Comme promis voici la première partie de la préface de Gustave Geffroy à Fin d'oeuvre de Maurice Rollinat. De cette longue préface, il ressort que Rollinat est loin d'être uniquement l'auteur des Névroses, l'hydropathe inquiétant, le pianiste baudelairien et faussement démoniaque des soirées parisiennes.
Maurice ROLLINAT
(1846-1903)
(1846-1903)
Première partie
J’ai vu pour la première fois Maurice Rollinat le soir de Noël de 1882, au réveillon chez Camille Pelletan, qui habitait alors la même maison qu’Alphonse Daudet avenue de l’observatoire, au long du jardin du Luxembourg. J’eus de lui, comme tous ceux qui étaient présents, l’impression que la poésie et la musique s’incarnaient dans cet être charmant et étrange. Quelques semaines après, les Névroses paraissaient, et Rollinat, dès le lendemain, se retirait aux champs qu’il ne devait plus quitter. Mais nous avions eu le temps, avant son départ, de devenir amis, et nous ne passâmes guère d’années, ensuite, sans nous revoir, à Fresselines, où il se fixa, où à Paris, où il avait de courts séjours. Ici, devant ce dernier livre : Fin d’œuvre, dont le titre scelle sa vie et son art comme une pierre tombale, j’apporte donc, non seulement mon admiration pour son génie naturiste de poète et de musicien, mais mon témoignage et mon regret pour l’être rare, si bon et affectueux, resté dans le souvenir de ceux qui ont connu sa vie.
Maurice Rollinat était né à Châteauroux (Indre) le 29 décembre 1846. Son père, François Rollinat, né à argenton (Indre) en 1806, mort à Châteauroux en 1867, avocat, élu représentant du peuple en 1848, siégea à la Constituante de 1848 et à la Législative de 1489, où il vota avec l’extrême fauche, puis reprit sa profession d’avocat. Il fut un grand ami de Georges Sand, sa compatriote, laquelle fut la marraine de Maurice. Il y a, dans l’Histoire de ma vie, nombre de pages consacrées par Georges Sand au père et au grand-père du poète. Le grand-père d’abord :
Maurice Rollinat était né à Châteauroux (Indre) le 29 décembre 1846. Son père, François Rollinat, né à argenton (Indre) en 1806, mort à Châteauroux en 1867, avocat, élu représentant du peuple en 1848, siégea à la Constituante de 1848 et à la Législative de 1489, où il vota avec l’extrême fauche, puis reprit sa profession d’avocat. Il fut un grand ami de Georges Sand, sa compatriote, laquelle fut la marraine de Maurice. Il y a, dans l’Histoire de ma vie, nombre de pages consacrées par Georges Sand au père et au grand-père du poète. Le grand-père d’abord :
M. Rollinat était artiste de la tête aux pieds, comme le sont, du reste, tous les avocats un peu éminents. C’était un homme de sentiment et d’imagination, fou de poésie, très poète et pas mal fou lui-même, bon comme un ange, enthousiaste, prodigue, gagnant avec ardeur une fortune pour ses douze enfants, mais la mangeant à mesure sans s’en apercevoir ; les idolâtrant, les gâtant et les oubliant devant la table de jeu, où, gagnant et perdant tour à tour, il laissa son reste avec sa vie. Il était impossible de voir un vieillard plus jeune et plus vif, buvant sec et ne se grisant jamais, chantant et folâtrant avec la jeunesse sans jamais se rendre ridicule, parce qu’il avait l’esprit chaste et le cœur naïf ; enthousiaste de toutes les choses d’art, doué d’une prodigieuse mémoire et d’un goût exquis, c’était une des plus heureuses organisations que le Berry ai produites.
Il est impossible de ne pas retrouver le petit-fils sous ces traits du grand-père, sauf la passion du jeu et certains caractères de la vie provinciale de ce temps-là.
Voici maintenant François Rollinat le père, et c’est à tout instant comme un portrait du fils :
Homme d’imagination et de sentiment, lui aussi, artiste comme son père, mais philosophe plus sérieux, il a, dès l’âge de vingt-deux ans, absorbé sa vie, sa volonté, ses forces, dans l’aride travail de la procédure pour faire honneur à tous ses engagements et mener à bien l’existence de sa mère et de ses onze frères et sœurs. Ce qu’il a souffert de cette abnégation, de ce dégoût d’une profession qu’il n’a jamais aimée, et où le succès de son talent n’a jamais pu réussir à le griser, de cette vie étroite, refoulée, assujettie, des tracasseries du présent, des inquiétudes de l’avenir, du vers rongeur de cette dette sacrée, nul ne s »en est douté, quoique que le souci et la fatigue l’aient écrit sur sa figure assombrie et préoccupée. Lourd et distrait à l’habitude, Rollinat ne se révèle que par éclairs, mais alors c’est l’esprit le plus net, le tact le plus sûr, la pénétration la plus subtile, et quand il est retiré et bien caché dans l’intimité, quand son cœur satisfait ou soulagé permet à son esprit de s’égayer, c’est le fantaisiste le plus inouï, et je ne connais rien de désopilant comme ce passage subit d’une gravité presque lugubre à une verve presque délirante.
Mais tout ce que je raconte là ne dit pas et ne saurait dire les trésors s’exquise bonté, de candeur généreuse et de haute sagesse que renferme à l’insu d’elle-même, cette âme d’élite. Je sus l’apprécier à première vue, et c’est par là que j’ai été digne d’une amitié que je place au nombre des plus précieuses bénédictions de ma destinée.
Les dix pages qui suivent sur la conformité d’esprit, sur l’indulgence réciproque, sur l’amitié à toute épreuve, qui existèrent entre François Rollinat et Georges Sand, composent un chapitre qui peut se lire après la dissertation de Montaigne sur l’amitié, et c’est un chapitre que ne pouvait écrire l’auteur des Essais, sur l’amitié entre un homme et une femme. Il fallait, dans le duo, une Georges Sand, qui était bien une femme, mais une femme douée de facultés masculines.
