mercredi 17 novembre 2010

Paul Adam, préface aux "Libérés" de Canudo.



Préface de Paul Adam au roman de Ricciotto Canudo, Les Libérés, Mémoires d'un aliéniste.

Depuis quelques années M. Ricciotto Canudo dédia ses efforts de penseurs et de lettré à la recherche des influences qui rapprochent les individus, qui les unissent en groupes, en milieux. Progressivement, ses études sur Beethoven et sur La IXe Symphonie, sur la psychologie musicale des civilisations, œuvre très remarquable, marquèrent les phases de sa vaillance spirituelle. Ces livres lui valurent des sympathies nombreuses, des admirations ferventes. Son labeur n'a démenti nul de nos espoirs. Il y a un an il publiait la Ville sans Chef. C'est une des plus curieuses entre les tentatives faites pour créer le roman de synthèse. On se rappelle quelles sublimes pages, au début du livre, évoquaient le cataclysme d'une sorte de Messine en flammes, bouleversée par le volcan, noyée par les flots, criant au ciel en foudres la terreur d'un peuple fugitif. Tout le monde a gardé le souvenir indélébile de cette tragédie. La ville détruite, une scission se produit entre les survivants : les uns veulent fonder la vie nouvelle, celle des rêves libertaires, la cité sans chef ; les autres retournent dans les ruines et ils reconstituent l'ancienne existence. Comment, et peu à peu, les passions renaissent dans la société anarchiste ; comment amour, appétits, ambition, cupidité, elles évoquent les coutumes d'autrefois ; comment la sensibilité des femmes ne peut se passer d'église ; comment elle a besoin des consolations mystiques, des rites et culte, de la foi en l'Inconnu protecteur des faibles, en l'Inconnu juge des innocents et des scélérats, en l'Inconnu maître des forts ; comment les citoyens de la ville sans chef reviennent aux chefs : ce fut le thème de l'étude interpsychologique à laquelle nous avons voué la gratitude de notre intelligence.
Aujourd'hui M. Ricciotto Canudo nous offre une œuvre très différente.
Dans une maison d'aliénés il fait entrevoir le jeu des influences échangées par des nerveux, des hystériques. Là aussi, là surtout, l'état général d'un groupe se modifie selon l'idée qui passe de cerveau en cerveau, qui s'y déforme, et qui métamorphose, en outre, les mentalités individuelles où elle séjourne. C'est encore l'évocation d'une idée traversant des êtres.
Je ne veux pas déflorer ici le roman qu'imagina l'art de M. Ricciotto Canudo. Il ne m'appartient pas de commenter, ni de critiquer, ni de louer à l'avance, un ouvrage qui soulèvera, certes, de précieuses discussions. Le physiologiste, le médecin, le sociologue auront à dire leur opinion chacun. Je laisse à leurs compétences, le soin de prononcer tels beaux jugements que leur suggérera ce livre étrange et fort.
J'aimerais cependant attirer l'attention ici sur le mouvement littéraire, assez neuf, auquel M. Ricciotto Canudo participe. Dans la Ville sans Chef, et aussi dans ce livre, l'auteur montre que l'on peut écrire des œuvres dépassant l'antique et simple fable du couple épris. A cotés des romanciers que satisfait l'analyse de l'individu en proie aux passions de l'amour, il semble que d'autres écrivains construisent aujourd'hui la synthèse de plusieurs ou de nombreuses âmes que transforme un courant de pensée. On l'a déjà dit : à coté du roman d'analyse, désormais, le roman de synthèse évoluera.
C'est une nouveauté. Les anciens n'ont guère tenté de comprendre le milieu ni la foule. Très sommairement le chœur de la tragédie grecque les figure. L'Odyssée cependant restitue toute la société d'Ithaque et la vie méditerranéenne. Sans doute le poète de l'Iliade n'a pénétré qu'à demi la psychique de ses personnages. Il énumère leurs exploits, leurs déceptions, leurs colères, mais sans rien donner aux mouvements plus complexes des pensées collectives, aux influences des rayonnements individuels. Néanmoins l'apparition des dieux mêlés aux luttes des hommes, symbolise parfois le sentiment général d'une faction ; et cela non sans clartés. De l'Iliade à l'Odyssée l'évolution progressive est grande. L'émeute des habitants d'Ithaque en faveur des Prétendants mériterait un sérieux commentaire. Même la psychologie de Télémaque et d'Ulysse est poussée fort avant. Pour admirable que soit l'œuvre de Virgile, l'Enéide donnera moins en ce sens. Le tendre, le littéraire et le plastique l'emporteront, selon la mode en faveur au siècle d'Auguste. Virgile tient à plaire, non à s'imposer sincère et puissant. Les Sagas, le Cycle de la Table Ronde, le Poème de Roland, suscitent d'une manière purement descriptive les foules en armes. Tout y est rythmique et superficiel.
De l'Enéide il faut passer à l'Enfer de Dante pour saluer, dans la littérature latine un récit à tendances synthétiques ; mais les vives couleurs des images, la rhétorique des pamphlets ou des apologies expriment plutôt l'esprit du poète que celui des êtres immortalisés par tant de strophes exemplaires. Montaigne réussit mieux. Aucun écrivains n'a détenu, sans doute, un tel pouvoir d'évocation. Tout entière la civilisation helléno-latine se presse nombreuse avec ses milles visages grecs, latins, français dans cette extraordinaire monographie d'un cerveau unique et universel.
