samedi 31 janvier 2009

LA GOULUE et le Puma



Drame sanglant dans une ménagerie
La Goulue et son mari aux prises avec un puma



Supplément illustré du Petit Journal, dimanche 24 janvier 1904.
En 1895 la danseuse de cancan, vedette du quadrille naturaliste, a quitté le Moulin-Rouge pour les fêtes foraines où elle a un numéro de danseuse orientale. Dans le même temps elle apprend à dresser les lions. En 1900 elle épouse le magicien Joseph Droxler, dit José, qui devient dompteur.

Georges Pioch visite la baraque foraine de La Goulue : La Femme, son lion et l'homme.


vendredi 30 janvier 2009

A. ORSAT un ami de HUYSMANS. Catalogue de livres anciens.


Reçu ce jour :


Le catalogue de J.P. Veysssière. On y trouve quelques livres de la bibliothèque d'Alexis Orsat. Fonctionnaire, du genre de M. Folantin, Orsat par l'intermédiaire de Coppée (qui lui dédiera Un Fils dans son recueil Les Humbles), fréquentera Huysmans (qui lui dédiera Le Petit poème en prose des viandes cuites au four dans Croquis Parisiens), Barbey d'Aurevilly ou Léon Bloy.

Rapide recension :

17 volumes de Huysmans, tous dédicacés (seul le rarissime tiré à part d'une revue hollandaise de "Bièvre" n'est pas orné de dédicace), dont A Rebours, Marthe, A Vau l'eau (2 éditions, dont l'E.O. sur Japon), En Ménage (sur Hollande).

3 volumes de François Coppée, dédicacés ainsi que la brochure des "paroles prononcées par M. François Coppée sur la tombe de son ami Orsat" dédicacée à Georges Landry.

3 volumes de Barbey d'Aurevilly, dont la rare édition originale des "Diaboliques", tous dédicacés.

Les Soirées de Médan, dédicacé par les 6 auteurs.

Benjamin Rozes de Léon Hennique, dédicacé.

2 volumes de Léon Bloy, Le Désespéré et Propos d'un entrepreneur de démolition, eux aussi dédicacés.

Le tout, ou presque, en édition originale.

Un superbe ensemble, qui nous fait découvrir un personnage, qui pourrait bien être le modèle du Monsieur Folantin de Huysmans.

Jean-Paul Veyssière, "Bellay", 4 route de la Ferrière, 37370 Marray.
Tél. : 02 47 54 84 54.

On verra sur son site que J.P. Veyssière est spécialiste des livres grecs ou philhellènes : http://jpveyssiere.com/

Stanislas de Guaita, Edouard Dubus, Adolphe Retté et l'opium



Stanislas de Guaita
Edouard Dubus, Adolphe Retté
&
l'opium


En 1913, Adolphe Retté écrit son second volume de souvenirs (1), j'ai choisi de donner aujourd'hui un large extrait du chapitre qu'il consacre a son ami Edouard Dubus et à leur rencontre avec le poète et occultiste Stanislas de Guaita. On verra qu'il accuse Guaita d'être responsable de la mort de Dubus. Réalité ? Vengeance posthume et tardive ? Mise en garde d'un catholique intégriste contre l'occultisme et la magie ? Un texte a prendre pour ce qu'il est, le témoignage d'un proche de Dubus, qui éclaire le caractère du poète des Violons sont partis. Après avoir relaté ses rapports avec celui qu'il nomme le docteur E... (2), Adolphe Retté explique que :

Quand il entreprenait des imaginatifs de caractère faible, le docteur E... ne tardait pas à les mettre en rapport avec son émule en maléfices, Stanislas de Guaita.
Il manoeuvra de la sorte pour égarer le poète Edouard Dubus. Celui-ci était un véritable enfant, spirituel au possible, fort instruit, bon, serviable, doué d'un gracieux talent. Mais il ne possédait nulle volonté. Aimé de tout le monde, dans tous les mondes, y compris le demi, il ne savait pas résister aux impulsions de sa nature ardente. Malgré un grand fond de mélancolie – ce spleen rongeur dont toute notre génération a souffert – il prétendait ne concevoir l'existence que comme une farce infiniment drolatique. Aussi, lorsqu'une sottise lui paraissait amusante à commettre, il n'y allait pas - il y courait. Avec cela, très curieux d'occultisme et très porté, sous un scepticisme de surface, à s'engager dans les halliers du surnaturel, pourvu qu'il y trouvât quelques églantines à cueillir.
Hélas, à quelle mort affreuse le conduisit ce penchant !
Dubus méditait alors d'écrire un drame en vers qui aurait eu pour principal personnage Apollonius de Tyane, le thaumaturge pythagoricien dont les prestiges équivoques suscitaient l'admiration des payens au premier siècle de notre ère.
Il en parla au docteur E... qui, saississant l'occasion, lui proposa de l'aboucher avec Stanislas de Guaita. Celui-ci détenait, disait-il, des documents dont Dubus pourrait tirer le plus grand parti. Cette invite fut accueillie avec empressement par le poète.
Le lendemain du jour où la première entrevue avait eu lieu, Dubus vint chez moi. Nous étions fort liés et nous passions rarement quarante-huit heures sans nous voir. J'étais au courant. Je savais que de Guaita était tenu pour un maître de l'occultisme, mais je ne le connaissais que par deux de ses livres :
Rosa mystica, titre sacrilège, étant donné ce que contenait ce recueil de vers, et Au seuil du mystère, introduction à l'histoire de la magie noire.
Lorsque Dubus pénétra dans le petit appartement de la place de la Sorbonne que j'occupais à cette époque, je fus surpris et presque effrayé en constatant à quel point les traits de son visage étaient altérés. D'habitude il avait le teint assez pâle : il était livide. Un éclat fiévreux vitrifiait ses prunelles qui me parurent élargies. Son regard, d'ordinaire si franc, fuyait le mien ; il errait çà et là sur les objets sans s'y poser.
En proie à une agitation singulière, le poète allait et venait à travers la chambre, se laissait tomber sur le divan pour se relever aussitôt, se figeait soudain dans une attitude de stupeur pour reprendre, trois secondes après, sa déambulation saccadée. Ses mains se crispaient au dossier des chaises, puis se portaient à son front et le balayaient comme pour chasser une pensée importune.
- Assieds-toi donc pour de bon, lui dis-je, et tiens-toi tranquille. Je ne t'ai jamais vu aussi énervé. Tu as une mine de déterré ; est-ce que le fameux Guaita t'aurais fait boire ?
- Je n'en croyais rien, car Dubus était très sobre, mais il me semblait si étrange, ce matin-là !
- Non, non, me répondit-il, je n'ai pas bu : tu sais bien que je ne bois jamais... Seulement de Guaita m'a fait une telle impression que je ne m'en puis remettre... Nous avons causer toute la nuit ; c'est un homme extraordinaire.
- Tant que cela ? Mais enfin que t'a-t'il raconté ? A-t-il évoqué devant toi l'ombre d'Apollonius afin que ce doux sorcier te documentât lui-même ?
- Ne plaisante pas. Ce fut très sérieux, cet entretien. Guaita m'a ouvert des horizons superbes.
- Et, les yeux fixes, le torse tout à coup raidi, l'index dardé vers le plafond, il ajouta d'une voix rauque, qui n'était plus la sienne :
- Guaita m'a procuré le moyen de devenir un dieu !
Je tressaillis. Dans toute autre circonstance, j'aurait peut-être ri de cette phrase extravagante. Mais il y avait quelques chose de si anormal chez Dubus, une telle expression d'orgueil triomphant se marquer dans toute sa physionomie, que je ne me sentis nullement enclin à le railler.
Et puis, dans nos réunions de jeunes écrivains affolés par le mégalomane Nietzsche, qui nous invitait à nous hausser jusqu'au surhomme, nous nous étions si souvent écrié avec Musset : Qui de nous, qui de nous, va devenir dieu ? Tant de fois le démon de la gloire nous avait chuchoté, aux heures où l'on croit si fort en soi-même qu'il semble qu'on va se heurter la tête aux étoiles : Eritis sicut dei !...
Loin donc de m'égayer, je repris tout mon sérieux et je pressai Dubus de s'expliquer davantage.
- Guaita, me dit-il, m'a d'abord invité à lui exposer les raisons de ma prédilection pour Apollonius. Quand je lui eus confié à quel point le surnaturel m'attirait, quand je lui eu révélé mon ambition de créer, d'après ce maître des mystères, une figure qui dominerait notre temps, il m 'a d'abord répondu, sans avoir l'air d'y tenir, qu'il pourrait peut-être me venir en aide. Puis il a gardé le silence pendant plusieurs minutes. Moi, j'ai repris la parole, et tandis qu'il me fixait d'un regard aigu qui me traversait la tête, je me suis épanché en un flot d'aperçus touchant la composition de mon drame. Tu me croiras si tu veux : à mesure que je parlais, des scènes dont je n'avais eu aucune idée jusque-là naissaient en moi et je les décrivais aussitôt. Des vers imprévus me jaillissaient de la bouche. Mon drame prenait une ampleur, un relief, une splendeur inouïs. Mon don d'invention s'était tout à coup décuplé. C'était comme si un être nouveau s'était éveillé en moi pour me dicter des pensées magnifiques. Et je me sentais indiciblement fier du génie dont je venais de prendre conscience en cette explosion de mon âme.
Tout à coup, ce fut comme si un mur de glace se dressait pour faire obstacle à ma course dans l'Idéal. La fête éblouissante allumée dans mon cerveau s'éteignit comme une bougie qu'on souffle. Je m 'interrompis au milieux d'une phrase. Plus de mots, plus d'idées ! Je restais hébété, balbutiant, pendant que Guaita ne cessait pas de m'observer froidement.
- Eh bien, dit-il, qu'attendez-vous ?...
Continuez, vous m'intéressez beaucoup.
- Je ne trouve plus rien, répondis-je.
Un mouvement de désespoir me saisit, car il me semblait que je ne trouverais plus jamais rien !
- Ah c'est fini, m'écriai-je, mon drame vivait devant moi ; maintenant, il est mort. Et je sens que je ne me rappellerai même plus un seul des vers que je viens d'improviser d'une façon si surprenante.
- Si, reprit Guaita, vous vous rappellerez tout. Et je m'en vais vous dire comment...
Ici, Dubus s'arrêta net. Très étonné, je l'invitais à poursuivre. Mais il s'y refusa obstinément. Il allégua, pour motif de son silence, que Guaita lui avait fait promettre de garder le secret sur le philtre qui faisait déborder dans les âmes les sources d'un génie surhumain.
- Mais, conclut-il, il ne tient qu'à toi de le connaître. Viens chez Guaita. Il d ésire beaucoup te voir et il a fort insisté pour que je t'amène à lui.
- Je ne dis pas non, répondis-je, car je flaire là du nouveau et, n'est-ce-pas, comme Baudelaire, nous plongerions volontiers
Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau !...
- Certes, reprit Dubus ; quant à moi, le sphinx m'a livré son énigme, désormais j'incarne Apollonius de Tyane. Son essence divine vit en moi. Mon âme a conquis des ailes et elle monte dans l'infini, car Guaita m'en a livré la clef...