Combien de fois Maurice Rollinat, qui avait, comme son grande père, une mémoire incomparable, m-a-t-il récité cette page que je viens de reproduire ! Il en était heureux, il avait adoré son père, et il me disait, à l’appui de l’opinion de Georges Sand, que ce bon père était l’homme le plus sérieux et le plus cocasse qu’il ait jamais rencontré. « Jamais, - disait-il, - acteur du Palais-Royal ne m’a fait rire comme lui » De fait, à regarder le portrait de François Rollinat, on découvrait l’expression fine et acérée, en même temps que la bonhomie des grands acteurs comique.
Maurice Rollinat, ses études finies, se montra tout de suite musicien et poète. C’est dans le petit pavillon de l’habitation paternelle, rue des Notaires, à Châteauroux, qu’il composa ses premiers vers et commença à chercher des mélodies au piano. Le jeune homme dût subir l’épreuve de Paris. Il y vint en 1868. Il avait vingt-deux ans, et se trouvait aussitôt pourvu d’un emploi à la mairie du VIIe arrondissement, « au bureau des décès », répétait-il souvent avec complaisance comme pour trouver là un pronostic de sa destinée de poète funèbre. Toutefois, il ne fréquenta pas que la mairie, il fut du cercle des Hydropathes, où il chanta, où il dit ses vers. Cela suffit pour établir sa légende de coureur de cafés du quartier Latin. C’est une légende aussi fausse que toutes les autres légendes. Rollinat disait ses vers où il pouvait, et il n’avait aucun goût pour les soirées passées au café. Il n’y eut pas d’être moins désordonné. Il était resté provincial exact, méticuleux, à travers toutes les aventures et toutes les misères de la vie de jeune homme. Mais il y avait aussi en lui un poète, un diseur de vers, un chanteur, un acteur, un causeur, et cet être aux dons multiples, que présenta si bien Barbey d’Aurevilly par son article : Un poète à l’horizon, devait forcément se manifester. Il suscita l’enthousiasme de ceux qui l’entendirent, il eut son heure de célébrité parisienne.
Son premier volume, toutefois, passa inaperçu. Il parut en 1877, avait pour titre : Dans les brandes, et il est tout entier d’inspiration berrichonne. Voilà, me semble-t-il, qui classe Rollinat. Cet hydropathe, ce macabre, ce poète du fantastique et de la peur, s’affirma d’abord comme un rustique, le rustique qu’il redevint, après Les Névroses et L’Abîme, et qu’il resta jusqu’à la fin. Sans doute, il y a dans ce volume de début une épouvante et une mélancolie devant la nature, mais cela aussi lui venait de son pays. Le Berry est singulier et mystérieux comme la Bretagne, les brandes sont pareilles aux landes, et l’on y voyait alors passer les personnages que Georges Sand a décrits dans ses romans et Maurice Rollinat dans ses poésies, les sorciers et les rebouteux, les preneurs de rats et les meneurs de loups. Le poète aime aussi les aspects tendres et bienfaisants, la douceur du crépuscule et du silence, le paysage éclairé de lune, la verdure fraîche d’une solitude, d’un bord de rivière, d’une cressonnière, et le monde animal qu’il découvre, les oiseaux, les reptiles, les insectes, et les gens du village, les bergers et les bergères, la petite couturière, les blanchisseuses. En vérité, il a rédigé le programme de toute sa vie poétique, par ce premier volume où il a dit le charme des matins, les joies de son enfance et de sa première jeunesse épanouies au milieu des paysages de « chez lui ». Ce livre est ingénu et délicieux, avec certains tableaux d’une émotion grave, tels que Le Convoi, sur lequel il a écrit une musique si grave, d’une expression si pathétique :
Le mort s’en va dans le brouillard
Avec sa limousine en planches.
Pour chevaux noirs deux vaches blanches,
Un chariot pour corbillard…
Les Névroses parurent en 1883. Une partie du livre est consacrée aux descriptions macabres, aux récits de cauchemars. La peur y règne en maîtresse. Ce sont les années noires, hallucinées, la recherche trop ardente et maladive des accès du nervosisme, des terreurs sans objet, des étrangetés artistiques. A chaque page, la putréfaction, le squelette, le glas de la mort. On ne peut bannir de la littérature cette préoccupation de la fin de l’homme, ce serait rayer les pages les plus profondes et les plus poignantes écrites par de grands écrivains, et nombre de pièces de Rollinat resteront pour avoir exprimé l’horreur de la disparition, l’épouvante du néant. Mais auprès de ces inspirations amères et fortes, il y a des raffinements et des singularités inutiles : Le Magasin des suicides, L’Amante macabre, Les deux Poitrinaires, La Morte embaumée, Mademoiselle squelette, etc. Barbey d’Aurevilly a motivé son opinion sur ces fantaisies lugubres en termes qui doivent être rappelés :
Sur les cinq livres de mon poème, si j’avais été M. Rollinat, j’en aurais courageusement supprimé un : le livre des Luxures, et je n’en aurais gardé qu’une seule pièce : la Relique. Je regrette aussi qu’il n’ai pas écarté un certain nombre de pièces qui n’ajoutent rien à la manifestation de son grand talent et qui détonnent sur l’ensemble du livre, si absolument beau dans les pièces où la Nature, qu’il voit d’un œil si personnel, et les souffrances morales ou physiques de l’humanité, l’occupent seules. Voilà, pour mon compte, tout ce que j’aurais pu reprocher et arracher à ce livre des Névroses, qui n’en place pas moins son auteur entre Edgar Poë et Baudelaire, mais qui est plus foncé en noir, plus lugubre, plus démoniaquement lugubre qu’eux.
