Joséphin Péladan, écrivain.
Pour commencer notre tour d'horizon de quelques avis et opinions sur Péladan nous commencerons par Bernard Lazare, le Bernard Lazare de l'affaire Dreyfus, l'écrivain engagé par excellence. L'anarchiste Bernard Lazare considérait l'oeuvre de Péladan comme une oeuvre de révolte, il s'en explique dans un article des Entretiens Politiques et Littéraires publié à l'occasion de la sortie de Typhonia, avant de lui consacrer un portrait dans ses Figures contemporaines où il voyait au-delà du dandy Chaldéen « un des plus curieux et des plus personnels artistes de ce temps ».
Bernard Lazare
Les livres
Typhonia, par Joséphin Péladan (E. Dentu, éditeur)
Peu, parmi les romanciers contemporains, parmi les jeunes j'entends, ont été aussi discutés que M. Péladan. L'écrivain de la Décadence latine a trouvé des admirateurs enthousiastes et des détracteurs passionnés. Quelques-uns l'ont hyperboliquement loué, d'autres l'ont outrageusement insulté. Il a connu des triomphes qui ont dù lui être doux, il a subi des avanies qui lui ont été indifférentes je crois.
Quand un homme est l'objet de discussions aussi contradictoires et aussi vives, il mérite d'attirer l'attention. Aussi sied-il au critique scrupuleux de l'étudier et de chercher à démêler les causes des inimitiés et des amitiés qu'ont provoquées les oeuvres et l'individu.
Dans le cas spécial de M. Joséphin Péladan, ceux qui décernent le blâme et l'éloge ont considéré plus souvent l'individu que le romancier. Ils ont ergoté sur l'attitude du mage, beaucoup plus que sur ses romans ; ils nous ont parlé des costumes du Sar et peu du Vice suprême ou de l'Initiation sentimentale. Il est vrai que ces sujets décoratifs sont généralement plus accessibles aux pieds plats qui remplissent communément les fonctions de juges. La plupart de ces honorables chevaliers, qui semblent écrire avec un plumeau ou une brosse, se préoccupent avant tout de plaire aux éditeurs dont ils sont parfois les premiers commis, et lorsqu'ils ont écrit l'article de commande bien tarifé et grassement payé, il ne leur reste que très peu d'heures pour lire les livres qui ne se recommandent que par eux-mêmes.
Il est certain que, pour de semblables gens, c'est une aubaine que de connaître sur l'artiste telle particularité, telle habitude, telle manie même. Il est bon d'avoir à d'écrire un pourpoint de velours, des bottes à entonnoir, un chapeau Louis XIII. Cela permet quelques images d'un ordre simple, quelques prosopopées faciles, et l'on peut ainsi mettre sa conscience en repos en parlant du roman, qui est le prétexte, d'après l'annonce à insérer, ou bien n'en parlant pas du tout.
J'avoue que j'aime assez cette prudence des critiques, ayant remarqué que, lorsqu'ils avaient le malheur de lire un livre, ils manifestaient une si totale et si déplorable incompréhension, qu'on les eût envoyés avec plaisir vaquer à leurs occupations
habituelles. C'est ce que j'aurais désirer faire pour M. Philippe Gille qui, ayant d'aventure ouvert, et peut-être lu Thyphonia, a pris immédiatement cette peinture de la province pour un tableau de Paris et a consigné cette découverte dans sa bibliographie figaresque. Mais je ne veux insister là-dessus, n'ayant pas l'intention de scruter l'âme de M. Philippe Gille, ni même de constater, ce qui serait banal, que sa critique le montre étranger à la littérature autant que ses vers le montrèrent étranger à la poésie.
Il n'est guère possible, lorsqu'on parle d'un roman de M. Péladan, de négliger ses oeuvres précédentes, puisque toutes, dans la pensée de l'auteur, font partie d'un ensemble : d'une éthopée. Cette éthopée se compose désormais de onze romans, elle doit en comprendre trois autres, mais dès maintenant on peut déterminer les caractéristiques générales de cet esprit curieux dont les tendances vont du lyrisme et de l'idéalisme le plus forcené, à la satire la plus contingente.