Je ne me doutais pas alors de quelle nature était le philtre, qui, loin de lui ouvrir les portes de l'infini, devait très vite faire descendre mon ami au sépulcre par une spirale d'horreur et d'abjection.



Après avoir hésité, puis poussé par la curiosité de connaître le secret qui avait fait grandir la puissance poétique de Dubus, Retté se rend chez Guaita. Lorsqu'il écrit ses souvenirs, Retté est devenu catholique, sa conversion l'a poussé vers l'extrémisme religieux et politique (en 1924 il dédiera son roman Le Règne de la bête à Edouard Drumont). La description de l'intérieur et de la personne de Guaita, sont contés avec les lunettes du converti, et Guaita y est présenté si ce n'est comme le diable au moins comme l'un de ses suppôts (« quoique que la température fut très douce, j'avais froid, physiquement froid »). Tentateur comme Satan, Guaita promet à Retté, alors transis d'amour pour une belle dame restée froide à ses avances, de lui fournir le moyen de se faire aimer d'elle. Dubus lui s'esquive dans une chambre où Guaita a laissé « tout ce qu'il lui faut ». Retté reviendra visiter Guaita, espérant de l'occultiste un philtre d'amour, mais c'est une toute autre mixture qui, dans une coupe de champagne, lui est alors servie...


A peine avais-je avalé deux gorgées qu 'un arrière-goût d'amande amère m'emplit la bouche. Et, immédiatement, je me sentis tout étourdi. En même temps je remarquai que Guaita, après avoir au plus effleuré sa coupe, la posait sur le bureau. Je me hâtai d'en faire autant et je ne touchai plus à la mienne.
Or j'en avais bu assez : la drogue agissait. Je fus pris de vertige ; des flammes vertes me dansèrent devant les yeux ; une sueur abondante m'imprégna le front ; tous mes membres s'engourdirent ; il me sembla que mon sang ralenti changeait son cours dans mes artères... Je ne trouve pas d'autre expression pour expliquer ce qui s'opérait dans mes organes. Mes jarrets fléchirent et je tombai sur un fauteuil en murmurant : - Je suis empoisonné !
- Mais non, mais non, se hâta de dire de Guaita, la splendeur approche... Dans une minute, vous serez tout à fait bien.

Mais la splendeur ne vint pas, Retté s'évanouit à demi, il a froid, grelotte, sent une « Présence » maléfique, après s'être allongé quelques temps il s'enfuit de chez l'occultiste qui se contente, dit-il, de marmonner : « L'expérience à manqué. Celui-là ne vaut rien pour nous.. ».

Le pauvre Dubus ne fut pas aussi bien inspiré que moi. Ce philtre, prétendu divin, dont de Guaita lui avait inoculé le désir, le goût, puis la passion, c'était la morphine.
Dès lors, la Pravaz ne le quitta plus et la drogue infâme manifesta bientôt en lui ses ravages. Il s'enfonça de plus en plus dans les pratiques de l'occultisme et multiplia les piqûres. Sa santé déclina rapidement d'une façon effrayante. Ce n'était plus qu'un squelette ambulant qui ricanait et balbutiait des incohérences. Sa belle intelligence s'éteignit. Son talent s'envola. En moins de deux années il fut réduit à rien.
Deux séjours consécutifs dans une maison de santé ne parvinrent pas à le guérir. A peine dehors, il retombait dans son double vice, la fréquentation de Guaita, l'intoxication croissante par la morphine. - Le bon Huysmans, qui l'aimait, tenta de le sauver. Ses efforts furent vains.
Enfin, un soir que Dubus était entré dans une vespasienne pour se piquer une fois de plus, il tomba sur le sol immonde et entra en agonie tout de suite. On le transporta dans un hôpital où il mourut sans avoir repris connaissance...
Ce cadavre reste sur la conscience de Stanislas de Guaita. Celui-ci décéda, peu après, dans des tourments atroces. On dit qu'il s'est repenti en dernière minute : Dieu veuille avoir son âme !...
Les faits parlent d'eux-mêmes, je crois, dans ce récit strictement véridique. Je n'ajouterais donc pas grand'chose. Je ferai seulement remarquer l'habileté de certains occultistes à user des penchants et des passions des esprits imaginatifs qui tombent sous leur emprise pour se les asservir. Ce ne sont pas leurs seuls maléfices : ils en propagent d'autres et des plus subtils. J'en dévoilerai quelques-uns dans la suite de ses études.


(1) Au pays des lys noirs : souvenirs de jeunesse et d'âge mûr. P. Téqui, 1913
(2) le docteur Encausse, dit Papus, le célèbre occultiste, fondateur de l'Initiation, dont il faut lire la si passionnante biographie écrite par Marie-Sophie André et Christophe Beaufils publiée chez Berg International en 1995.

De prochains billets sont prévus sur Guaita, Dubus ou Retté.


mercredi 28 janvier 2009

Harold SWAN Poète symboliste.


Biographie d'un pseudonyme



Le 15 décembre 1892, paraît dans le n° 88 de la Plume, signé d'Yvanhoë Rambosson, un article sur Harold Swan, écrivain franco-britannique, personnage étrange, alcoolique, flegmatique comme un anglais, baudelairien comme tout le milieux symboliste, des terrasses du Boulevard Saint-Michel au nuits des Halles. Harold Swan est l'auteur de Falling Stars, Nocturnes et Propos épars, il collabore à l'Ermitage, fréquente Moréas, Stuart Merrill, est fortement influencé par Adolphe Retté avec qui il écrit des oeuvres extravagantes. A y lire de plus près, la biographie du fils de l'ancien membre des Communes pour le bourg de Brandy-wine, fréquentant les plages enneigées, est un canular. Rambosson écrit cet article pour donner plus de vérité à un personnage créé par Adolphe Retté, qui depuis quelques temps publie poèmes et articles sous le pseudonyme d'Harold Swan. Les lecteurs de la Plume furent-ils dupe de la supercherie, il semble que l'article tient plus de la « Private joke » que d'une véritable volonté de donner vie à un auteur fantôme.
Après avoir adopté le pseudo de Swan, Adolphe Retté, dont je ne conterais pas aujourd'hui la vie confuse et mouvementée, s'installera à Guermantes...

