mercredi 20 avril 2011

Francis de Miomandre à l'école de Félix Fénéon.


le 15 février 1926, Francis de Miomandre rejoint les rédacteurs du Bulletin de la Vie Artistique (1). Dans son premier article pour cette petite revue illustrée publiée par MM. Bernheim-jeunes, éditeurs d'art, il revient sur ses débuts, quand, "béjaune", il travailla pour la célèbre galerie, collaborant avec son directeur artistique : Félix Fénéon.

Francis de Miomandre
par Armando Maribona

(1) Le Bulletin de la Vie Artistique, illustré bi-mensuel. MM. Bernheim-Jeune & Cie, éditeurs, 25 boulevard de la Madeleine, 15 rue Richepance, puis 83, rue du Faubourg Saint-Honoré. 1er décembre 1919 - 15 décembre 1926. Principaux collaborateurs : Félix Fénéon, Guillaume Janneau, A. Tabarant, Pascal Forthuny, André Marty, F. de Miomandre...

Vingt ans après

C'est avec un grand plaisir, mêlé de quelque étonnement, que j'écris pour le Bulletin de la Vie artistique ces quelques lignes, de bienvenue. Car, la semaine dernière encore, j'étais loin de penser que je rentrerais, par la porte littéraire, dans cette même maison que j'avais quittée, voici tantôt vingt années, par la porte picturale.
A vrai dire, on n'échappe jamais à son destin, et, si la page imprimée demeure l'objet de ma curiosité constante, je ne puis oublier que la toile a toujours exercé sur moi son attrait, même si j ai paru longtemps m'en désintéresser. Plongé jadis jusqu'au cou dans « le pot de couleur ", j'en étais sorti tout ruisselant d'esthétiques contradictoires, pour courir à d'autres travaux. Mais voici que j'y reviens, après mainte incursion dans les domaines voisins. Parce que si, comme l'a dit Mallarmé, le monde est fait pour aboutir à un beau livre, il est peut-être également vrai qu'il est fait pour aboutir, aussi, à un beau tableau. Toutes les interprétations de l'univers ont entre elles des analogies profondes. Et dans tout homme de lettres il y a un critique d'art qui sommeille et qui doit toujours enfin se réveiller. La question est de savoir s'il lui vaut mieux dormir de temps en temps.
Pour moi, j'estime que oui. Une grasse matinée de vingt ans, c'est merveilleux pour l'esprit. Les doctrines se tassent, les idées se modifient, la vie opère en secret son travail de maturation et quand on repart, c'est avec des forces toutes neuves.
Vingt ans déjà, pourtant ! C'est à peine si je puis le croire, tellement mes souvenirs gardent de fraîcheur.
J'étais alors un vrai béjaune, et qui ne savais rien de rien. Mais on apprend vite sous la direction des vrais maîtres. Et M. Félix Fénéon, à qui le regretté Octave Maus m'avait recommandé, eut vite fait de me dégrossir. Il m'apprit à lire une toile (comme certains textes d'Orient) dans tous les sens, il m'enseigna la fuyante psychologie de l'amateur. Surtout il me montra quel spectacle intellectuel représente un homme tel que lui : à la fois calme et passionné, nonchalant et laborieux, sceptique et fervent, positif et bouillonnant de lyrisme intérieur. Je le revois encore et j'entends sa voix chaude énoncer pour l'enseignement des visiteurs les théories les plus neuves. Le soir, lorsque la journée de travail était finie, il accueillait dans son bureau quelques amis chers, auditeurs de sa parole alexandrine.
C'est ainsi que, de mon coin, adolescent effaré, je vis pour la première fois ces artistes dont il avait prédit, et défendu, la gloire : Vuillard et Félix Vallotton, Pierre Bonnard et K.-X. Roussel, et Henri-Matisse, et Kees Van Dongen, et Théo van Rysselberghe et Lucie Cousturier, et tant d'autres. Quelquefois, nous recevions aussi la visite des maîtres : Rodin à l'élocution précautionneuse, Claude Monet avec sa barbe de fleuve. Me prenant pour un esthéticien, de tout jeunes peintres venaient me demander mon opinion : Seyssaud, Lombard... Je leur répondais avec une énergie farouche, improvisant pour eux consolations et dogmes. Pour ce que ça me coûtait !....
Parfois aussi, on me chargeait d'organiser des expositions. C'est ainsi que je fis la rencontre de Stendhal, chez son disciple M. Chéramy : je le décrochai du mur et l'emportai dans un taxi. Il avait une bien bonne figure, et toute fleurie, le cher psychologue !...
Quand j'étais seul, dans ma galerie, je m'asseyais à ma petite table et faisais la conversation avec une rose. Une belle rose rouge qui me coûtait deux sous et que vous trouveriez difficilement aujourd'hui pour trois francs. S'il n'y avait de tels détails pour vous faire mesurer la fuite du temps, on ne s'en apercevrait jamais.
Je voyais aussi très souvent M. Frantz Jourdain. Il venait bavarder avec nous toutes les fois que quelque lézarde dans le mur ou quelque accident au tuyau du chauffage nécessitait ses soins. Car le local du boulevard de la Madeleine était un très vieil immeuble, étonné sans doute de se voir habité par tant de fauves, et qui en éclatait d'émoi.
Aujourd'hui, les jeunes d'alors sont devenus des pontifes et d'autres les ont remplacés, qui trouvent ici toujours le même bienveillant accueil. Je pense qu'ils croient avoir tout révolutionné, mais, en réalité, ils n'ont fait que suivre le chemin de leurs aînés ; et pour qui juge les choses d'un peu loin, sans nervosité de théoricien, comme leur effort s'ajuste harmonieusement à celui de leurs prédécesseurs !...
Au fond, il n'est pas de meilleure manière de continuer la tradition que de défendre la nouveauté. Les indépendants de ce matin sont les classiques de ce soir. L'essentiel est de discerner parmi leur exubérance ce je ne sais quoi de calme et de durable que la vie, peu à peu, dégage en eux. On ne risque pas de se tromper quand on tend la main au paradoxe. Le temps de lui faire passer le pont, et le voilà devenu la vérité.

Francis de Miomandre.


Francis de Miomandre dans Livrenblog : Max Elskamp par Francis de Miomandre (1ère partie), (2ème partie).

1 commentaire:

LePrefetMaritime a dit…

Ouais, ça c'est de la balle !