mardi 20 avril 2010

CANUDO adapte La Roue d'Abel GANCE


Les gratte-ciel s'écartèlent
J'ai trouvé tout au fond Canudo non rogné
Pour cinq sous
Chez un bouquiniste de la 14e rue
[...]
Blaise Cendrars, extrait de Mardi-gras, février 1914.
Dix-neuf poèmes élastiques.

Canudo par Raoul Dufy



Préface


Il peut paraître étrange qu'un écrivain, qui s'en défendit toujours, par principe, mette ici sa pensée au service de la pensée d'autrui. La plupart des écrivains ont toujours rejeté toute collaboration comme un amoindrissement de soi-même dans la création de l'œuvre d'art. En effet, dans la création d'une œuvre de n'importe quel art, il faut compter trois moments, qu'un seul cerveau doit concevoir, tant ils sont liés étroitement ensemble : la première vision de l'œuvre, la conception du développement, enfin l'expression écrite ou peinte, ou sculptée, ou jouable. A de rares cas près, tel celui d'écrivains issus du même sang familial ou du même milieu de culture et d'âme, la collaboration n'a jais donné d'authentiques chefs-d'œuvre.

Mais on peut admettre ce travail en commun, et en sentir toute la joie la plus intime, lorsque la « vision » de l'œuvre d'un autre répond à nos propres penchants esthétiques.

C'est mon cas à propos de La Roue, d'Abel Gance.

La vision de ce film répond à la nécessité esthétique la plus moderne, qui pousse quelques artistes et quelques écrivains à représenter les remous de la psychologie des foules. Ils veulent remplacer la figuration artistique de la passion individuelle, par l'évocation des collectivités auxquelles et desquelles ils participent. Une vie immense grouille autour des chemins de fer, et non seulement la vie des cheminots, mais celle des millions d'être que le train, comme un geste implacable du destin des distances, relue, brise ou allonge à travers les espaces. Tout un monde de passion et d'action tourbillonne autour d'un simple train en marche, capable d'émouvoir le talent évocateur d'un Pierre Hamp (1). Ce monde a aussi ému Abel Gance ; et ce fut la première vision du film appelé d'abord La Rose du Rail, qui m'impressionna vivement lorsque Gance m'en parla pour la première fois, bien avant l'armistice.

Cette première vision de la vie tumultueuse du rail me rappela bien certaine phrases du plus grand romancier des foules modernes, Paul Adam, dans sa préface à mon roman : Les Libérés : « a côté des romanciers que satisfait l'analyse de l'individu en proie aux passions de l'amour, il semble que d'autres écrivains construisent aujourd'hui la synthèse de plusieurs ou de nombreuses âmes que transforme un courant de pensées. »

Abel Gance a tenté cette synthèse au cinéma, lequel semble vraiment être fait pour cela. L'idéal littéraire de représentation de la collectivité agissant comme un seul individu, esclave et maître de soi-même, anima le lyrisme double de Walt Whitman et d'Emile Verhaeren, qui chantèrent la large poésie de la machine ; ou tous les romans et l'inoubliable Bête humaine de Zola. Abel Gance apparaît animé de ce lyrisme. Son mérite c'est de l'avoir impérieusement apporté à l'écran.

La littérature définie par Paul Adam, la représentation de l'âme collective en même temps que des grandes puissances mécaniques dont l'homme demeure le créateur et la créature, est peut-être celle qui triomphera demain de toute la littérature d'alcôve ou de cabaret, dites, pompeusement, l'une « psychologique » et l'autre « sociale ».

Le drame individuel sera de plus en plus représenté au milieu de l'ambiance sociale où s'agitent les « agonistes ». L'ambiance sera sur la passion des individus comme un destin véritable, tel le destin Eschylien, ou le fatum latin ; ou cette Roue qui pose au centre de vie multiples, tragiques rayons, l'immuable visage de la petite fille trouvée une nuit de catastrophe sur le rail de la vie et de la mort...