Harold Swan

C'est un homme singulier que je rencontrai de façon singulière. Il est des gens qu'on ne rencontre pas autrement.
Je m'étais pendant l'hiver de 1891 exilé pour un mois sur une grève normande, un trou. Un jour de neige, me promenant sur la plage, je vis qui arpentait en sens opposé du mien un homme jeune, vêtu avec beaucoup plus d'élégance que ne le comportait l'endroit. Comme nous nous croisions, il s'arrêta brusque et raide, comme au port d'armes et me jeta à brûle-pourpoint, avec un salut d'une stricte correction : « Vous devez être un poète, monsieur, pour que ces lieux vous plaisent à cette époque et à cette heure ? » - « Peut-être » répondis-je. - « Oh ! » s'étonna-t-il. Puis il proféra : « Bonjour, Monsieur » et, saluant plus correct encore, reprit sa marche, me laissant fort interdit.
Ce n'est qu'à Paris que je le rencontrai de nouveau et que nous fîmes plus intime connaissance.

Harold Swan est né à Swan-Castle, dans le Hampshire, le jour de la Christmas de 1866. Son père, ancien membre de la Chambre des Communes pour le bourg de Brandy-wine, était gentleman-farmer et sa mère, qui manifestait pour Keats et Shelley une grande admiration, une institutrice française épousée un peu sur le tard.
Le jeune Harold, confié à un moine dominicain en reçut, en Ecosse, la première éducation. Plus tard il étudia à Eton et à Cambridge, s'y montrant fort mauvais élève passant ses journées au lawn-tennis ou en canot. La nuit, il lisait Shakespeare et Poe.
A Londres, où il vint ensuite, il perdit un temps considérable dans tous les gril-room et les gin-palace ; il y fit la connaissance de quelques artistes et fréquenta notamment M. Oscar Wilde dont les conversations l'incitèrent à quelque littérature. Mais son esprit aventureux ne laissait pas encore de répit à ses méditations. Il avait vingt ans et partit pour la Belgique. Il en rapporta cette unique impression précieusement consignée dans ses notes : « C'est un pays très plat. »
Il tourmenta quelques temps son père afin que ce vieillard lui achetât une commission d'enseigne dans l'armée des Indes, puis renonça brusquement à ses projets belliqueux et se mit à noircir beaucoup de papier. Plusieurs années il habita Swan-Castle ; dans une retraite absolue, il travaillait passionnément. Enfin, pris du désir de connaître la France, en novembre 1891 il partit pour Paris où – sauf deux voyages en Normandie et dans les Ardennes – il est resté depuis.

La figure jeune et énigmatique, le front haut, les yeux un peu dédaigneux derrière le binocle, à partir de six ou sept heures du soir – moment où il se lève pour l'apéritif – on le voit passer sur le Boulevard St-Michel, sévère d'allure , toujours vêtu de noir sur un linge méticuleux et paraissant considérer les gens du haut de son ennui.
A son restaurant accoutumé, près de l'Odéon, s'il est seul, il s'informe auprès du garçon des faits du jour, ayant l'horreur d'ouvrir un journal. S'il s'y rencontre avec M. Moréas, au grand désespoir de celui-ci, il l'entretient d'histoires macabres et romantiques ou lui vante les mystères d'Eleusis : devant M. Merrill qui prétend abominer Shakespeare, il glose interminablement sur Hamlet, et lorsqu'arrive M. Retté, pour marquer son mécontentement, il lui propose des charades insolubles.
Très froid, riant rarement, souriant encore plus rarement, il coupe de longs silences par des paroles brèves, qu'il laisse tomber flegmatiquement.
Il dit des femmes : « Ce sont de petits animaux très bien » et ne les fréquente charnellement, que « lorsque ce vieux monstre de Nature crie par trop fort du fond de ses instincts bestiaux ».
Si l'on parle religion, il explique : « Le bon Dieu, c'est un vieux monsieur très bien » ; sociologie, il affirme : « Tout le monde a virtuellement cent mille francs de rente. »
Ses opinions esthétiques : « La musique c'est de l'opium de qualité inférieure ; la peinture, j'aime mieux la rêver ; la littérature, un passe-temps contre le spleen ». Sa philosophie : « Il faut jouer de mauvais tours à la Vie tout en évitant qu'elle vous rende la pareille. »
Il a une devise : « I give all ; specially myself. »

Après le dîner il disparaît mystérieusement. Malgré le peu d'estime réciproque que se témoignent M. Retté et lui, ils sortent souvent ensemble : comme une fatalité les pousse à perpétrer de compagnie d'effroyables calembours et à collaborer pour des oeuvres extravagantes – d'ailleurs aussitôt détruites.
Le quartier latin le voit revenir vers deux heures de ses expéditions suspectes, portant son chapeau haut de forme légèrement incliné sur l'oeil gauche, exhalant une odeur d'alcool anglais et déclamant des distiques de ce genre :
Le Kanguroo que l'on exile d'Australie,
S'il épouse un tapir, hélas ! Se mésallie
.
Puis il va finir la nuit aux Halles, où il hante l'établissement du Père tranquille en société de Robert Sherard, de Corbier et de plusieurs poètes.
Huit heures du matin venues, il rentre se coucher dans sa chambre d'hôtel où pas un livre ni rien pour écrire (il travaille au café). Dans cette pièce banale pas même un tableau ou une gravure : il n'y est que pour dormir.
Harold Swan a publié en anglais un volume de vers et de poèmes en prose : Falling Stars dont il déclare que c'est « une petite chose singulièrement fatigante ». Ça et là, au hasard des Revues, mais surtout à l'Ermitage, il a éparpillé : Propos épars, articles humoristiques qui l'ont fait de suite remarquer et Nocturnes selon Paris où il se montre très influencé par le Thulé des Brumes d'Adolphe Retté. Dans ces Nocturnes, il note avec un charme bizarre les sensations de ses mille et une nuits déambulatoires. Harold Swan est surtout un homme et une âme étranges. Dans un temps où tout le monde est taillé sur le même patron comme les vêtements de la Belle-Jardinière, cela mérite au moins l'attention.

Yvanhoë Rambosson


Yvanhoë RAMBOSSON (1872-1943) : Poète (Le Verger doré, 1895 - La Forêt magique 1898 - Actes 1899 - Le Coeur Ému 1905) et critique d'art (notamment au Mercure de France, il est aussi l'auteur de recueils comme La Fin de la vie - Le Nu d'après nature et une monographie de Jules Valadon, dans les années 1930 il s'intéressera plus particulièrement à l'art décoratif), il fonde le Salon d'Automne en 1903. "M. Rambosson a [..] un sens extraordinaire des choses inexpliquées et hallucinantes" Stuart Merrill pour le Verger doré.



mardi 27 janvier 2009

Maximilien LUCE Peintre et anarchiste





Dessins de Maximilien Luce et Luce par Delannoy, extraits de Les Hommes du Jour, n° 60, 13 mars 1909.


Maximilien Luce, fiche anthropométrique.
Extrait du fichier établi entre mars 1893 et septembre 1894. Consacré aux anarchistes, le fichier comportait 417 photos avec à leurs versos la fiche signalétique des individus. C'est Alphonse Bertillon qui devant l'effervescence anarchiste et la recrudescence des attentats eut l'idée de ce fichier mis à la disposition des commissariats des grandes villes et aux brigades volantes. La liste des 417 comporte quelques noms d'artistes, écrivains ou journalistes, suivi parfois des raisons de leur mise en fiche et de la date de réalisation de la photo (source : Rhinocéros féroce, La Police donne un visage à l'anarchie, novembre 1998, revue publiée par la librairie Serge Plantureux).

Voir sur Livrenblog : Georges Darien : Maximilien Luce – peintre ordinaire du Pauvre.

Les Hommes du jour
dans Livrenblog :Lucien Laforge dans les Hommes du Jour. Ernest La Jeunesse. Poulbot fait la pub des Hommes du Jour. Delannoy. Les Sabotages. Lucien Laforge. Portrait d'Henri de Régnier. Lucien Descaves. Quelques portraits. Quelques portraits de plus. Encore des portraits. Willette par Steinlen, Steinlen par Willette, Paul Signac. Hermann-Paul : Danse Macabre. Hermann-Paul : Danse Macabre [II].


dimanche 25 janvier 2009

Faut-il lire Ernest LA JEUNESSE ?