Que ce soit dans Curieuse, la Gynandre et le Panthée, que ce soit dans A Coeur perdu et la Victoire du mari, partout M. Péladan s'est montré à la fois mage et sociologue – je prends ce mot dans son sens strict. - Il a voulu étudier les manifestations passionnelles de ceux qui, vivant sous le joug de la société que nous a faite la révolution bourgeoise de 1789, en surent retirer des bénéfices ou en subirent l'oppression. Les libres institutions dont se réjouissent tous les agioteurs et tous les trafiquants du temps présent, n'ont pas trouvé dans M. Péladan un admirateur complaisant, ni même un indifférent doux et sceptique, mais au contraire un fustigateur d'une rare violence. Celui qui ferait remonter volontiers ses origines jusqu'aux vieux Chaldéens philosophes et occultistes, et qui, il y a quelque siècles, aurait vécu sans doute courbé sur le creuset de l'alchimiste en quête du grand oeuvre, ignorant des turbulentes agitations de la foule, n'a pu échapper à la hantise de son temps.
Nous subissons trop et par trop de points la tyrannie des Etats qui nous gouvernent, des codes qui nous régissent, pour pouvoir négliger leur action. Le nombre des lois qui prétendent régler les moindres de nos actes, est trop considérable pour que nous puissions nous flatter d'échapper à leur action. Il nous est impossible de vivre en oubliant ces règles obligatoires, et, quelque isolé que nous vivions, nous sentons toujours, à une minute de notre vie, qu'il est des entraves que nous ne pouvons éviter.
A cette obsession ; tous les artistes, tous les individus ayant conscience de la hauteur et de la valeur de leur être, ont voulu se soustraire. Quelques-uns, non des moindres, se sont réfugiés dans leur rêve ; d'autres, poussés par la violence de leur tempérament, ou destinés par leur caractère à sentir plus fortement la cruauté des chaînes, se sont révoltés ; une troisième catégorie a su réunir es deux tendances et ne s'est haussée jusqu'aux visions ; qu'en détruisant au préalable tout ce qui s'opposait au libre essor de leur moi. M. Joséphin Péladan appartient à cette dernière classe. Certes, par ses convictions, par l'intransigeance de son catholicisme, par ses théories hiérarchiques ou synarchiques, M. Péladan n'appartient à aucune des sectes révolutionnaires qui s'agitent aujourd'hui ; il n'en n'a pas moins fait une oeuvre qu'aucun des partisans de ces sectes ne nierait, car, par tous ses côtés négatifs, cette oeuvre concorde avec leurs âmes, soutient leurs idées.
M. Péladan a contre la bourgeoisie la même haine que les communistes ; il a pour le militarisme, pour la justice, pour le patriotisme, pour le pouvoir démocratique, la même horreur que les anarchistes, et de ses romans on tirerait facilement une centaine de pages dépassant en violence bien des brochures de combat, qui contribueraient très activement à la propagande destructrice. On se souvient de la diatribe contre l'armée qui fut mise en appendice à une de ses oeuvres. Il est vrai que, dans ce cas particulier, il écrivait un plaidoyer personnel, mais, d'autre part, il n'a jamais démenti ses opinions.
Ce qui plus saillante encore la terrible acrimonie de M. Joséphin Péladan, c'est que, fidèle à sa conception de l'art, dédaigneux des procédés du réalisme, des méthodes de l'observation étroite, il n'a jamais pris comme héros de ses romans que des personnages d'exception, dont la réaction contre le milieu qui les voulait déprimer est d'autant plus violente que leurs aspirations naturelles sont contraires. Que ce soit Merodak, Nebo, Adar ou Sin, aucun de ces êtres ne peut vivre dans les conditions spéciales que les nations imposent à leurs sujets. Ils sont tous des insurgés, et des insurgés que le romancier reconnaît comme seuls logiques, seuls intéressants, seuls bons, parce qu'ils se dressent devant le nombre pour le nier et pour le combattre. Le dernier roman de M. Péladan, Typhonia, ne dément point ceux qui précèdent ; il est inspiré par la même philosophie, par la même ardeur de destruction et de satire. Typhonia, c'est la province monotone et méchante, la province qui hait l'esprit, prône la bête, n'agit qu'en vue du mal et a l'horreur du juste et du beau. C'est la province qui énerve les âmes, qui émascule les esprits, qui tue les individus ; c'est le bouge dont la vue salit, dont l'odeur empoisonne, dont le contact viole. Là, nul moyen d'échapper, et ceux que saisit le monstre, sentent lentement et sûrement leur essence se dissoudre. Un seul remède existe, fuir, et c'est le seul courage, car tout autre est inefficace. Aussi est-ce l'unique désir de Sin, l'éphèbe, et de Nannah, la vierge. Beaux tous deux, tous deux d'aspiration noble, ils sont en butte aux mépris, à la fureur du monstre qui les pousse à s'unir, pour se défendre et surtout pour résister.