C’est en effet sa caractéristique. Le démoniaque dans le talent, voilà ce qu’est Maurice Rollinat en ses Névroses. C’est le démonique devant l’inconnu embusqué derrière tout comme une escopette du Diable, devenu le seul Dieu, et qui a le tremblement du démoniaque devant le démon. C’est ce tremblement, l’inspiration vraie de M. Rollinat, qui fait sa puissance lorsqu’il la communique à ceux qui le lisent entre deux frissons… L’homme qui secoue de telles peurs est assurément un poète d’une énergie plus grande que celle des autres poètes contemporains, dont certes le mérite n’est pas la force. Lui, il l’a jusqu’à en abuser. C’est évidemment un poète de la famille du Dante, qui a mal tourné en tombant dans le monde moderne. Mais ce n’est pas sa faute ! Du temps de Dante, l’enfer était sous terre, et à présent il est dessus.
Tout de même, à travers cet état morbide, le poète songe aux solitudes, aux bords de rivières, aux sentiers de forêts, aux sommets de collines, qu’il évoque sous ce beau nom des « Refuges ». Là, Rollinat redevient lui-même, il reprend pied sur la terre natale, hors de l’atmosphère morbide où tournoyait sa pensée. Il retrouve l’amour pour toutes les fraîcheurs et les puretés des choses éclairées par la lumière, il respire les fleurs, il admire l’arc-en-ciel ; il suit le bord de la rivière dormante, il se prend de sympathie pour la vie animale, il célèbre, en un magnifique, pur et hardi poème, la scène où la vache est conduite au taureau :
A l’aube, à l’heure exquise où l’âme du sureau
Baise au bord des marais la tristesse du saule,
Jeanne, pieds et bras nus, l’aiguillon sur l’épaule.
Conduit par le chemin sa génisse au taureau…
Lorsque Rollinat déclama cette poésie, de sa belle voix harmonieuses, dans un salon de Paris, Ernest Renan était parmi les auditeurs. Il alla vers le poète, avec cette bonne grâce qui était en lui, il lui dit son émotion et son admiration. De même, quelques années auparavant, Rollinat, mené chez Hugo par Adolphe Pelleport, avait récité le Soliloque de Tropmann, et le grand poète avait déclaré que cette poésie du crime et de l’orgueil était formidable.
Rollinat est parti après Les Névroses, il est retourné au sol où il est né. Il a vu Paris au loin avec ses yeux clairs de poète, il a fait, dans sa solitude, l’inventaire des sentiments et des intérêts humains, et c’est alors qu’en trois années de silence et de solitude passées dans une petite maison du hameau de Puyguillon, au bas du ravin de la Creuse, il a écrit L’Abîme, un livre d’une beauté noire, d’une profondeur de songerie auxquelles on rendra un jour justice. En des vers concis comme des maximes, il concentre un extrait supérieur d’observation, tout le significatif du geste, de la parole, du visage de l’homme, une exploration d’âme autrement savante que certaines imaginations maladives des Névroses. C’est le livre où le poète a enclos son expérience acquise chez les hommes, où il a exprimé sa tristesse, son fatalisme devant la destinée, au milieu du mystérieux infini de la matière.
L’artiste avait coupé court aux relations sociales et supprimé tout décor de civilisation citadine. Il s’était pris pour seul interlocuteur dans ses courses aux creux du val et au long des chemins. Le recul fait mieux voir le paysage que l’on a parcouru en détail : se mettre à l’écart de l’humanité, après une période de fréquentation fatigante, n’est pas non plus une mauvaise méthode pour serrer ses observations et généraliser ses idées. Cette humanité vous suit dans votre retraite, elle peuple vos entours de souvenirs. Tout l’insignifiant, tout l’inutile, disparaissent dans des lointains brouillés, tandis que l’image caractéristique sort de l’ombre, que la gesticulation obsédante recommence sans cesse devant les yeux, que la pensée déjà creusée se montre davantage mystérieuse et profonde. Les aspects pourront changer, suivant les préoccupations de l’esprit, les habitudes de l’intelligence : il sera impossible, dans ces conditions de sincérité, dans cet examen des êtres autrefois rencontrés, dans cet interrogatoire de soi-même, qu’un morceau du voile mensonger qui recouvre le nu de la vérité ne soit pas arraché.
Ouvrez le livre L’Abîme. La configuration générale suffirait à faire prévoir et expliquer une lente pénétration des intelligences. Le titre du livre, le titre des pièces, inspirent tout d’abord une méfiance aux esprits paresseux, ennemis des exposés et des discussions philosophiques. Le livre parcouru confirme peut-être, pour beaucoup, cette première impression. Les agréments ordinaires de la poésie ont été bannis. Le dôme changeant des nuages, les illuminations des végétaux par le soleil, le murmure des bois, la chanson du ruisseau, la musique profonde de la vague, le passage de l’amoureuse dans le sentier, ces tableaux perpétuellement évoqués par les vers, n’ont pas été accrochés aux pages de ce livre.
C’est de l’homme qu’il s’agit. Et non pas de l’homme dans des situations définies, dans des rapports déterminés avec ses semblables. Ces situations et ces rapports sont des prétextes, vite exposés, aux recherches obscures, aux développements de la plus triste psychologie. La société et la nature ne se devinent qu’à l’état de vague fond grouillant, d’enveloppe confuse, par un parti pris que peuvent se permettre les recueils de pensées et les livres de poésies où le vers est employé pour condenser une sensation de l’âme, une observation d’ordre intérieur. L’homme seul est en jeu, et pas même l’homme à profession, agissant au milieu des ses semblables, l’homme logé, vêtu, occupé ou indolent, l’homme social et légal, mais l’homme considéré comme unité et comme résumé, semblable à ceux qui sont né hier, à ceux qui naîtront demain, l’homme incarné en ces mots génériques : âme, cœur, sens, chair, esprit, l’homme en suspension dans le temps et dans l’espace. C’est le thème habituel aux moralistes tranquilles et aux philosophes inquiets, l’entreprise sans cesse recommencée qui ennoblit tous ceux qui la tentent. Le champ restera toujours libre, et la solution toujours introuvable. Des opinions différentes se mettront en présence. Les raisonneurs du doute, les dégoûtés de l’humanité, les résignés de la vie, les désespérés devant l’inconnu, les prôneurs de l’action, auront tour à tour ou à la fois raison, et la même étude, toujours refaite, sera toujours à recommencer. Rollinat est venu à son tour, a essayé de soulever et de remonter ce rocher de Sisyphe de la destinée humaine. Malgré mon goût pour ses vers de nature, j’avoue ma prédilection pour ce livre noir de L’Abîme, où le poète a écrit ses vraies « Névroses », sans rien de macabre, d’étrange, de forcé.