Shakespeare projeta les foules de ses tragédies romaines. Effrayantes par la vérité de leurs appétits, de leur versatilité, de leur inconscience, elles apparaissent, affluent, refluent. Splendides éclairs seulement.
Saint-Simon est le seul observateur qui nous ait transmis l'âme complète d'un milieu. La cour de Louis XIV survit prodigieusement. On réclame notre passion exclusive pour la Princesse de Clèves. De grâce aimons les deux chefs-d'œuvre.
Goethe créa une merveilleuse vie de cité, le matin de Pâques, au début de Faust.
Et voilà tout le bilan de la psychologie des foules avant le XIXe siècle.
Pourquoi ?
Oserons-nous le dire ?
Parce que c'est chose difficile.
En manquant les Martyrs et les Natchez, d'un bout à l'autre, Chateaubriand témoigne. L'incomparable écrivain des Mémoires d'Outre-Tombe a failli devant les deux sujets. Il ne possédait ni l'érudition, ni l'haleine indispensables. On a souvent parlé de la bataille entre les Francs et les Romains. Relisez. Comparez l'Austerlitz dans Guerre et Paix, et la bataille du Mackar, dans Salambô. Puis jugez. A moins de parti pris, comme il en est de si tenaces parmi les opinions des sectes littéraires, nul ne pourra dédier sa préférence à Chateaubriand.
Hugo a manqué tout autant son Waterloo, bien que les Misérables contiennent maintes beautés propres au roman de synthèse. La vie du temps, les portraits de l'évêque, des étudiants qui constituent la société de l'A.B.C., et le plan général de l'ouvrage valent qu'on les estime comme un apport capital. Malheureusement la composition est défectueuse. Pas d'idées générale que filtrent les personnages, et qui fasse l'unité du livre. La foule est traitée maladroitement, par catégories séparées. C'est une apposition de brillants morceaux.
Au risque de faire bondir les purs littérateurs, je les invite à relire le Juif Errant d'Eugène Sue. Justice faite du grossier romantisme qui dépare le livre : justice faite d'un style fâcheux à tous égards ; justice faite de la thèse anticléricale très sotte, je crois à l'ampleur et à l'unité de ce récit, à la persévérance d'une idée en action continue chez des êtres extrêmement divers, parfaitement caractérisés, et, ma foi, de psychologie stendhalienne, ou presque. Veuillez faire une visite nouvelle, dans ces pages, au jésuite Rodin.
Vous ne reviendrez pas sans impression, sans émotion mentale. Comme les Martyrs, et les Misérables, le Juif Errant semble fort mal composé. C'est aussi une apposition de morceaux. Toutefois beaucoup plus d'habileté s'y manifeste.
Au début du XIXe siècle, les littérateurs ont donc essayé de construire le roman de synthèse. Sauf Balzac, ils échouèrent. Qu'elle ait écrit les Mémoires d'Outre-Tombe et René, le Satyre et l'Homme Qui Rit, qu'elle ait approfondi les âmes d'Adolphe et de Julien Sorel, celles d'Armance et de Jocelyn, l'illustre génération vieillie ou mûrie vers 1835-1840 n'a pu réussir, malgré son vœu, une œuvre d'interpsychologie. Cependant, la Légende des Siècles inspirée tout entière par la même préoccupation, nous a valu ce que l'Enéide et l'Odyssée avaient offert aux hommes des anciens temps. On peut critiquer l'œuvre de Victor Hugo, nier avec raison l'importance de son théâtre, et réciter, le sourire aux lèvres, telles de ses strophes, néanmoins subsiste, intacte et comparable aux plus nobles réalisations d'autrefois, la magnifique idéologie de cette légende méditerranéenne.
Comparer c'est comprendre. Veuillez distraire, un jour ou deux, votre esprit, des polémiques et des préjugés contemporains. Imaginez-vous neuf, équitable. Puis lisez coup sur coup, l'Odyssée, l'Enéide, la Légende des Siècles. Vous verrez quelle santé spirituelle vous écherra pour juger ensuite les Anciens et les Modernes.
Comme Saint-Simon a fixé la société de Louis XIV, Balzac a fixé, pour éternellement, celle de la Restauration et de l'époque Louis-Philippe. Tous deux ont substitué à l'étude exclusive de l'individu, des rapports étendus, des causes et des effets lointains, des actions et des réactions sociales, à grande amplitude d'ondes. Consultez la Muse du Département et les Illusions Perdues, le Cabinet des Antiques, le Médecin de Campagne.
Donc insuccès jusqu'en 1860, excepté pour Balzac, dans la voie de la synthèse, en dépit du génie le plus audacieux et le plus heureux. On attribuera volontiers cette malchance au défaut de savoir, à la mauvaise documentation, mais aussi à l'effroyable difficulté que l'histoire atteste.