Mais le poème d'amour n'est, dans Typhonia, que le prétexte permettant au romancier de contempler et d'insulter la province. Analyser les citoyens de la ville du crocodile, n'est-ce pas connaître le bourgeois qui maintenant gouverne et dans la cité que rien ne peut arracher aux soucis quotidiens et misérables, ne verra-t-on pas mieux s'étaler la corruption de la caste puissante, la sottise ou l'infamie des institutions ou des lois. Là, c'est le pouvoir, la fonction, le grade qui distinguent les individus. Aussi, là seulement apparaissent tel qu'ils sont, avec toute leur hideur, toute leur insolence, ces pouvoirs, ces fonctions et ses grades. En quelques brefs chapitres M. Peladan nous montre agissant l'Evéché, la Préfecture, la Mairie, le Palais de Justice, la Caserne, le Lycée, toutes les tentacules de la pieuvre, toutes les ventouses par lesquelles elle aspire la vie de ses captifs.
A ceux qui veulent se sauver de l'enlacement inévitable, il faut la haute croyance de l'Art ou la suprême illusion de l 'Amour, mais l'haleine deTyphonia tuerait à la longue et l'Amour, et l'Art; et c'est pour cela que, par une nuit claire, Sin et Nannah, quittent Typhonia l'horrible pour éviter la Mort. Mais qui montrera à Nannah et à Sin la route qu'il faut prendre pour trouver la vraie Vie.
Bernard Lazare
Entretiens Politiques et Littéraires N° 34, Tome VI, 10 janvier 1893
Bernard Lazare :
Figures contemporaines, ceux d'aujourd'hui, ceux de demain.
Joséphin Peladan
Monsieur Joséphin Peladan, qui a contemplé la décadence latine d'un oeil peu complaisant, quoique perspicace, a trouvé, plus que tout autre romancier de sa génération, des admirateurs enthousiastes et des détracteurs passionnés. Quelques-uns l'ont hyperboliquement loué, d'autres l'ont outrageusement insulté. Il a connu des triomphes qui ont dû lui être doux, il a subi des avanies qui lui ont été indifférentes sans doute.
Il a défrayé les échotiers et les reporters beaucoup plus que les critiques : cela prouve que les premiers sont plus consciencieux que les seconds, ce qui n'est d'ailleurs plus à prouver. Je veux dire par là qu'on a généralement considéré M. Peladan sous son aspect extérieur et non en lui-même. On a employé pour parler de lui les termes mêmes dont on se servait pour louer M. Loyal, Auguste, ou M. Febvre ; tous ceux, en un mot, qui ne se recommande que par la façade. Le malheur est que M. Peladan doit s'en prendre à lui, ou plutôt à son attitude, de l'erreur que l'on commet ainsi en l'assimilant à quelques-uns.
Pour un homme que les essences seules intéressent et qui prétend voir le monde sous l'aspect de l'éternité, comme disait Spinoza. M. Peladan attache trop de prix aux apparences des choses. Etre mage, et même Sâr, cela n'est point mal ; se prévaloir de ces titres hypothétiques, mais en tous cas persans et chaldéens, pour revêtir un costume Louis XIII et porter des bottes à entonnoir, voilà qui est hasardeux. Se vanter de descendre de Mérodak – qui fut un très grand dieu en son temps – et se borner à représenter d'Artagnan ou même Athos, cela est médiocre. Ce qu'il y a de pire en la chose, c'est que M. Peladan sait tout cela, et c'est évidemment la connaissance exacte de son époque qui l'a conduit à d'aussi regrettables contradictions. Il a senti qu'on lui saurait gré du décor qu'il affichait et qu'il en tirerait avantage plus que de ses oeuvres mêmes. Il n'a point tort, mais il a cependant dépassé son but. Aussi, a-t-on négligé ses romans, et la réputation qu'on lui a faite est désormais analogue à celle de Mangin. C'est là une grande injustice, car, malgré ses excentricités spéciales et raisonnées,
Joséphin Peladan est un des plus curieux et des plus personnels artistes de ce temps. Penseur et écrivain, il est un des rares qui aient su être originaux ; psychologue profond, analyste habile, il a su évoquer et créer des types ; prosateur lyrique, il a été un des premiers à combattre le naturalisme et à en dire la pauvreté esthétique ; polémiste spéculatif, il fut inspiré toujours d'une incomparable ardeur de destruction et de satire. Romancier, philosophe, esthète, il n'est point ordinaire, et, même en étant snob parfois, il reste un snob supérieur.