La postérité est mauvaise fille, on le sait. Mais quand la critique et le gros public ont fait de vous l'auteur d'un seul livre, lorsque votre nom devient synonyme de fantaisiste, de chroniqueur, de boulevardier, comment voudriez vous que la postérité vous soit favorable ? Ernest Lajeunesse, lorsqu'il n'est pas complètement oublié, reste, au mieux l'auteur de Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus notoires contemporains, au pire il est l'archétype du journaliste boulevardier, auteur de bons mots, de méchancetés vite oubliées, de critiques un peu bâclées saupoudrées d'esprit 1900 bien parisien.

Un article, de Gabriel Reuillard, paru en 1913 dans le n° 275 de l'hebdomadaire Les Hommes du Jour, fait le point sur le cas La Jeunesse, et comme une critique aussi fouillée sur l'auteur de l'Holocauste est rare, elle pose question et incite a aller voir de plus près ce que fut véritablement l'oeuvre et la personnalité de ce curieux et extravagant écrivain.

Ce que Reuillard reproche au style de La Jeunesse, pourrait bien être ses principales qualités. Oui La Jeunesse néglige « la forme pleine » des mots, il ignore la proportion, refuse de choisir dans « l'abondance que soulève en lui une vision ». Oui son style est « touffu, diffus, romantique, lyrique, extravagant, pétaradant, oléagineux, prestigieux, clownesque et funambulesque », oui il utilise les « à-peu-près » « les calembours », il joue avec les mots et la langue, le mauvais goût même ne le rebute pas, est c'est pour cela même qu'il mérite sans doute d'être lu. Même si La Jeunesse n'est pas tout à fait « un penseur à la façon de ce pauvre M. Brisset », l'auteur de la Grammaire logique et des Origines humaines, ce rapprochement prouve que La Jeunesse ne pouvaient être pleinement compris et appréciés par les amateurs de pensée claire et de belles proportions stylistiques.