En effet, le propre de l'histoire serait bien d'établir la psychologie des peuples. Avant Michelet qui donc osa l'essayer ? Personne. On a plus ou moins brillamment composé les monographies des princes et des généraux, des reines, celle de Jeanne d'Arc. Même impuissance chez les ecclésiastiques qui relatent les vies individuelles des saints. Rien ou presque, sur les sentiments des plèbes romaines ; rien sur les groupements des premiers chrétiens, rien sur le miraculeux élan des croisades. En vain, je cherche, depuis dix ans, une étude passable sur la mentalité des foules qui suivirent Pierre l'Ermite et Godefroy de Bouillon. Néant. Peu sur la Jacquerie. Rien sur les patriotes qui reconduisirent l'Anglais au delà des mers, avant le beau livre de M. Hanotaux.
Heureusement voici Michelet, créateur sans pareil. La Vie des Flandres au siècle de Louis XI, quel merveille !
Je ne fais, ici, que noter les étapes de ce long tâtonnement. Remarquons encore. Auguste Comte fonde la sociologie et la synthèse des sciences dans l'heure où les romantiques cherchent à élargir le roman, dans l'heure où l'école industrialiste de l'autre Saint-Simon, où le roi Louis-Philippe jaloux des économistes anglais, s'efforce de faire entendre cette science aux Français ; et nous savons que la conception de l'économie politique suppose une aptitude spéciale à la synthèse des vies productrices et acheteuses sous tous les climats.
Renan travaillera bientôt à l'exhumation du milieu qui forma le christianisme, qui s'exprima par Jésus. En 1862 paraîtra Salambô, le le premier roman de synthèse réussi en toute perfection.
La psychologie de l'armée mercenaire, c'est l'avènement d'une littérature nouvelle, inconnue des anciens, même des intelligences excellentes et laborieuses du XVIe siècle.
La richesse verbale de Flaubert, son talent descriptif masquent les idées et la psychologie de ce livre aux yeux myopes. Tels naïfs semblent incapables de concevoir qu'on puisse être, à la fois, un poète évocateur, un savant méticuleux et un philosophe, parce qu'eux-mêmes sont inaptes à l'ensemble de ces efforts. Tout un volume serait à écrire sur les pensées ethnographiques que présente chaque détail si précis du banquet où s'assemblent les hordes à la solde de Carthage. Quand Hamilcar revenu, fait l'inventaire de ses trésors, c'est le commerce total de la Méditerranée, toute l'économie politique de l'ère phénicienne qui se développe dans les phrases du maître et de l'intendant. L'agonie, la mort des mercenaires dans le défilé de la Hache, comparez-les à la mort d'Ivan Illitch qu'à contée de Tolstoï. Dites lequel des deux psychologues le cède à l'autre. La fièvre obsidionale dans Carthage est analysée comme la fièvre de la peur dans tel conte de Maupassant : le Horla, par exemple. Seulement les phénomènes se répartissent sur nombre de personnes diverses, au lieu de se distribuer entre les instincts et les vertus observés en un seul être. Quant aux sens historique il est hors de pair, depuis la première ligne de Salammbô. Si les archéologues du Second Empire présentèrent des objections, la plupart furent réfutées par Flaubert. L'archéologie contemporaines ne se risquerait pas à les renouveler, sans doute.
Plus tard, Guerre et Paix de Tolstoï, l'Assommoir, Germinal, la Terre de Zola devaient offrir des exemples complets aux futurs roman de synthèse.
Aujourd'hui, l'évolution de ce genre semble atteindre une période imprévu d'activité. Des penseurs comme le grand poète Verhaeren, comme MM. René Arcos, Nicolas Beauduin, Georges Chenevière, Duhamel, Valentine de Saint-Point, Alex. Mercereau, Jules Romains, Robert Veyssié, Charles Vildrac, créent la nouvelle forme de littérature. Leurs poèmes étonnants révèlent des sensations jamais dites. Alors qu'à recopier l'œuvre de Voltaire, de Chateaubriand et de Stendhal, le commun des littérateurs acquiert des succès faciles, cette jeunesse s'évertue pour ouvrir à notre effort des voies très différentes. Elle trouvera des adversaires, les paresseux à qui le pastiche demeure extrêmement utile.
Les Villes Tentaculaires de Verhaeren furent une révélation de génie. Jules Romain a noté des impressions inouïes et très amples. Les poèmes de M. Beauduin, ceux de M. Duhamel, ceux de M. René Arcos, ceux de M. Robert Veyssié jalonnent la route ouverte. Je ne voudrais pas employer le mot école ; mais il est, pourtant, certain que les esprits de ces écrivains se groupent. Ils promettent à notre patrie autre chose que l'analyse de l'individu et le sempiternel duo d'amour.
Parmi ces livres initiateurs, le roman de M. Ricciotto Canudo, la Ville sans Chef, fut sans doute le plus objectif et le mieux compris du public comme l'avaient été les Métèques de M. Binet-Valmer, les Civilisés et la Bataille de M. Claude Farrère.
Très sagement l'auteur des Mémoires d'un Aliéniste, a circonscrit le champ de ses observations. D'un groupe restreint il explique l'âme collective, passionnée, géniale et délirante propre à quelques reclus d'un asile. On admirera dans ces pages comment l'inter psychologie révèle les motifs des actes et des vies. C'est une œuvre tragique et qu'il convient de méditer longuement.