Bernard Lazare
Figures contemporaines, ceux d'aujourd'hui, ceux de demain.
Perrin et Cie, éditeurs, 1895.
Quand une matière est trop obscurcie de légendes, il faut la traiter d'une façon d'autant plus documentée et précise ; et quand une physionomie se trouve dénaturée par les courants d'opinions, on doit produire les actes sans même les commenter.
Le Sar Péladan est un exemple des déformations que le public peut infliger à toute personnalité un peu étrange. Laissons, pour un instant, les clichés du journalisme ; venons en aux faits, c'est à dire aux oeuvres ; et d'abord étudions séparément dans leur ordre d'évolution les diverses activités de cet écrivain.
Il a débuté dans les lettres par un étude sur Rembrand publié en 1881, puis il a consacré des analyses très développés à tous les Salons depuis 1882. Ces critiques, parues d'abord dans l'Artiste, puis en brochures séparées, formeraient en les réunissant, un ensemble de sept ou huit volumes auxquels il faudrait ajouter diverses monographies sur Rops, Manet, Courbet, les musées de province et la collection Braünn. Il avait même commencé une suite au grand ouvrage de Charles Blanc « Introduction à l'histoire des peintres de toutes les écoles depuis les origines jusqu'à la Renaissance. » mais comme le nom de l'auteur : n'était suivi d'aucun titre administratif : Sous conservateur de, attaché à, les Bibliothèques refusèrent de souscrire, et la publication s'arrêta après l'Orcagna et l'Angelico. - En ce moment même, paraît à la librairie Chamuel l'Art idéaliste et mystique, doctrine de la Rose+Croix, qui expose dogmatiquement les théories du Sar. Ces théories ont paru à leur auteur d'une telle importance qu'il a fondé un Salon annuel pour les mieux démontrer. On se souvient peut-être du succès qui accueillit cette tentative à la galerie Durand-Ruel. L'année suivante, la même manifestation eut lieu au palais du Champs-de-Mars. Cette année même, la galerie des Artistes modernes, rue de la Paix, a réuni les fervents de l'Idéalisme mystique ; et nous pouvons affirmer que 1895 verra, toujours plus sélectif, le quatrième Salon de la Rose+Croix. Il est peut-être utile d'ajouter, pour ceux qui ne suivent pas exactement les manifestations esthétiques, que la théorie rosicruxienne est simplement la restitution de celle qui présida au ciseau de Phidias et au pinceau de Léonard et Raphaël. - A une époque où M. Armand Silvestre, cet ignorant sinon de l'érotisme, est inspecteur des Beaux-Arts, l'esthéticien qui a prouvé sa compétence depuis quatorze années, est aussi méprisé au ministère de l'instruction publique que ridiculisé sur le boulevard. L'Angleterre a d'autres sentiments pour Ruskins.
Si le Sar Péladan n'eut été que critique d'art, peut-être aurait-on admis qu'il existât, mais en 1884 il publia, sous le patronage de Jules Barbey d'Aurevilly un premier roman Le Vice suprême, qui surprit le journalisme avant qu'il se fût mis en défense. Le Sar Péladan aurait dû rester l'auteur du Vice suprême ; le livre avait été accepté, la critique ne pouvait plus s'en dédire, et il serait encore à cette heure considéré ; mais l'année suivante, il publia Curieuses, et ainsi d'année en année : l'Initiation sentimentale, A Coeur perdu, Istar, La Victoire du mari, Coeur en peine, l'Androgyne, la Gynandre, le Panthée et Typhonia. Depuis 1892, c'est à Messieurs Curel, Gougis et Cie qu'il faut demander pourquoi la Décadence latine, s'est arrêtée à son onzième roman. L'auteur de l'Ethopée, devant les ennuis que lui suscitaient les commerçants nommés, a remis dans les cartons les trois volumes qui termine le second septénaire. Mais cédant au désir de ses amis le Sar Péladan va donner en novembre à la Cocarde son douzième roman : le Dernier Bourbon. C'est une étude de la période des décrets dans le midi légitimiste. Le treizième : la Lamentation d'Ilou, écrit quoique lyriquement, au point de vue de l'homme d'Etat établira avec rigueur le Finis Latinorum ; et enfin la Vertu suprême montrera qu'elle peut être l'activité de lumière dans une décadence.