Ernest LA JEUNESSE


La gloire fut avare à Ernest La Jeunesse. Et je ne crois pas que ce soit une raison suffisante aujourd'hui que la réédition de Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus notoires contemporains pour biographier prématurément ce chroniqueur imprudent et verveux. Quoi qu'il en soit, cette réédition d'un ouvrage qui fût son seul succès en librairie, et un succès un peu spécial, moins dû au talent certain de l'auteur qu'à la personnalité des hommes connus qu'il fustigeait, nous donne l'occasion de parler longuement de lui et surtout de la qualité de son talent.
Je ne sais pas pourquoi Ernest La Jeunesse est encore un de ceux dont la foule amusée de Paris s'occupe le plus volontiers. Il représente, aux yeux de certains bourgeois entichés de connaissance littéraire, un des derniers survivants obligés de la bohème romantique, un de ceux dont on aime citer les boutades et les mots, un de ceux qui peuvent alimenter la chronique du jour, la chanson de Montmartre et la revue de music-hall. Sa silhouette bouffonne a été si longtemps l'appât du caricaturiste, et elle et si extravagante en vérité, qu'on arrive à penser que La Jeunesse a pris plutôt le soin de ressembler aux charges qu'on traçait de lui. Il promène, d'un air lassé, dans les brasseries de Paris, dans les théâtre de Paris, un éternel sourire à la fois ironique et indulgent que la bouche lippue semble exagérer à plaisir dans la face mobile et charnue, ronde comme une lune, une face blafarde de pierrot que le reflet du monocle de l'oeil droit éclaire seul, une face gourmande de gourmet, auréolée de cheveux fous, crépus et broussailleux, les longs cheveux, rares et emmêlés d'un « chauve chevelu ».
La Jeunesse, à la fois, ressemble à Bibi-la-Purée, à un Bibi-la-Purée qui aurait fait gras, et à Beethoven, à un Beethoven qui n'aurait pas eu de génie. Telle est, singulière ou divine, et plus près toutefois de la caricature à la Veber que du portrait léché, la figure bien parisienne, comme on dit, d'Ernest La Jeunesse. Et son accoutrement, d'un négligé savant, n'en corrige pas la hideur intelligente ; il l'aggrave plutôt, si je puis m'exprimer ainsi : gros souliers, pantalon ou trop long ou trop court, cravate étrange en vert, en rouge ou en jaune criard, chapeau de feutre intentionnellement cabossé sans méthode et bagues énormes aux doigts, à chaque doigt, La Jeunesse, « bouffon gonflé », comme il s'appelle, ou « vieille lune, encore, en décomposition », brinquebalant, hirsute, hétéroclite, à la fois bon enfant, enfant tout court, jeune homme par le mot et vieux jeune homme par l'esprit, promène son ennui, la nuit, et sa fantaisie saugrenue, le jour, « accessoire de cotillon » dans la fête navrante et burlesque du Tout-Paris...
On peut juger toute l'oeuvre de La Jeunesse qui comprend neuf volumes copieux, d'après ses deux ouvrages principaux, à mon avis : Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus notoires contemporains et L'Imitation de Notre Maître Napoléon ; le premier, de critique ardente et le second, sorte de profession de foi ou plutôt de doctrine. On trouve dans chacun l'empreinte de ce talent souple et nuancé, la facilité au mot pour le mot, à l'à-peu-près, au calembours, l'habileté à pasticher, qui laissent à son style ondoyant et divers quelque chose d'impersonnel, une exagération romantique de mauvais goût, un besoin d'outrance criarde, et quelque fois un emportement chaleureux qui reste moins furieux que furibond. Dans Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus notoires contemporains, La Jeunesse, critique impénitent, jeune homme déjà dégoûté, liseur fourbu qu'aucun livre pourtant ne rassasie, montrait, sans honte et sans orgueil, les défauts et les qualités de son talent pénétrant et hargneux. La page sur Huysmans, ou plutôt sur l'âme de Joris-Karl Huysmans, restera comme une des plus caractéristiques de l'écrivain : « Quelque chose de lourd, d'informe, de bouillonnant, avec un jet qui s'arrêtait en boursouflure écumante, un suintement gras qui pouvait être de l'huile sainte et qui pouvait être autre chose, avec des rides et des creux d'humilité et des vallonnements de lassitude, et des plaies de clous consacrés, et des plaques qui pouvaient être des plaques de remords, et des taches de péchés qui voulaient rester pour être pleurés, et des brûlures de flammes mystiques, des froncements de dégoût, d'horreur, et des fossés de fureur pieuse, et des frissons de ferveur amère, et des tons changeants, brouillés ici de bile humaine, là souriant d'extase et d'une extase méchante, bleu ici et d'un bleu souillé de ciel souillé, vert là et d'un vert sombre d'espoir sombre, et vieux rose d'un rose de jeunesse lointaine, et gris d'une candeur diverse, et mauve d'un ancien violet archiépiscopal, et sang de boeuf d'un ci-devant rouge cardinalice, c'était une âme grandiloquente... » Grandiloquente, ah oui ! Je ne voudrais point m'amuser au dépens d'Ernest La Jeunesse à la façon du professeur qui corrige un devoir. Je n'ai nul goût d'ailleurs pour le professorat. Mais je constate seulement, et je tiens à ce qu'on constate autour de moi, combien ce style est, en effet grandiloquent. Je sais bien, par quel artifice, évidemment, La Jeunesse a voulu donner l'impression même ici du style de Huysmans. Mais Huysmans connaissait la couleur des mots et leur densité, et il les employait avec plus de pudeur, en véritable artiste. En La Jeunesse, il faut d'abord se défier de la virtuosité dont il n'a pas su se défier. Il joue, sans étude, au hasard, et souvent il joue faux, fugace et outrancier, mais il fascine et conquiert comme un tzigane. Il est le maître aujourd'hui de l'étrange sortilège romantique : un mot, pour lui, est posé dans la phrase et n'a d'autre dessein que de l'orner, comme une touche de couleur fait une tâche heureuse au centre d'un tableau. Mais nous croyons ici que le mot a un sens précis qui nous rappelle une vision ou une sensation bien définie qu'il doit communiquer à ceux qui le liront. Nous devons l'élever à la lumière avec respect, ce mot qui porte en lui une parcelle du monde. Et la beauté d'un style est dans la proportion ordonnée de ses éléments. La difficulté est, pour l'écrivain, non point de profiter de l'abondance que soulève en lui une vision, mais de choisir dans les termes divers qu'une idée fait jaillir ensemble de son cerveau. La Jeunesse, emporté par sa fécondité ou, plus exactement, par sa facilité, saisit l'adjectif coloré, l'accouple au mot banal qui lui est le plus étranger et, satisfait à peu près de leur sonorité, ne s 'embarrasse pas pour leur destination exacte. Il ne suffit pas, cependant, de remuer la foule bigarrée des mots, pour exercer le noble métier d'écrivain. Le mot ne crée pas notre sentiment, c'est notre sentiment qui fait appel aux mots pour s'exprimer. La Jeunesse l'ignore. Il part, à fond de train, au gré de ses épithètes lâchées. Il paraît mépriser leur forme pleine. Il dit : « ... nos cheveux de bébés et nos mains myopes de quatre ans... » dans l'Holocauste. Et on pourrait citer de lui d'autres fautes de goût. Voilà pour le style touffu, diffus, romantique, lyrique, extravagant, pétaradant, oléagineux, prestigieux, clownesque et funambulesque de La Jeunesse.
Et quand à la pensée de La Jeunesse, elle est simpliste et tortueuse tout ensemble : elle est celle d'un grand enfant, plein de rêves puérils, trop tôt désabusé, et tardivement résigné au sort qui lui est fait. S'il parle de Zola, ce sera pour blaguer, gavroche inconscient et féroce, un des plus grands représentants de la pensée contemporaine. Et il dira, comme il eût dit d'un médiocre du jour : « ... tout de suite, sans arrêt, sans hésitation, sans malice, sans réflexion, sans effort, sans pensée, comme s'il écrivait... » Nous pensons qu'on pouvait attaquer le grand écrivain, qui ne fût pas toujours un grand artiste, en apportant au moins un peu de précision et de sérieux dans l'examen scrupuleux des Rougon-Macquart qui resteront, quoi qu'en pensent les délicats, le plus haut monument de notre époque élevé à la vérité. La Jeunesse narquois, ne l'examine pas : il lance une boutade... Et si j'ai pris à dessein cet exemple, il en est un autre, plus important, qui nous renseignera sur la pensée de La Jeunesse. Il écrit dans L'Imitation de Notre Maître Napoléon : « L'homme que je préfère parmi tes officiers, Napoléon, c'est le colonel Ordener, qui, avec des dragons et un ordre, alla réveiller, par delà le Rhin et le droit des gens, le duc d'Enghien, dormeur d'Ettenheim. J'imagine tous ces cavaliers galopant sur la route, l'âme trouble et résolue. Tu as commandé : ils obéissent, ils empoignent le duc, ils le fourrent en une voiture et ils s'en retournent : ils accomplissent l'acte le plus inqualifiable et le plus qualifié : violation de frontière, arrestation arbitraire, séquestration, complicité d'assassinat. Ils vont. Et pourquoi ? Parce que tu es chef, parce que tu as le pouvoir, Napoléon ». Voilà à quel degré d'inconscience peut arriver un partisan de la brutale autorité qui s'exerce en dehors de tout respect et de tout sentiment, sans contrôle, afin de servir aux fins intéressées d'un homme quel qu'il soit. Par lui-même, le fait n'est pas à discuter ; « par delà le Rhin et le droit des gens... ils accomplissent l'acte le plus inqualifiable et le plus qualifié : VIOLATION DE FRONTIÉRE, ARRESTATION ARBITRAIRE, SÉQUESTRATION, COMPLICITÉ D'ASSASSINAT... » Parfois, la morale bourgeoise, est assez immorale, il faut bien l'avouer. Lorsqu'il s'agit de Bonnot, de Garnier et de Valet, « l'acte le plus inqualifiable et le plus qualifié » mérite tous les châtiments, mais lorsqu'il s'agit de Napoléon, il mérite tous les honneurs et la plus pure gloire. Il n'a manqué que le pouvoir à Bonnot, à Garnier et à Valet pour être aussi grands que M. Guichard, selon la morale de La Jeunesse. On peut même affirmer sans crainte de passer pour un mauvais esprit, qu'ils eussent, sans doute, montré plus de courage... On voit, par là, ce qu'a de dangereux l'exagération d'une théorie et la déformation qu'elle produit. La Jeunesse, penseur à la façon de ce pauvre M. Brisset (1), pêche encore et toujours, par la grandiloquence. Et je ne parle pas de l'à-peu-près du calembours, dans lequel sa phrase, quelquefois, s'embarrasse et grimace : « Ma mère eut un sourire tiré – par les pieds, si j'ose dire, de l'Enfer de Dante Alighieri... » Même dans la tendresse et la pitié, il faut que La Jeunesse exagère toujours : il a donné à la réimpression de Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus notoires contemporains, une préface apitoyée, humaine et généreuse. Il faudrait la citer presque en entier. La Jeunesse est, depuis la première impression, le confrère et l'ami de ceux que jadis il égratigna. Et il déclare en premier lieu : « Ce recueil est injuste et cruel... » Il continue par une confession qui ne manque pas de noblesse et dont il faut tenir compte : « Et qu'y a-t-il de commun entre l'adolescent timide, fiévreux, dévoré d'ambition inquiète et d'orgueil famélique qui écrivait ces pages de marqueterie niellée, qui dévorait les gens et les oeuvres pour ne pas s'occuper de son pain, et ce gros homme patraque et résigné, esclave du jour, du soir et des faits-divers, proie banale des caricatures et des gens de revues, qui promène par les boulevards une silhouette trop familière et le pire sourire d'horreur ». La Jeunesse, en effet, est resté, avant tout, le plus Parisien de nos chroniqueurs. Et cela n'est pas drôle. Il était capable pourtant, comme beaucoup, de donner sa mesure ailleurs, de rassembler ses mots pour monter à d'autres assauts. Je suis certain que La Jeunesse est tout transi par ce vague parisianisme qu'on lui prête et qu'il rend d'un seul coup, avec largesse et un peu au hasard, dans les colonnes d'un grands quotidien. Il aurait pu vivre modeste et effacé, se modérer au lieu de se dépenser sans mesure, et il aurait donné une oeuvre aiguë, douloureuse et poignante à la place de ce verbiage coloré qu'on lit – et qu'on oublie. Intoxiqué par la littérature – et par la pire – il eût gagné à changer de milieux, de vivre « au vert », loin des salles de rédaction. Alors, il eût put s'écouter et se transcrire. En poète qu'il est, il nous eût doucement conté sa peine. Un grand journaliste, voilà ce qu'est devenu La Jeunesse, un esclave à la copie à fournir dans un temps donné, pour un certain public dont il faut flatter la mentalité. La Jeunesse, je vous connais et je vous plains, donc je vous aime. Et je dénonce en vous un pauvre homme attendri, qui rêvait de capter les mots, de les asservir à sa fantaisie, qui fut ravalé au métier du pitre, un pauvre homme fourbu et douloureux, un de ceux que notre société crée, pour son plaisir, comme la foule rit de la bassesse de l'ivrogne. Autrefois vous avez été cruel : vous en aviez le droit. La nature vous avait doué d'une âme ardente, ingénue et charmée pour vous jeter, irrésolu, dans notre enfer : le journalisme. Ici, pour vivre sans dégoût, il faut être né diable ; et vous, vous, vous aviez de la candeur et du talent. Mais il y a le problème du pain qu'il faut résoudre tous les jours. Vous étiez pauvre et c'est pourquoi, je le répète, on vous a asservi facilement. C'est donc que, malgré tout, vous pouviez être serf. Mais combien d'autres le sont-ils qui auraient pu cependant ne pas l'être en ce métier où tout ne devrait concourir qu'au développement total de notre personnalité. Je voudrais à présent vous demander pardon d'avoir exercé vis-à-vis de vous mon droit avec rigueur et d'avoir fait tout mon devoir, de bonne foi, avec l'ivresse effroyable que vous avez connue jadis. Mais vous nous deviez autre chose, il faut l'avouer, que ces articles de journaux que vous avez disséminés, comme on écrit, dans la fatigue, une lettre d'amour qu'on n'a pas le courage de détruire. Au lieu de nous servir, il arrive que cette lettre nous trahit ; mais on ne peut plus la reprendre. Ainsi, longtemps, obligé à votre attitude pittoresque, il vous a fallu vous montrer, non point tel que vous êtes en réalité, mais tel que le public voulait vous voir. Dans Le Journal, remplaçant Catulle Mendès, autre esclave du Tout-Paris et de sa mode, il vous a fallu forger tout les jours un mot qui n'ait pas l'air banal pour parler du vaudeville ou de la comédie ou du drame représenté, il vous a fallu aiguiser votre ironie pour qu'on devine, entre les lignes, assez loin, votre opinion véritable sur l'oeuvre que l'on vous chargeait de critiquer. Aujourd'hui vous suivez les grands enterrements et même – est-ce encore ironie ? - vous écrivez prématurément l'oraison funèbre d'un confrère entré dans l'immortalité, c'est-à-dire déjà dans le néant. Mais vous méritiez mieux que cela. Ceux qui comptaient sur vous méritaient mieux aussi.