C’est d’abord une inspection extérieure. La face humaine est mesurée, explorée, palpée : les doigts sensibles du poète y cherchent un signe extérieur de la pensée secrète. Il ne trouve rien. A peine un rare indice. Une lueur peut apparaître à travers « des lointains très prudents », mais c’est tout : on n’a jamais lu distinctement les haines, les projets, les vices, les luxures :
Pour l’esprit souterrain, c’est une carapace
Que ce marbre animé, larmoyant et rieur,
Où le souffle enragé du rêve intérieur
Ne se trahit pas plus qu’un soupir dans l’espace.
La joue va blêmir ou rougir, la bouche se serrer, la narine palpiter, les paupières battre. N’importe :
L’Âme écrit seulement ce qu’elle veut écrire.
………………………………………………
Et les lèvres, le front, le nez comme les yeux
S’entendent pour voiler tout ce qu’elle veut taire.
Après le Facies humain, les Regards. Moins que le cri, moins que le geste, les yeux renseignent sur la pensée qui se cache. Peut-être la « conscience double » regarde-t-elle comme la vertu :
Et pourquoi pas une âme blanche
Condamnée à ce regard noir ?
Est-ce un rêve d’ange ou de faune
Qui coule ce bleu si bénin ?
Est-ce du baume ou du venin,
Qui rancit derrière ce jaune ?
De même que le visage ne devient révélateur que sous l’action despotique d’un remords plus fort que la volonté, de même les yeux ne sont véridiques que lorsque l’homme est seul, « dans la sécurité du gîte » :
Mais ni sa mère ni personne
Ne surprendront ces regards-là
Par lesquels il dit : « Me voilà !»
A son propre cœur qui frissonne.
Ce n’est que dans les grimaces de l’hypocrisie, dans les gestes de la colère, dans les à peu près du cauchemar et du délire, dans le rire jaune, dans les tremblements de la luxure, que le poète trouvera les renseignements initiaux, les clefs qui ouvrent l’âme. Il interrogera intuitivement tout ceux qu’il rencontrera, tout ceux avec lesquels il aura un contact, et, enfin, il fera comparaître son propre individu, non pas seulement l’individu qu’il est, mais l’individu possible qu’il porte en lui, comme tous les autres hommes, l’individu qui aurait pu obéir aux instincts réfrénés, qui aurait pu naître de circonstances non rencontrées, mais admissibles. Il fait des opérations, il ajoute, il défalque, il donne aux sentiments et aux besoins des cours différents de ceux qu’ils ont pris. Il se trouve au bord de ce « cloaque ignoré de la sonde », de cet « abîme » dont nul ne peut se vanter d’avoir touché le fond. Le chercheur, le divinateur, une fois qu’il a pénétré derrière l’enveloppe charnelle, connaît toutes les peurs et tous les vertiges. Il découvre de l’inaccessible à gravir, des précipices qui soufflent un froid mortel, et sont habités par toutes les scélératesses. Il célèbre et exalte l’homme dans les Antagonistes, - l’esprit et le corps, - l’âme au « vol à jamais refoulé par sa haineuse chrysalide », l’âme qui « cherche sa route à elle », pendant que le corps « veut son auberge à lui » Il dénonce la Pensée comme un ennemi :
Que l’on veuille croire ou douter,
Elle arrive à nous dérouter
……………………………….
Sous le chagrin qu’elle épaissit
L’enthousiasme se rancit ;
Elle supprime ou raccourcit
La confidence,
Et, dans le danger qu’elle accroît,
Nous fait du courage un adroit
Qui suppute, esquive et ne croit
Qu’à la prudence.
- Il dit le destin de l’Artiste :
Par les Formes et les Idées
Son tarissement est certain.
……………………………
Il reste chasseur et butin
De ces ombres impossédées.
…………………………….
Tout son sang sera leur festin,
Fonds, cervelet ! Brûle, intestin,
Pour les Formes et les Idées !
………………………………..
Tu voudras peut-être un matin
Revenir à ton pur instinct,
Mais tes veines seront vidées
Par les Formes et les Idées ;
Il examine les actions, les tentations même, suggérées par la pensée pétrie avec les instincts, avec les intérêts, avec les vices, avec les méchancetés sans raison. Il passe la revue des faiblesses involontaires, des sentiments mauvais. Les visions s’ajoutent aux observations, le catalogue s’allonge indéfiniment.
Cela devient comme une histoire naturelle de monstres abstraits, avec des subdivisions, des classements en espèces, en genres, en sous-genres, des ramifications, des points de départ,impossibles à reconnaître, des aboutissements imprévus. Peu à peu, une vie particulière anime les mots placés comme des étiquettes : ils se révèlent remuants et agissants, influents et tyranniques ; ils dépendent de l’homme et ils le commandent ; ils se partagent son esprit et son corps ; leur existence de sentiments et d’instincts se décrète bientôt comme la seule valable ; ils prennent, dans le monde, l’importance de locataires à demeure, de conquérants inexpugnables. C’est un défilé sans ordre, où les préséances s’affirment au passage, où des insolences se pavanent, où des attitudes doucereuses éveillent l’épouvante. Voici, successivement : l’Hypocrisie, qui « joue à la tendresse » et « s’exerce à la fausseté » ; l’Intérêt, « pivot de la vertu » et « régulateur du vice » ; - le Soupçon, le flair « qui dénonce notre fourberie » :
… l’on ne devient méfiant
Qu’après avoir trompé les autres ;
- la Colère, qui éclate, irresponsable, ou fermente en rancune et en haine ; - l’Ennui, oisiveté placide ou indifférence humaine ; - la Douceur, qui dissout la prudence ; - la Luxure, le despote intime :
C’est la consolatrice abominable et fausse
De tout les affamés de voir et de sentir,
Et qui voudraient, plutôt que de s’anéantir,
Mêler le cauchemar au sommeil de la fosse.