Tandis que l'incomparable Balzac se proposa de produire à l'état esthétique toute une société, Péladan, convaincu que nul ne peut répéter un aussi grand effort, voulut, dans son Ethopée conclure du particulier au général et arriver à une notion d'ensemble par des psychologies d'exception. - Il commença dans le Vice suprême à produire des figures d'aristocratie finissante et de hautes cultures perverses. - A travers les tableaux de rue de Curieuse, les intérieurs de l'Initiation sentimentale et l'intimité d'A Coeur perdu, il étudia le problème de la passion tel qu'il se pose aux jeunes gens lettrés de notre génération, - Istar fut la peinture de l'adultère en province, et la Victoire du Mari, précisa les exigences de la femme contemporaine exaspérée par l'influx artistique. - Un Coeur en peine, malgré sa facture lyrique peignit la détresse des êtres de douceur et de paix en ce temps aigu et fiévreux. Puis l'Androgyne représentait les phénomènes de la puberté, et la Gynandre résolvait avec un diagnostique sûr les aberrations érotiques de la femme. - Enfin le Panthée et Typhonia montraient combien les destinées passionnelles dépendent toujours de la destinée matérielle.
Le Dernier Bourbon, qui fut commencé le premier de tous les romans de l'Ethopée, s'attache à faire ressortir l'actuelle impossibilité pour les vrais caractères de toucher à la chose publique. - Les constatations relatives à la France s'étendent à tout l'Occident dans la Lamentation d'Ilou, sorte d'oratorio funèbre de ce qui fut la latinité. - La Vertu suprême dégagera de la décomposition sociale les derniers devoirs des Initiés.
Ainsi, cette éthopée en quatorze volumes, partant des constats pris sur l'exception aboutit quand même à une formule synthétique, et se raccorde idéologiquement à l'oeuvre philosophique du même auteur.
Sous le titre de Amphithéâtre des sciences mortes, Péladan a publié déjà trois in-octavo, une éthique, une érotique, une esthétique, et le 1er février paraîtra une politique sous l'appellation de Livre du Sceptre. - L'auteur de la Décadence latine, qui fut longtemps appelé le Mage avant que l'occulte ne reçut son actuelle vulgarisation, a réduit en formule métaphysique les obscurs symboles de l'hermétisme. Au crible du néo-platonisme, il a passé les restes pleins d'alliages du legs mystérieux, et déchirant le grimoire, il a poussé la rationalisation de la Magie peut-être plus loin que l'admirable Eliphas.
Le Comment on devient Mage est une méthode d'individualisme qui a aidé et aidera beaucoup de jeunes gens à prendre conscience d'eux-mêmes, et à ne pas être dupes des poncifs sociaux. - Le Comment on devient fée explique les phénomènes sexuels, et met pour la première fois un déterminisme scientifique sur la passion et ses modalités. - Le Comment on devient Ariste enseigne une culture méthodique de la sensibilité et montre les voies ascétiques de l'intellectuel. - Quand au Livre du Sceptre, c'est un examen de toutes les formes d'existences collectives avec des conclusions sur le présent et l'avenir du monde.
Outre la critique d'art, le roman et la philosophie, le Sar Péladan a porté son effort vers le théâtre. Malgré les vingt-cinq ou trente volumes de son oeuvre, il n'a pu obtenir une lecture à la Comédie-Française. Vainement l'a-t-il demandée au ministre de l'Instruction publique. _ Or il s'agissait de rien moins que de la restitution des deux tragédies perdues de la Prométhéide, restitution qu'approuvait officiellement dans une lettre publiée par le Temps, Emile Burnouf, le plus vénéré de nos hellénisant. - Le Sar Péladan avait cru naïvement qu'Eschyle étant le plus grand génie du théâtre, et Prométhée la plus grande oeuvre d'Eschyle, il vaincrait la malveillance en réalisant une tâche aussi écrasante.