Gabriel Reuillard.


Ernest La Jeunesse a donné, en dehors de sa collaboration de chroniqueur au Journal et des articles de critique dramatique qu'il y fit pendant plus d'une année : Les Nuit, les Ennuis et les Ames de nos plus notoires contemporains, étude critiques en 1896. L'Imitation de Notre Maître Napoléon, sorte de roman doctrinaire, en 1897. L'Holocauste, roman contemporain, en 1898. Sérénissime, roman contemporain, et Demi-Volupté, en 1900. Cinq ans chez les Sauvages, études critiques, en 1903. Le Boulevard, romain contemporain, en 1906. Le Forçat honoraire, roman, en 1907. L'Huis-Clos, moralité moderne, en un acte, en prose, représentée sur la scène du Théâtre-Antoine, en 1900.


(1) Jean-Pierre Brisset (1837 -1919), vient d'être élu « Prince des penseurs » (6 janvier 1913). La comparaison avec La Jeunesse est fortement exagéré.


Œuvres de La Jeunesse sur Gallica 2 : L'Holocauste, Le Forçat honoraire, roman immoral, Le Boulevard, Demi-volupté, Sérénissime, L'Inimitable, Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus notoires contemporains, Des Soirs, des gens, des choses...

La Jeunesse sur Livrenblog : Ernest La Jeunesse préface au Forçat honoraire, roman immoral. Ernest La Jeunesse : Le Roi Bombance de Marinetti. Ernest La Jeunesse célèbre Fanny Zaessinger. Ernest La Jeunesse par Léon Blum. Bibliographie. Ernest La Jeunesse - Oscar Wilde à Paris. Les "Tu m'as lu !" Ernest La Jeunesse dessinateur 1ère partie. Les "Tu m'as lu !" (suite) Ernest La Jeunesse dessinateur. Ernest La Jeunesse - La Foire aux croutes 1ère partie. Ernest La Jeunesse - La Foire aux croutes suite. L'Omnibus de Corinthe. Jossot. André Ibels. Ernest La Jeunesse pastiché par Victor Charbonnel dans La Critique . Ernest La Jeunesse : 22 dessins originaux.

Les Hommes du Jour sur Livrenblog : Lucien Laforge dans les Hommes du Jour.Maximilien Luce. Poulbot fait la pub des Hommes du Jour. Delannoy. Les Sabotages.Lucien Laforge. Portrait d'Henri de Régnier Lucien Descaves. Quelques portraits. Quelques portraits de plus. Encore des portraits. Willette par Steinlen, Steinlen par Willette, Paul Signac. Hermann-Paul : Danse Macabre. Hermann-Paul : Danse Macabre [II].



vendredi 23 janvier 2009

Une lettre de Charles-Louis PHILIPPE



Pour faire suite à l'article de Jean Viollis sur Charles-Louis Philippe, je donne aujourd'hui une lettre de Charles-Louis Philippe à Sébastien Voirol parue dans Les Soirées de Paris (N° 3, 1912). On y trouve un Philippe déçu par les critiques qui ont suivies la parution de son dernier roman, Croquignole. Il réclame le droit de n'être pas seulement l'auteur de Bubu de Montparnasse, et explique comment il a voulu construire son livre.


Une lettre de Charles-Louis Philippe

Elle nous est communiquée par M. Sébastien Voirol à qui Philippe l'adressa en réponse à une étude parue dans la Revue Diplomatique.


Paris, le 1er février 1907

Monsieur et cher confrère,


Votre article sur « Croquignole » m'a fait un grand plaisir, d'autant plus grand que ce livre m 'a valu un certain nombre d'articles violents et que le vôtre venait à point pour me remonter. J'ai eu le malheur, il y a quelques années, d'écrire un livre dont le succès a été plus grand que je ne le souhaitais, et depuis cette époque on me le jette au travers des jambes. Il semble maintenant bien entendu, que je ne ferai plus jamais « Bubu de Montparnasse », que tous mes efforts m'écarteront de ce type de la perfection. On ouvre ordinairement mais nouveaux livres avec le désir d'y retrouver le style, les personnages, les scènes de ce « chef-d'oeuvre » et comme on y trouve autre chose, il n'y a qu'une voix pour dire : « Ce garçon devient de moins en moins intéressant. Il ne nous donne pas ce que nous attendions de lui ».
Votre article m'a fait plaisir d'abord parce qu'il n'y était question que de « Croquignole ». Vous en analysiez attentivement le sujet, vous me laissiez être ce que je veux être : l'auteur de chacun de mes livres et pas du tout de « Bubu de Montparnasse ».
Mais ce qui, pour moi, a donné tant de valeur à votre article, c'est que vous touchez à une des questions que je me pose encore aujourd'hui.
Dans mon esprit, Croquignole ne se tue pas à cause du suicide d'Angèle, il se tue parce qu'il ne peut plus retourner au bureau, parce qu'il a exagéré son amour d'une vie violente et sensuelle, parce qu'il lui faut l'air, l'espace, le feu, parce qu'il n'est pas capable de devenir le zèbre du Jardin des Plantes.
Voici comment j'avais voulu construire mon livre. Je posais mon personnage, je définissais son caractère et son tempérament, je donnais un exemple de ce qu'il peut faire en le montrant au milieu de ses camarades de bureau, en le faisant séduire Angèle et annihiler Claude. Et ensuite, très rapidement, je disais : Voilà où ça le conduit, voilà où le mène cet amour effréné d'une vie purement charnelle. Sa force est ce qui le tue ou, plus clairement, sa force le tue.
Un écrivain naturaliste n'eût pas manqué de le suivre pas à pas, de nous parler de son automobile, de ses voyages, de ses fêtes, de ses fautes, de nous donner le détail de son dernier repas et de son suicide. Il en eût amusé le lecteur ; il y aurait eu des descriptions, des tableaux de genre, des « tranches de vie ».
Le roman que j'ai voulu faire était plutôt de caractères qu'un roman de moeurs.
Je crois du reste que je ne l'ai pas fait assez sentir, beaucoup de lecteurs n'ont pas très bien compris, j'ai dû manquer de clarté dans la composition, dans le dessin de mon roman.
Peut-être même eussè-je dû mettre un avertissement, une préface, expliquer en détail ce que vous appelez mon procédé. Le ton sympathique que vous y avez mis m'a beaucoup touché. On commence à m'en déshabituer dans les revues. Vous avez dù voir cela par vous-même.
Je voulais vous écrire beaucoup plus tôt, mais je n'ai eu votre adresse que ces jours-ci par Francis Jourdain. Vous allez trouver la mienne au bas de cette lettre et vous me laisserez bien espérer, n'est-ce-pas, que nous allons bientôt faire connaissance. Voulez-vous un de ces jours me donner rendez-vous.
Veuillez agréer, Monsieur et cher confrère, avec tous mes remerciements, l'expression d'une bien sincère sympathie.


Charles-Louis Philippe.
31, quai Bourbon.


Charles-Louis Philippe par Jean Vilollis. Charles-Louis Philippe par Elie Faure.

jeudi 22 janvier 2009

Marques d'éditeurs (II)





Camille Dalou


J. Philippart



Edmond Girard


Simonis Empis


Carnet critique / Nlle Revue Critique


Kistemaeckers

R.-L. Doyon et les marques de la Connaissance - Marques d'éditeurs (III)

mercredi 21 janvier 2009

J. RAMEAU, Le "Claudicator" de Laurent TAILHADE


Le meilleur veau, c'est encor Jean Rameau


Ils sont nombreux les littérateurs à servir de tête de Turcs à Laurent Tailhade, excepté Joséphin Péladan (hors-concours), Jean Rameau fut sans doute celui que le toréador à la plume envenimée a le plus souvent moqué, vilipendé, estrapadé avec délice. La notice ci-dessous nous apprend que Rameau commença, tout comme Tailhade et tant d'autres, sa carrière de poète au cercle des Hirsutes sous la houlette d'Emile Goudeau. « Claudicator » collabora souvent aux même revues que Tailhade, mais malgré leurs débuts de carrières parallèles, on constatera dans les deux exemples donné ici que, l'arrivisme de Rameau, la réussite de sa poésie académique qui « fait tressaillir » les Comtesses et « émeut » les viscères des bourgeois, feront de Rameau une des proies favorites de Tailhade.