- l’Enigme, où le vieux mythe catholique de Satan, transformé, devient la Nature tentatrice ; - la Vanité, résidant au coin le plus perdu du cœur le plus indifférent ; - les incitations et les chuchotements de l’Apostrophe.
Pourquoi pas tenter l’aventure
Du péché vécu sans témoin ?
- le Mauvais Conseilleur :
Pour chacun soit bon compère ;
Papillonne avec l’oiseau,
Ondule avec la vipère.
- l’Ajournement, qui explique la perpétuelle remise au lendemain du devoir :
A ce vieux mentor trop sévère
On propose des compromis,
On promet du déjà promis ;
Bref, dans le mal on persévère.
- l’Argent,
… Notre plus vrai souci,
Qui sur tous les autres s’incruste.
D’autres pièces s’embranchent sur celles-là, montrant des nuances de pensées, des ébauches de gestes. Des personnages, poussés au type, surgissent avec des pantomimes excessives, des tics de maniaques, ou se dressent dans des postures immobilisées, surpris dans l’exercice d’un vice, dans le défi d’une révolte, dans la prostration de l’indifférence : tels sont Les Deux Solitaires, Le Blafard, Le Sceptique, L’Automate.
Le comique froid et pénétrant est une des notes particulières du livre. Le sarcasme est souvent mêlé à l’éloquence des dissertations. L’unité artistique du sujet est d’ailleurs remarquablement observée. Je suis certain que l’on rendra un jour justice à ce livre, quand on aura le temps de le lire.
On peut y suivre, page par page, le travail de creusement, de construction, de condensation, auquel Rollinat s’est livré avec une rare ténacité. L’homme qui pense, qui réfléchit, a trouvé les remarques dominantes, les thèmes à développer, puis l’artiste, avec une abnégation qui sera un exemple peu imité, a proscrit impitoyablement tout pittoresque, toute recherche d’enjolivement. Le vers est employé avec une dextérité suprême, mais il n’est pourtant pas ici l’enveloppe ordinairement ajourée et ciselée. Il est l’épanouissement propre de la pensée en des mots caractéristiques, précis, ajustés, inattendus, forgés à l’instant même où l’idée se produisait, pour lui mouler un vêtement de fer, qui ne peut servir qu’à elle. En aucun livre peut-être, on n’a vu surgir une telle poussée de néologismes, expressifs et clairs, mais s’il faut louer cet acharnement du poète qui se bat avec la phrase rebelle, on en arrive aussi, en quelques endroits, à regretter que le but soit dépassé, que la phrase crève sous l’excès des mots, des inutiles arabesques, des scories encombrantes. Pour motiver ces réserves, je citerai la pièce du Mépris, surchargée incompréhensible. Rollinat avait trop le goût de la netteté pour ne pas porter un jour, lui-même, une plume meurtrière sur les festons et les astragales de décadence dont il avait altéré la pureté de quelques lignes. Il devait le faire, il m’écrivait à ce propos qu’il réviserait ces livres pour une édition définitive, comme c’est l’ambition de tout écrivain. Il en est de cette ambition-là comme de beaucoup d’autres, et les livres de Rollinat resteront tels quels. Acceptons-les ainsi.
Pour celui-ci, L’Abîme, il faut en constater la véracité et la sincérité. Sans doute, Rollinat est le hanté de quelques idées fixes. Satan et le Péché, qui reviennent dans certaines pièces comme des obsessions, pourraient faire croire à un préoccupation catholique. En réalité, l’incertitude humaine domine le livre. Pas une hypothèse n’y est affirmée. Chaque avance de la foi est immédiatement abolie par le doute. Il reste une philosophie de la désespérance, des irrésolutions et des amertumes, qui témoigne d’une filiation intellectuelle très française, rejoignant Pascal à travers La Rochefoucauld, et renforcée par l’expérience personnelle, on la trouvera dans des pièces comme la Vanité, où l’homme aspire à vivre « derrière sa vie », - comme Prière, où il demande que la chute soit sans cesse retardée, - et surtout comme l’Humilité, où d’admirables vers, clairs comme des diamants, sonnant comme l’or, enchâssent ces conseils d’une honnêteté désabusée :
Reste naïf avec les autres,
Garde tes contrôles pour toi,
Et note le mauvais aloi
De tes sentiments bons apôtres
……………………………….
Sois l’hésitant de ta justice
Et le timoré de ta loi
Et quand tu sens grandir ta foi
Que ton doute la rapetisse.
Le mal te voue à son empire :
Exagères-en la frayeur.
Tu seras peut-être meilleur
En craignant toujours d’être pire.
Quand on écrit ces vers-là, il est évident qu’on n’est pas le poète des lamentations inutiles, des blasphèmes sans objets. En effet, depuis L’Abîme, qui est une confrontation de l’homme avec lui-même, Rollinat, sans abandonner un tel sujet, donna surtout une suite aux Refuges, qui étaient la halte reposante des Névroses. Il voulut s’éprendre de l’inaltérable inconscience de la nature, il voulut connaître quelle léthargie bienfaisante elle peut communiquer à l’homme. Il était troublé et révolté : il s’acharna à devenir le résigné adapté aux nécessités de l’existence physiologique et morale. C’est le sens des trois volumes de vers publiés après L’Abîme : La Nature, - Les Apparitions, - Paysages et paysans. Ils nous sont précieux pour essayer de définir le sentiment de la nature.
Ils révèlent, en effet, l’accord, de vie intime qui existait entre le sujet et l’artiste. Si l’on s’abstrait des préoccupations ordinaires, si l’on songe à l’ensemble de l’univers, on conclut que les aspects de la nature, et l’état d’esprit d’un homme qui est un artiste et qui s’est volontairement réfugié dans la solitude de la campagne, fournissent un beau et éternel motif de préoccupations philosophiques et sociales.
