d’affreux exterminateurs.
Il se tut. Dans le silence, tout quatre poursuivaient plus ardemment leurs songes. Une atmosphère de dévouement passionné, une estime de cœur, aussi vive que leurs opinions étaient diverses, exaltait leur volonté de l’œuvre :
- Je vous en supplie tout trois, fit doucement Freyle : mêlez un peu de mon rêve au vôtre !
Mlle d’Ermeuse posa légèrement sa main sur l’épaule de son ami :
- La paix soit avec les muets !
Abel dit :
- Bestia sum…
Beyssières fit un signe vague. Il s’enfonça plus profondément en lui-même. Son âme était tragique. Elle tressaillait faiblement aux images tendres. Son vœu guerrier croissait, sentiment sauvage de la force des solitaires contre la multitude, orgueil de terreur et de délivrance. Il parla d’une vois prophétique :
- L’ère approche où les foules seront vaincues par les individus. Quelle organisation, quelle loi prévaudra quand une science encore supérieure à la nôtre, incluse en tous, facile à tous, condensera la force d’un corps d’armée dans une formule ? La matière ne pourra plus être accaparée ni interdite ; le bois d’une chaise, le plâtre d’une muraille, le papier, le charbon, les vêtements, tout sera transformable en explosifs… Dès lors, quel contrat possible, sinon celui des volontés ?
Il murmura, las, triste, surmené mais sauvage :
- Il faut avancer l’heure !
- En se liguant pour la paix.
- En donnant l’usine aux artisans…
Avec un demi-rire d’ironie et d’amertume, Beyssières se leva :
- Vous êtes semblables à des voyageurs qui, prêts à s’embarquer pour un long voyage, estimeraient plus sûr un bateau de pêche qu’un steamer.
Son attitude glaça les autres. Quand il fut parti, Freyle dit avec une sorte d’épouvante :
-Il y a de la mort dans notre ami ; son visage est envahi du signe des catastrophes.
- Son âme est forte, dit Roland, je ne puis lui refuser de l’admiration.
Mlle d’Ermeuse baissa la tête ; une pitié tendre et extatique la tenait silencieuse. Elle dit enfin, d’une voix qui sonna comme quand on parle dans l’obscurité :
- Elle n’est pas redoutable, la douce mort qui nous est donnée pour les autres hommes ; je supplie seulement le Dieu inconnu d’épargner à Beyssières le sacrifice de son semblable. Il faut boire la ciguë, se laisser clouer sur le gibet, mais ne pas crucifier le plus vain de nos frères. Nos amis antiques le conçurent au sein de la plus sanglante férocité. Comment pourrions-nous y rester aveugles, maintenant que le meurtre est presque banni.
Une cloche vibra sur la tour prochaine, grave et mélancolique comme ces paroles. Mlle d’Ermeuse s’arrêta : elle demeura haletante de son rêve, dans une croissance d’âme où les mots, cessant d’être des signes, devenaient des réalités vives comme une forêt, un firmament, un lac. Elle avait les mains jointes, les yeux persuasifs, pleins de prières.
- Il faut à tout devoir, pour qu’il devienne facile, un devoir au-delà, dit Freyle. La douceur de l’homme envers l’homme ne sera plus un effort le jour où l’on concevra un devoir positif envers la nature.

J.-H. Rosny dans Livrenblog : Vamireh, roman des temps préhistoriques de J. H. Rosny par Jules Renard. Biribi de Georges Darien par G. Albert Aurier et Rosny. J.-H. Rosny Revue Otrante. Le Termite, roman de moeurs littéraire. A. France : Rosny/Myron vu par Rosny/Servaise. Les Profondeurs de Kyamo de Rosny par Willy. Léon Bloy « catholique à la grosse tête » par J.-H. Rosny. "Catholique à la grosse tête" suite. Un article de Marcel Martinet sur J.-H. Rosny dans l'Effort Libre.