Jean Rameau


Il y a une dizaine d'années environ, de jeunes hommes barbus et chevelus, parmi lesquels des poètes comme Emile Goudeau, Rollinat et Bouchor, des musiciens comme Marcel Legay, Fragerolles ou de Sivry, des fantaisistes comme Charles Cros, Sapek l'anti-concierge devenu fou après avoir été conseiller de préfecture, ou ce pauvre Mac-Nab, mort de misère à l'hôpital, des peintres, des écrivains, tous riches seulement de jeunesse et d'espérance, se réunissaient le vendredi soir dans l'affreux sous-sol d'un café (1), Boulevard Saint-Michel, et là, au milieu de l'infernal tapage des rires et des applaudissements, des cliquetis de verres et de soucoupes, dans la fumée des pipes qui mettait un halo d'intense brouillard autour des becs de gaz, trois ou quatre heures durant, on entendait des vers inédits et de tout à fait neuve musique.
Cette cave s'appelait le salon des Hirsutes, et c'était Goudeau, le maître ironiste, qui présidait les réunions ! Oh ! Les choses se passaient avec une correction parfaite et même une certaine solennité.
Quand un poète voulait dire des vers, un musicien s'asseoir au piano, il faisait passer son nom au président, qui, son tour venu, l'appelait et l'invitait à monter sur scène, la scène : une estrade minuscule tapissée de papier peint.
C'est là que débuta Jean Rameau.
Quand retentit pour la première fois ce nom sonore de poète, un silence étonné se fit et l'attention devint religieuse lorsque Rameau, se levant du fond de la salle où il était assis tout seul, s'avança vers la scène.
Mince, enveloppé dans un long pardessus flottant ainsi qu'une soutane, il a la démarche déhanchée par une légère claudication. De face, sous son abondante toison noire et avec sa barbe de jeune dieu, il ressemble vaguement à Jean Richepin. Même tête énergique et expressive, mais bien plus fine ; le nez aux lignes arrêtées et pures, la bouche hardiment dessinée, toute la physionomie éclairée par d'étranges yeux bleus, tantôt d'une infinie douceur, tantôt fulgurants comme des épées neuves.
La voix est aussi merveilleuse : chaude, timbrée, musicale, passant avec une étonnante souplesse des intonations les plus profondes aux éclats les plus aigus ; passionnée, grondante comme un torrent, douce comme un souffle, déchirante comme une viole d'amour ; les gestes sont larges, variés, inattendus et frappants : les vers sont amples, harmonieux, évocateurs avec des rimes nombreuses et sonores comme le bronze.
Jean Rameau obtint un véritable triomphe aux Hirsutes, et, dès le premier jour, il fut placé hors de pair, parmi les Victor Hugo, les Lamartine, les Baudelaire de l'avenir. Des légendes se répandaient sur son compte. Les uns racontaient qu'avant de venir à Paris, il avait été pâtre dans les Landes, que c'était au clair des étoiles, au bord des étangs bleus où le ciel se remiroite qu'il avait rêvé ses poèmes et pressenti sa vocation. D'autres, plus prosaïques et mieux informés, prétendaient que Jean Rameau avait été aide-pharmacien dans une officine de Mont-de-Marsan et que, renvoyé par son patron à cause de son incorrigible étourderie, il était venu à Paris, n'apportant pour tout bagage qu'une valise pleine de manuscrits et de vastes plans dans la tête !
Quoi qu'il en soit, l'admiration des Hirsutes fut de maigre profit pour le poète. Connu d'une centaine de délicats, éparpillés de Montmartre au Panthéon, il dut publier ses vers chez un éditeur qui promit peu et ne paya rien ! Et se résigna pour vivre à des besognes tout à fait incompatibles avec son tempérament : nouvelles à la main dans les journaux éphémères, prose et vers commandés par d'obscures publications.
Jean Rameau ne se laissa pas décourager. Pendant plusieurs années il supporta avec vaillance et dignité la mauvaise fortune, travaillant sans relâche, attendant, plein de foi, le jour où la renommée viendrait le trouver.
Un jour, enfin, l'occasion de se faire connaître du grand public se présenta. Le Figaro, ayant eu l'idée d'organiser un concours de poésie, Jean Rameau envoya une pièce de vers qui obtint à l'unanimité le premier prix et fut pour les éditeurs une révélation.
Très recherché dans le monde, désormais apprécié à sa juste valeur par les gens de lettres, Jean Rameau est aujourd'hui, parmi les poètes, un des jeunes sur qui l'on fonde les plus brillantes et les plus légitimes espérances.
Jean Rameau (Laurent Labaigt) est né en 1859, à Gaas (Landes). Il a publié plusieurs volumes de vers : Poèmes fantastiques, La Vie et la Mort, La Chanson des Etoiles, Nature ; et en prose, des romans et des nouvelles dont les plus connus sont : Le Satyre, Fantasmagories, Possédée d'amour, Moune, etc.


Notice extraite d'un album Mariani.

(1) Le Soleil d'Or, Place Saint-Michel. Les Hirsutes tinrent séance là, d'octobre 1881 à avril 1883 environ.


Ballade Parnasienne
En faveur de Monsieur Jean Labète dit Rameau



Et pour comble d'horreur, les animaux parlèrent.
L'abbé Delille.



Choeur déchaînés sur l'Oréas neigeuse,
Faune velu, Thyade aux jeunes flancs,
Vous qui menez la cordace orageuse
De l'antre humide aux pics étincelants
Et qui, le soir, par les taillis hurlants,
Crucifiez de vos belles morsures
La chair du faon et des louves, peu sûres
Bacchantes, je chanterai sous l'ormeau
Notre Rameau franc de toutes luxures :
Le meilleur veau, c'est encor Jean Rameau.

Rameau n'a point la mine avantageuse
Qu'aux seuls gandins prêtent les bons merlans.
Hispide, avec une boule rageuse,
Il « va-t-en-ville » exhiber ses talents
Et naqueter pourboire, en gants blancs.
Doux locatis, il hume les rinçures
Du faux moët, des bavaroises sures
Et des orgeats où trempe un chalumeau.
Quelque blanc d'oeuf a verni ses chaussures,
Le meilleur veau, c'est encor Jean Rameau.

Muse des bois, sonore Voyageuse,
Oncques n'ouïs ce Rameau plein d'élans
Crier d'amour quand fleurit Beltégeuze.
Mais comme il a votre âme, goëlands (1),
Son voeu chérit les animaux bêlants :
Enfantelets, porcelets, moutons, ures.
Tel palabrait, en dépit des censures,
L'engastrimythe Ursus avec Homo :
Tel, ô Bourgeois, il émeut vos fressures :
Le meilleur veau, c'est encor Jean Rameau.


Envoi


Prince au bouclier d'or, qui nous assures
Contre l'ennui fauteur d'âpres blessures,
Que Péladan parle du roi Schlémo,
Qu' Ohnet soit lu dans les « Poids et Mesures »,
Le meilleur veau, c'est encor Jean Rameau.

(1) Telle est, à ce qu'il prétend, l'âme ordinaire de M. Paul Bourget, auquel nous sommes heureux de restituer sa belle expression. Cela dépasse fort, à ce qu'il nous semble, Maurice Barrès et fait deviner presque M. Pierre Loti – L. T.


Laurent Tailhade.


Publié dans le Mercure de France N° 34 octobre 1892 sous le titre Ballade Parnasienne en faveur de M. Jean Rameau. La note sur Bourget et son âme ne figure pas dans le recueil Poèmes Aristophanesques (1904), volume reprenant Au Pays du mufle, A Travers les groins, Dix-huit ballades familières pour exaspérer le mufle, Quelques variations pour déplaire à force gens.



Chorège


A Monsieur Jean Rameau,

Littérateur français.


« La dernière fois que je la vis, ce fut, si je ne me trompe, chez une comtesse de la rue Saint-Honoré, et l'on raconte qu'une autre comtesse qui demeure dans les environs de la gare Saint-Lazare, et très suspecte de bas-bleuisme, hélas ! Le comptait parmi ses fidèles. »
Des oeuvres complètes de M. Jean Rameau.
Lettre à l'Echo de Paris du 10 mars 1891.