Il suffirait, pour établir ainsi les classements et les proportions des choses, de songer à la terre roulante à travers l’espace, à la place que tiennent sur elle les agglomérations humaines, entassées dans les villes, et les étendues à peine jalonnées de hameaux, de maison isolées, et les étendues, plus grandes encore, qui sont des déserts livrés aux forces inconscientes, aux végétaux, aux éléments, - les pierres, les arbres, l’herbe, l’eau qui tombe, la neige légère qui tourbillonne, le vent qui souffle, et la mer, la mer immense, encerclée par l’horizon, bombée par la forme du globe.
Comment ce décor ne commanderait-il pas la rêverie de l’homme ? Comment l’être pensant, le seul qui ait su éprouver et exprimer la sensation ressentie devant l’énigme des choses, ne serait-il pas parti en voyage à travers ces champs, ces bois, ces montagnes, sur les eaux des rivières et sur l’eau de la mer, avec l’ambition de reconnaître ce domaine, qui lui parut d’abord si grand, qu’il va bientôt trouver si restreint, cette pauvre terre qui accomplit et recommence son cycle monotone par la route uniforme que lui assigne la loi du mouvement éternel.
Aimer la nature, se réfugier pour toujours, pour longtemps, ou pour peu de temps, dans un pays solitaire, où la vie formaliste est réduite aux strictes nécessités, cela, chez tous les hommes, indique un désir de repos, et chez les hommes qui sont surtout des esprits, affirme une pensée éprise de la généralité et de la diversité des phénomènes, une volonté de se mettre en contact avec les effets passagers et les causes permanentes. Celui-là qui, après comparaison, choisit pour y passer et pour y finir sa vie, un endroit de l’univers où il est davantage en communication avec l’universalité des choses, celui-là s’est défait des liens conventionnels, s’est volontairement placé plus près de son origine non définie et de son néant certain.
En ce qui concerne plus spécialement la vie sociale, l’existence hiérarchisée, faite d’habitudes, d’intérêts, d’ambitions ardentes employées à atteindre l’inutile et à conquérir le fragile, ces vanités et ces chimères ne se trouvent-elles pas remises à leur plan par l’homme, aussitôt qu’il reprend les dialogues désappris avec tous ces aspects riants ou mélancoliques qui sont les visages du réel ? Le mystère des bois, la sérénité lumineuse des champs étalés sous le soleil, le ruisseau courant, la lame formidable de l’océan, les nuages fugitifs et changeants, toutes ces choses, écoutées par le cerveau qui comprend, ne parlent-elles pas, en chuchotements, en clameurs et en silences, un langage éloquent et significatif ?
Et personne, parmi ceux qui entendent ce langage, n’essayerait d’en fixer les échos, par des reflets de couleurs, par des chants, par des paroles, qui inscriraient les contemplations, les mélancolies, les cris de l’homme si petit, si perdu, si vite parvenu au terme de sa vie ? On sait bien au contraire que la nature sera toujours le miroir où cet homme s’en ira chercher la vision d’une rapide image, la source où il ira tromper sa soif de savoir. Là, au milieu de cette nature, sont autrefois nées les religions, dans la frayeur et la joie des combats de la nuit et du jour ; là, aujourd’hui, séjourne et chante la poésie.
Nombre de poètes ont dit le poème des heures et des saisons. Ils sont nombreux, ceux qui sont retournés, après leur apprentissage citadin, au pays qui était le leur, où ils retrouvaient le spectacle qui avait été leur premier enseignement, les sensations qui avaient suscité en eux les nostalgies aux jours où ils erraient sur le pavé des villes. Mais il en est peu, évidemment, qui aient prouvé, autant que Rollinat, leur volonté d’éloignement, leur désir de solitude. Il en est peu aussi qui aient grandi leur poésie au-delà de la description locale et de leur poésie au-delà de la description locale et de leurs sentiments de terroir. Chez Rollinat, il y a une autre observation à faire. En même temps qu’une exacte connaissance du sol où il est né, du pays où il habite, des paysages qu’il traverse, des gens qu’il rencontre, il y a en lui une intelligence apte à comprendre, devant les apparences familières, les aspects essentiels et permanents des choses, il y a en lui une pensée creusée, attristée, anoblie, par l’obsession persistante de la signification à jamais obscure de tout ce qui existe, par l’idée imprescriptible de la vie et de la mort.
Avec sa simplicité de poète, son inquiétude évidente, Rollinat se prouve, dans une autre région, comme un observateur très net, un classeur de phénomènes. Lui, éloquent par nature, musicien instinctif, être d’activité physique et cérébrale, il sait aussi à quoi s’en tenir sur le champ que peut parcourir l’homme, sur la vanité de ses efforts, sur la rapidité de son passage et la permanence de sa désagrégation. Les preuves de cet état d’esprit, il les a produites dans ses livres, depuis son livre de début : Dans les brandes, jusqu’à ses livres posthumes : En errant, - Ruminations, - Les Bêtes, - Fin d’œuvre.
Après avoir écrit L’Abîme, qui constitue son avoir d’observation et de philosophie, il a donc de nouveau abrité sa vie aux « refuges » des Névroses, il s’est remis en contact avec eux, il s’est rafraîchi dans la pure atmosphère, il s’est calmé dans le doux silence. C’est évidemment l’univers vu par le poète de L’Abîme, et même le poète ne renonce pas au fantastique, écrit le livre des Apparitions, mêlé de rêve et de réel, - où pourtant la sérénité grandit. Parvenu au plateau de la vie, Rollinat, comme d’autre, accepte. Il voit le ciel étoilé, il a la notion incompréhensible de l’infini, il sait le rien qu’est la terre, il se résout à passer le temps qui lui reste à noter sa sensation devant l’immense mystère de la matière animée, et les quelques menues certitudes, toutes proches, qu’il est donné à l’homme d’acquérir.
Il est impossible de ne pas retrouver le petit-fils sous ces traits du grand-père, sauf la passion du jeu et certains caractères de la vie provinciale de ce temps-là.