Les « faits » sont un aboutissant visible de mille raisons, de mille causes subtiles et lointaines, qui composent les nuances d'âmes déterminant un « acte ». Le cinéma, essentiellement visuel, ne saurait toujours le rendre. Je les ai cherchées autour de l'œuvre d'Abel Gance. Ce livre est de la sorte moins l'adaptation, ou le récit du film, que sa synthèse psychologique, exprimée par l'organe plus souple de la parole.

Canudo

Paris, Décembre 1922.

(1) Son volume, Le Rail, parut en 1912 aux éditions de la Nouvelle Revue Française, il fait partie d'une série intitulée « La Peine des hommes ».

La Roue d'Abel Gance, adapté par Canudo. Les Grands romans cinéma, le roman illustré par le film, 2f 75, Film Pathé consortium cinéma, J. ferenczi et fils, 2 volumes 14 x 20,5 cm, 96 et 94 pages, couvertures illustrées en couleurs par Armengol, illustrés de 24 photographies du film en hors texte.

Ricciotto Canudo (1879-1923), écrivain italien vivant à Paris à partir 1902, il tiendra la rubrique des Lettres italiennes au Mercure de France. En 1910 il publie son premier roman, La Ville sans chef (1), dès 1911 son goût pour le cinéma, sa certitude que cette technique nouvelle est un art à part entière, l'amène à publier "La Naissance du sixième art", après avoir intégrer la poésie dans les "arts fondateurs" il écrira dans Paris-Midi ses Chroniques du septième art. Ses écrits sur le cinéma, le Manifeste des sept arts (1923) et L'Usine aux images (1927) seront republiés en 1995 aux éditions Séguier. Canudo fut le fondateur de la revue Montjoie ! "Organe de l'impérialisme artistique français", "Gazette d'art Cérébriste". Dans son "grenier" groupés autour de Canudo on pouvait voir Blaise Cendrars (2), Jacques Villon, André Salmon, Guillaume Apollinaire, Bakst, Erik Satie, Igor Strawinsky, Maurice Ravel, Marc Chagall, Valentine de Saint-Point, Fernand Divoire, etc. Canudo signera en 1914 le Manifeste de l'Art cérébriste, où il défini l'art moderne comme anti sentimental, un art qui ne charme pas, mais qui fait penser, héritier de la poésie de Rimbaud et Mallarmé, de l'intellectualisme de d'Annunzio ou Wilde, s'inspirant de la psychologie des foules de Gabriel Tarde, défenseur de la musique moderne de Satie ou Debussy et des dernières innovations dans le domaine des arts plastiques : fauvisme, cubisme, simultanisme. "On veut la jouissance de la peinture par la peinture, et non l'idée littéraire ou sentimentale qu'elle doit illustrer".

(1) Le roman se déroule dans Bayan une île isolée du monde où à la suite d'un cataclysme la ville est détruite, c'est l'occasion pour une partie de ses habitants de tenter de fonder une communauté sans pouvoir, sans administration, ni religion, ni éducation. La Ville sans chef s'établira face à l'ancienne Bayan renaissante où les citoyens retrouvent leurs goût pour l'or, la politique, et la religion. Un roman sur les difficultés à faire vivre un utopie anarchiste face aux réalités.

(2) Dans son poème Mardi-gras, publié dans Dix-neuf poèmes élastiques, Blaise Cendrars, se souviendra de Montjoie ! et de Canudo "Je ne comprends pas très bien le mot Impérialisme / Mais dans ton grenier / Parmi les ouistitis les Indiens les belles dames / Le poète est venu / Verbe coloré", en effet c'est au grenier de Canudo que La Prose du Transsibérien fut présentée et lue pour la première fois, accroché au mur, le poème dépliant fut lu à la bougie par une jeune femme. Voir le souvenir ému de cette soirée par Fernand Divoire dans Le Grenier de Montjoie ! Edition du Carnet Critique, documents pour l'histoire de la littérature, de la musique et des arts d'aujourd'hui et de demain. 1919, in-8, 44 pp., portrait de Canudo, 1 page de musique d'Igor Strawinsky, 1 dessin de Rodin, et fac-similé d'une couverture de la revue hors texte.


























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