- Mais M. Claretie, domestique de Monsieur Francisque Sarcey, lequel, concierge des théâtres de France, ignore le grec, M. Claretie disons-nous, dissuada son Comité – Or la lettre de M. Monval, secrétaire de la Comédie Française, refuse en propres termes le Prométhée ENCHAINE qui est d'Eschyle, et non le Porteur de feu et le Délivré, les seuls sur lesquels il y eut jugement à porter. Donc le 5 mai 1894, les huit personnages dont les noms suivent ont déclaré Eschyle indigne de la Comédie-Française ; ce sont MM. Worms, Coquelin cader, Prudhon, Baillet, Le Bargy, de Féraudy, Boucher, Truffier, et Leloir.
L'auteur de Prométhée restituée avait cependant tout fait pour éclairer le public sur son effort dramatique : Le Fils des étoiles représenté en 1892 au Salon de la Rose+Croix ; Babylone jouée sept fois l'année suivante au Champ-de-Mars, reprise cette année à l'Ambigue, au Parc de
Bruxelles et chez lady Caithness, duchesse de Pomar, suffisent à montrer que cet écrivain n'est pas de ceux qu'on enterre et dont la marche puisse être arrêtée longtemps par des routines.
Lugné-Poe va monter la Prométhée au Théâtre de l'Oeuvre, et le grand artiste Philippe Garnier a accepté le rôle du Titan. De plus, une Sémiramis, écrite spécialement pour Sarah Bernardt, va lui être présentée : le Mystère du Graal et Orphée attendent dans les cartons.
Quant au Sar, tel que le dépeignent des boulevardiers qui ne l'ont jamais vu (car il ne met jamais les pieds au boulevard), quant à l'homme qui préfère le mot Sar Kaldéen au mot Sieur des huissiers ; quant à l'excentrique qui ose avoir une veste en satin noir au lieu du smocking de drap, il est inutile d'en parler. Ce qui importe c'est l'oeuvre d'un homme. Or, celui-ci, si l'on y comprend sa version du Béreschit, pourrait siéger, sans les déshonorer, dans quatre classes au moins, de l'Institut.
Et comme on ne peut pas le traiter d'inconscient ni d'imbécile, peut-être y a t-il lieu de respecter celui qui aurait aisément marché dans la voie officielle, et qui a préféré les bizarreries de sa nature aux petits honneurs de son temps. - Des quatre chantiers où il oeuvre, le Sar Péladan offre un intérêt réel par sa rénovation des vieilles fraternités intellectuelles.
L'Ordre de la Rose+Croix du Temple est exprimé dans un élégant opuscule contenant les Constitutions ; mais l'activité de ce groupement depuis trois ans déjà se manifeste d'une façon notable par un Salon, des représentations théâtrales, des concerts et des conférences. Le Salon qui ouvrira pour la quatrième fois ses portes au moi d'avril prochain est une chose désormais établie, et dont l'influence sur l'art contemporain n'est pas niable.
Si on rapproche et le poids des oeuvres, et le zèle manifesté sous la forme de Rose+Croix, si on tient compte de la dignité littéraire, et enfin, à une époque socialiste, de la somme de travail, il se pourrait que l'on accordât au Sar Péladan, quelque considération. - Plus tard, on s'étonnera qu'un homme ai été si longtemps méconnu, et plusieurs critiques se feront une originalité en découvrant, l'un l'esthéticien de la Hiérophanie, l'autre le romancier de la Décadence Latine, l'autre le philosophe de l'Amphithéâtre des sciences mortes ; enfin un quatrième trouvera plus encore, s'apercevant que la tragédie racinienne , rénovée par l'influx Wagnérien, a retrouvé vie et lumière en Babylone, en Orphée, et en Prométhée. - Mais il sera trop tard et les contemporains du Sar seront sévèrement jugés pour leur indifférence.
Albert Fleury
La Plume, n° 133, 1er novembre 1894
Albert Fleury : Des Automnes et des Soirs. Albert Fleury, poète naturiste .La Renaissance Idéaliste, Bibliographie.