Claudicator ayant découvert qu'il existe
Des comtesses ailleurs qu'aux romans de Balzac,
A chaussé des gants paille et revêtu le frac :
On le prendrait, tant il est beau, pour un dentiste.

Jadis potard, expert à triturer les bols,
Il rêvait, dédaignant le nom d'apothicaire,
A des in-folios connus d'Upsal au Caire.
Et ses dormirs furent hantés par les Kobolds.

Maintenant, l'oeil féroce et la bouche crispée,
Il récite devant l'indulgence attroupée
Des vieilles dames aux appas gélatineux :

Et, surprenant effet des rimes qu'il accole,
Nonobstant la rigueur des corsets et des noeuds,
Sa voix fait tressaillir tous ces baquets de colle.


Laurent Tailhade


A Travers les groins



Ce billet est le 300e publié sur Livrenblog.

Laurent Tailhade sur Livrenblog : Laurent Tailhade par Alcide Guérin. Laurent Tailhade et La France. Préface de Laurent Tailhade aux Oeuvres poétiques complètes d'Edouard Dubus. Cynthia 3000 réédite Au pays du mufle de Laurent Tailhade. Laurent Tailhade : Portraits du Prochain Siècle. Oscar Méténier par Laurent Tailhade.



dimanche 18 janvier 2009

Han RYNER LES SCIENCES MAUDITES ET LES PARTISANS




Je donnais il y a quelques temps quelques images (en deux parties) extraites d'un volume publié par La Maison d'Art en 1900, Les Sciences Maudites. C. Arnoult, sur le blog qu'il consacre à Han Ryner n'a pas laissé passer l'occasion, et nous donne aussitôt, le compte-rendu sur ce livre que l'auteur de l'Homme-Fourmi publia dans le second numéro d'une revue, Les Partisans, publiée par la même Maison d'Art. Mais ce n'est pas tout, sur sa lancée il nous gratifie d'une bibliographie Des Partisans, revue si belle, et trop peu connue. Enfin, décidemment nous sommes gâtés, dans un troisième billet il reproduit deux textes de présentation de la même revue (Sur les matières qui seront traitées régulièrement dans “Les Partisans” de Paul Ferniot et Paul-Redonnel et La Parade de Paul-Redonnel).


Les trois billets méritent d'être salués et surtout visités, mais tout le blog est à suivre.

WILLY, préface pour Solenière par CLAUDINE




Eugène de Solenière fut l'un des collaborateur de Willy, critique musical, il participa aux Lettres de l'Ouvreuse, et semble être le véritable auteur de L'Odyssée d'un petit Cévenol en 1901, roman pour jeunes gens que Willy dédiera à son fils. Fidèle entre les fidèles il écrira, en 1903 chez Sevin et Rey une biographie, une hagiographie même, de son « patron », dédicacée « à Colette ». Avant cela en 1902, chez le même éditeur, il publiera ses propres Notules et impressions musicales avec une préface de Willy, des dessins inédits et un portrait de Mlle Léa Piron (de l'Opéra) et un croquis d'Erwyn. La préface est en effet signé Willy, « Pour copie masculine et conforme », mais c'est Claudine qui tient la plume (Willy est épuisé par les « chromatismes » de Debussy), faut-il pour autant attribué cette préface à Colette ? Les pistes sont tellement brouillées qu'il est difficile de s'y retrouver. On verra que Willy ne manque jamais d'une occasion de faire la publicité de ses « ateliers » en rappelant un autre de ses avatars, l'Ouvreuse, censée être plus sérieuse et grave que Claudine, et n'hésitant pas à annoncer la parution prochaine de Claudine en ménage, égratignant au passage l'éditeur Ollendorff, qui trop prude aurait refusé la suite des Claudine, qui sera publié par le Mercure de France.




Cher et vibrant Solenière,

Willy revient de la première de « Pélléas et Mélisande » (fourbu par tant de mélopées, adorables d'ailleurs, et tant de chromatismes, et la tierce majeure arrivant si tard, si tard !...) A bout de forces, il me charge ce soir de vous envoyer, à sa place, quelques mots d'Introduction, et c'est Claudine qui se risque à vous griffonner un semblant de préface, la turbulente Claudine à laquelle, naguère, aux Mathurins, vous adressiez mains jointes une oraison si gentiment capiteuse.
(La petite Bilitis Chantée par Claude-Achille Debussy, l'homme du jour, et du demi-jour, je n'ai plus rien à lui envier, car aucune des chansons, souvent osées, que le poète néo-grec met sur ses lèvres grasses, ne vaut les tropes lyriques avec lesquels ce samedi-là vous m'encensâtes. Je voudrais tant vous rendre la pareille et dire tout le mal, cher Monsieur, que je pense de vous...)
Quand j'étais encore à l'école à Montigny, j'ai lu en cachette un Massenet de votre façon, « étude critique documentaire » où, sur la foi du titre, je pensais découvrir des choses, des choses... Massenet, « l'arôme du boulevard et l'âme de Froufrou », comme vous dites si bien, « le dernier sourire d'un monde qui s'écroule et d'une fiction prête à s'effacer... » Hé ! Hé ! On est solidement documentée quand n a passé par l'Ecole (anormale) de Mlle Sergent... Je viens de dévorer vos Notules et Impressions Musicales ; vos précédents ouvrages me conseillaient cette lecture. Ah ! Que j'ai eu du goût ! Mais je m'en voudrais de déflorer par mon bavardage de gamine devenue femme, comme ça tout à coup, chacun de ces vastes sujets rendus, par votre belle platine d'avocat de la grande musique, si charmeurs, si grisants, que, plus d'une fois, on oublie le sujet abstrait pour déguster la phrase élégante... C'est comme lorsqu'on boit trop de champagne, on oublie de retenir la marque...
Je laisse aux gens graves, c'est-à-dire à l'Ouvreuse (qui se pique de morphine philosophique) le soin de discuter vos mousseuses assertions, si vous avez raison de préférer la symphonie, puritaine, à la voix, courtisane, de donner le pas à la douleur sur le rire, etc.
Et vous traitez aussi des « musiques chastes ». ah ! Ah ! Les musiques chastes ! Où donc que j'y coure ? C'est à la page 53 et j'y lis : « L'action en elle-même, ce qui synthétise la vie, n'est pas chaste » ; (je respire). « Pour le rester ici-bas, il faudrait dormir le sommeil éternel des grands rocs altiers, dont le soleil ni l'ouragan ne peuvent altérer le marbre indifférent. » Peste ! « Qu'est-ce alors que les musiques chastes et peut-il en être question ? Serait-ce une portée où il n'y aurait que des blanches ? Sera-ce la chanson de Claudine avant qu'elle n'ait été à l'école de Willy ? » (Merci pour Willy !) « Sera-ce le refrain d'Abeilard dans la bouche de Joseph ? » Vous en avez de bonnes, Monseigneur ! Mais vous dites vrai, ce qui rend la musique perverse c'est le piment que notre imagination veut bien y ajouter ; il en va de même pour les proses, et des Musiques chastes, j'ai couru vers les Musiques du « Je t'aime ». C'est vous qui me forcez de vous tutoyer, Eugène, mais en musique cela n'a point d'importance. Sinon pas une mère ne devrait envoyer sa fille au Conservatoire ! L'art plane au-dessus de toutes ces petites manières ; pour moi la musique est la volupté suprême, celle qui nous ferait croire à la divinité que nous portons en nous : vous m'entendez. C'est contagieux, je deviens lyrique ! Et je n'ai plus qu'à célébrer avec vous la beauté de la danse et des danseuses, sans être le moins du monde jalouse que vous ayez dédié cet opuscule, qui vaut plusieurs gros traités, à une exquise ballerine, au ein Taenzerin, comme l'écrit votre dédicace d'après Uhland. Moi je ne danse pas, je dessine comme un chat sauvage ; j'écris peu mais j'écris mal. Soyez donc indulgent envers la prose de Claudine et promettez moi, à votre tour, une préface pour Claudine en Ménage que vas dans quelques jours éditer un libraire moins bégeule qu'Ollendorff dont la pudeur fut effarouchée par ce récit sans voiles et, je l'espère, assez véridique pour vous plaire, ô Eugène !..


Pour copie masculine et conforme.
Willy.

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Sur Willy l'indispensable biographie par François Caradec : Willy le père des Claudine. Fayard, 2003.