Voici maintenant François Rollinat le père, et c’est à tout instant comme un portrait du fils :
Homme d’imagination et de sentiment, lui aussi, artiste comme son père, mais philosophe plus sérieux, il a, dès l’âge de vingt-deux ans, absorbé sa vie, sa volonté, ses forces, dans l’aride travail de la procédure pour faire honneur à tous ses engagements et mener à bien l’existence de sa mère et de ses onze frères et sœurs. Ce qu’il a souffert de cette abnégation, de ce dégoût d’une profession qu’il n’a jamais aimée, et où le succès de son talent n’a jamais pu réussir à le griser, de cette vie étroite, refoulée, assujettie, des tracasseries du présent, des inquiétudes de l’avenir, du vers rongeur de cette dette sacrée, nul ne s »en est douté, quoique que le souci et la fatigue l’aient écrit sur sa figure assombrie et préoccupée. Lourd et distrait à l’habitude, Rollinat ne se révèle que par éclairs, mais alors c’est l’esprit le plus net, le tact le plus sûr, la pénétration la plus subtile, et quand il est retiré et bien caché dans l’intimité, quand son cœur satisfait ou soulagé permet à son esprit de s’égayer, c’est le fantaisiste le plus inouï, et je ne connais rien de désopilant comme ce passage subit d’une gravité presque lugubre à une verve presque délirante.
Mais tout ce que je raconte là ne dit pas et ne saurait dire les trésors s’exquise bonté, de candeur généreuse et de haute sagesse que renferme à l’insu d’elle-même, cette âme d’élite. Je sus l’apprécier à première vue, et c’est par là que j’ai été digne d’une amitié que je place au nombre des plus précieuses bénédictions de ma destinée.
Les dix pages qui suivent sur la conformité d’esprit, sur l’indulgence réciproque, sur l’amitié à toute épreuve, qui existèrent entre François Rollinat et Georges Sand, composent un chapitre qui peut se lire après la dissertation de Montaigne sur l’amitié, et c’est un chapitre que ne pouvait écrire l’auteur des Essais, sur l’amitié entre un homme et une femme. Il fallait, dans le duo, une Georges Sand, qui était bien une femme, mais une femme douée de facultés masculines.
Combien de fois Maurice Rollinat, qui avait, comme son grande père, une mémoire incomparable, m-a-t-il récité cette page que je viens de reproduire ! Il en était heureux, il avait adoré son père, et il me disait, à l’appui de l’opinion de Georges Sand, que ce bon père était l’homme le plus sérieux et le plus cocasse qu’il ait jamais rencontré. « Jamais, - disait-il, - acteur du Palais-Royal ne m’a fait rire comme lui » De fait, à regarder le portrait de François Rollinat, on découvrait l’expression fine et acérée, en même temps que la bonhomie des grands acteurs comique.
Maurice Rollinat, ses études finies, se montra tout de suite musicien et poète. C’est dans le petit pavillon de l’habitation paternelle, rue des Notaires, à Châteauroux, qu’il composa ses premiers vers et commença à chercher des mélodies au piano. Le jeune homme dût subir l’épreuve de Paris. Il y vint en 1868. Il avait vingt-deux ans, et se trouvait aussitôt pourvu d’un emploi à la mairie du VIIe arrondissement, « au bureau des décès », répétait-il souvent avec complaisance comme pour trouver là un pronostic de sa destinée de poète funèbre. Toutefois, il ne fréquenta pas que la mairie, il fut du cercle des Hydropathes, où il chanta, où il dit ses vers. Cela suffit pour établir sa légende de coureur de cafés du quartier Latin. C’est une légende aussi fausse que toutes les autres légendes. Rollinat disait ses vers où il pouvait, et il n’avait aucun goût pour les soirées passées au café. Il n’y eut pas d’être moins désordonné. Il était resté provincial exact, méticuleux, à travers toutes les aventures et toutes les misères de la vie de jeune homme. Mais il y avait aussi en lui un poète, un diseur de vers, un chanteur, un acteur, un causeur, et cet être aux dons multiples, que présenta si bien Barbey d’Aurevilly par son article : Un poète à l’horizon, devait forcément se manifester. Il suscita l’enthousiasme de ceux qui l’entendirent, il eut son heure de célébrité parisienne.
Son premier volume, toutefois, passa inaperçu. Il parut en 1877, avait pour titre : Dans les brandes, et il est tout entier d’inspiration berrichonne. Voilà, me semble-t-il, qui classe Rollinat. Cet hydropathe, ce macabre, ce poète du fantastique et de la peur, s’affirma d’abord comme un rustique, le rustique qu’il redevint, après Les Névroses et L’Abîme, et qu’il resta jusqu’à la fin. Sans doute, il y a dans ce volume de début une épouvante et une mélancolie devant la nature, mais cela aussi lui venait de son pays. Le Berry est singulier et mystérieux comme la Bretagne, les brandes sont pareilles aux landes, et l’on y voyait alors passer les personnages que Georges Sand a décrits dans ses romans et Maurice Rollinat dans ses poésies, les sorciers et les rebouteux, les preneurs de rats et les meneurs de loups. Le poète aime aussi les aspects tendres et bienfaisants, la douceur du crépuscule et du silence, le paysage éclairé de lune, la verdure fraîche d’une solitude, d’un bord de rivière, d’une cressonnière, et le monde animal qu’il découvre, les oiseaux, les reptiles, les insectes, et les gens du village, les bergers et les bergères, la petite couturière, les blanchisseuses. En vérité, il a rédigé le programme de toute sa vie poétique, par ce premier volume où il a dit le charme des matins, les joies de son enfance et de sa première jeunesse épanouies au milieu des paysages de « chez lui ». Ce livre est ingénu et délicieux, avec certains tableaux d’une émotion grave, tels que Le Convoi, sur lequel il a écrit une musique si grave, d’une expression si pathétique :
Le mort s’en va dans le brouillard
Avec sa limousine en planches.