Léon Bloy dans La Femme Pauvre, représente Péladan sous les traits de Zéphyrin Delumière, au prise ici avec le peintre Gacougnol, l'ami de Marchenoir :
« Pour ce qui est de ton « Androgyne » ou de tes « Enfants des Anges », c'est de l'esthétique de pissotières et il ne m'en faut pas. Les maîtres n'ont pas eu besoin de toutes ces cochonneries pour sculpter ou peindre des merveilles, et le grand Léonard aurait été dégoûté de son oeuvre, s'il avait pu prévoir ta sale façon de l'admirer... Tiens ! Veux-tu que je te dise, vous êtes tous des esclaves, les jeunes, avec vos airs de tout inventer et vous marcheriez très bien à quatre pattes devant le premier venu qui aurait le pouvoir de vous sabouler. Ils vous manque d'être des hommes, rien que ça ! Je veux bien que le diable m'emporte si on peut trouver une idée dans votre sacrée littérature de geusards prétentieux et tarabiscotés... Toi, tu es le malin des malins, tu as trouvé le troisième sexe, le môde angélique, ni mâle ni femelle, pas même châtré. Joli ! On s'embêtait, c'est un filon d'ordures qui va certainement enrichir quelques crapoussins de lettres, à commencer par toi, qui est l'initiateur et le grand prophète. Seulement, vois-tu, ça ne suffit pas pour être un critique et tu peux te vanter d'avoir écrit de belles âneries sur la peinture !... [...] Et toi, Bambino des anges, petit Delumières de mon coeur, tu vas me faire le plaisir d'aller voir dehors si j'y suis. Ta conversation est aussi ravissante que nutritive, mais j'en ai assez pour quelque temps. Tu viendras me voir, quand je n'aurais rien à faire... Là ! C'est bien, prends ton chapeau et bonsoir à tes poules...
Je ne te reconduis pas. Zéphyrin Delumières, le fameux hiérophante romancier, promu récemment à d'obscures dignités dans les conciles interlopes de l'Occultisme, prit, en effet, son chapeau et – la main sur le bouton de cuivre de la serrure, d'une de ces voix mortes au monde qui ont toujours l'air de sortir du fond d'une bouteille, - laissa tomber, en guise d'adieu, ces quelques paroles adamantines :
- Au revoir donc, ou jamais plus, comme il vous plaira, peintre malgracieux. Il me serait trop facile de vous punir en vous effaçant de ma mémoire. Mais vous flottez encore dans l »amnios de l'irresponsable sexualité. Vous en êtes, pour combien de temps ! Aux hésitations embryogéniques du Devenir et vous croupissez dans l'insoupçon de la Norme lumineuse où se manifeste le Septénaire. C'est pourquoi vous oeuvrez inférieurement dans les ténèbres du viril terrestre conculqué par les Egrégores. Et c'est aussi pourquoi je vous pardonne en vous bénissant. Vous finirez par comprendre un jour. Ainsi posé, le devisant mystagogue était bien la plus exorbitante et supercoquentieuse figure qu'on pût voir, avec sa tignasse graisseuse de sorcier caffre ou de talapoin, sa barbe en mitre d'astrologue réticent et ses yeux de phoque dilatés par de coutumières prudences, à la base d'un nez jaillissant et onéliscal, conditionné, semblait-il, pour subodorer les calottes les plus lointaines.
Affublé d'un veston de velours violet, gileté d'un sac de toile brodé d'argent, drapé d'un burnous noir en poils de chameau filamenté de fils d'or et botté de daim, - mais probablement squalide sous les fourrures et le paillon, - il apparaissait comme un abracadabrant écuyer de quelques Pologne fantastique. »
2 commentaires:
A propos de Peladan,
voir gazette Ponchon :
http://raoulponchon.blogspot.com/2008/07/blog-post_26.html
Cordialement
La Gazette rimée de Ponchon est, ma foi fort bien troussée, elle est de plus illustrée de reproductions dues à Jean Delville, peintre symboliste et belge, un pléonasme, presque. Delville dont les parisiens et les voyageurs pourront voir le portrait de Péladan, dans un cadre gravé de roses et croix, à l'exposition "Traces du sacré" au Centre Georges Pompidou, où, une fois n'est pas coutume, l'art du début du siècle est relativement à l'honneur.
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