Paul Adam.

Sur les rapports entre Paul Adam et l'unanimisme voir l'article de Jules Romains, L'unanimisme et Paul Adam, dans le numéro de septembre 1906 de la Revue littéraire de Paris et de Champagne. Jules Romains y cite "le nietzschéen Ricciotto Canudo", qui dans un article de La Rénovation Esthétique, "tient soudain ces propos unanimistes : « En tout spectacle religieux... le phénomène templaire consiste dans la fusion des individus, dans la communion des foules... dans la puissance unanime qui transforme la multitude en un individu, seul, un, multiple... Les individus tendent à former la foule à certaines époques de l'année, poussés par le besoin de s'oublier de s'anéantir, de concentrer la dispersion affaiblissante des êtres... Le phénomène sexuel, la tendance au couple n'est qu'une manifestation de ce même besoin... Or les manifestations orgiaphiques les plus évidentes de cette tendance qui va de l'individu au couple et a la foule, de l'Organisme à l'Interorganisme sont deux, variées selon toutes leurs nuances de quantité... le Meeting et la Fête.» "

Paul Adam
dans Livrenblog : Paul Adam par Francis Viélé-Griffin. Paul Adam préface à L'Art Symboliste de Georges Vanor. Ravachol, de Paul Adam au Petit Journal. Travailler plus... le dimanche (Clarisse et l'Homme Heureux) Les incohérences et les contradictions de M. Paul Adam, "anarchiste".


Ricciotto Canudo dans Livrenblog : Canudo adapte La Roue d'Abel Gance. Les Libérés. Mémoires d'un aliéniste. Fernand Divoire : Le Grenier de Montjoie !



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