Pour chevaux noirs deux vaches blanches,
Un chariot pour corbillard…
Les Névroses parurent en 1883. Une partie du livre est consacrée aux descriptions macabres, aux récits de cauchemars. La peur y règne en maîtresse. Ce sont les années noires, hallucinées, la recherche trop ardente et maladive des accès du nervosisme, des terreurs sans objet, des étrangetés artistiques. A chaque page, la putréfaction, le squelette, le glas de la mort. On ne peut bannir de la littérature cette préoccupation de la fin de l’homme, ce serait rayer les pages les plus profondes et les plus poignantes écrites par de grands écrivains, et nombre de pièces de Rollinat resteront pour avoir exprimé l’horreur de la disparition, l’épouvante du néant. Mais auprès de ces inspirations amères et fortes, il y a des raffinements et des singularités inutiles : Le Magasin des suicides, L’Amante macabre, Les deux Poitrinaires, La Morte embaumée, Mademoiselle squelette, etc. Barbey d’Aurevilly a motivé son opinion sur ces fantaisies lugubres en termes qui doivent être rappelés :
Sur les cinq livres de mon poème, si j’avais été M. Rollinat, j’en aurais courageusement supprimé un : le livre des Luxures, et je n’en aurais gardé qu’une seule pièce : la Relique. Je regrette aussi qu’il n’ai pas écarté un certain nombre de pièces qui n’ajoutent rien à la manifestation de son grand talent et qui détonnent sur l’ensemble du livre, si absolument beau dans les pièces où la Nature, qu’il voit d’un œil si personnel, et les souffrances morales ou physiques de l’humanité, l’occupent seules. Voilà, pour mon compte, tout ce que j’aurais pu reprocher et arracher à ce livre des Névroses, qui n’en place pas moins son auteur entre Edgar Poë et Baudelaire, mais qui est plus foncé en noir, plus lugubre, plus démoniaquement lugubre qu’eux.
C’est en effet sa caractéristique. Le démoniaque dans le talent, voilà ce qu’est Maurice Rollinat en ses Névroses. C’est le démonique devant l’inconnu embusqué derrière tout comme une escopette du Diable, devenu le seul Dieu, et qui a le tremblement du démoniaque devant le démon. C’est ce tremblement, l’inspiration vraie de M. Rollinat, qui fait sa puissance lorsqu’il la communique à ceux qui le lisent entre deux frissons… L’homme qui secoue de telles peurs est assurément un poète d’une énergie plus grande que celle des autres poètes contemporains, dont certes le mérite n’est pas la force. Lui, il l’a jusqu’à en abuser. C’est évidemment un poète de la famille du Dante, qui a mal tourné en tombant dans le monde moderne. Mais ce n’est pas sa faute ! Du temps de Dante, l’enfer était sous terre, et à présent il est dessus.
Tout de même, à travers cet état morbide, le poète songe aux solitudes, aux bords de rivières, aux sentiers de forêts, aux sommets de collines, qu’il évoque sous ce beau nom des « Refuges ». Là, Rollinat redevient lui-même, il reprend pied sur la terre natale, hors de l’atmosphère morbide où tournoyait sa pensée. Il retrouve l’amour pour toutes les fraîcheurs et les puretés des choses éclairées par la lumière, il respire les fleurs, il admire l’arc-en-ciel ; il suit le bord de la rivière dormante, il se prend de sympathie pour la vie animale, il célèbre, en un magnifique, pur et hardi poème, la scène où la vache est conduite au taureau :
A l’aube, à l’heure exquise où l’âme du sureau
Baise au bord des marais la tristesse du saule,
Jeanne, pieds et bras nus, l’aiguillon sur l’épaule.
Conduit par le chemin sa génisse au taureau…
Lorsque Rollinat déclama cette poésie, de sa belle voix harmonieuses, dans un salon de Paris, Ernest Renan était parmi les auditeurs. Il alla vers le poète, avec cette bonne grâce qui était en lui, il lui dit son émotion et son admiration. De même, quelques années auparavant, Rollinat, mené chez Hugo par Adolphe Pelleport, avait récité le Soliloque de Tropmann, et le grand poète avait déclaré que cette poésie du crime et de l’orgueil était formidable.
Rollinat est parti après Les Névroses, il est retourné au sol où il est né. Il a vu Paris au loin avec ses yeux clairs de poète, il a fait, dans sa solitude, l’inventaire des sentiments et des intérêts humains, et c’est alors qu’en trois années de silence et de solitude passées dans une petite maison du hameau de Puyguillon, au bas du ravin de la Creuse, il a écrit L’Abîme, un livre d’une beauté noire, d’une profondeur de songerie auxquelles on rendra un jour justice. En des vers concis comme des maximes, il concentre un extrait supérieur d’observation, tout le significatif du geste, de la parole, du visage de l’homme, une exploration d’âme autrement savante que certaines imaginations maladives des Névroses. C’est le livre où le poète a enclos son expérience acquise chez les hommes, où il a exprimé sa tristesse, son fatalisme devant la destinée, au milieu du mystérieux infini de la matière.
L’artiste avait coupé court aux relations sociales et supprimé tout décor de civilisation citadine. Il s’était pris pour seul interlocuteur dans ses courses aux creux du val et au long des chemins. Le recul fait mieux voir le paysage que l’on a parcouru en détail : se mettre à l’écart de l’humanité, après une période de fréquentation fatigante, n’est pas non plus une mauvaise méthode pour serrer ses observations et généraliser ses idées. Cette humanité vous suit dans votre retraite, elle peuple vos entours de souvenirs. Tout l’insignifiant, tout l’inutile, disparaissent dans des lointains brouillés, tandis que l’image caractéristique sort de l’ombre, que la gesticulation obsédante recommence sans cesse devant les yeux, que la pensée déjà creusée se montre davantage mystérieuse et profonde. Les aspects pourront changer, suivant les préoccupations de l’esprit, les habitudes de l’intelligence : il sera impossible, dans ces conditions de sincérité, dans cet examen des êtres autrefois rencontrés, dans cet interrogatoire de soi-même, qu’un morceau du voile mensonger qui recouvre le nu de la vérité ne soit pas arraché.
Ouvrez le livre L’Abîme. La configuration générale suffirait à faire prévoir et expliquer une lente pénétration des intelligences. Le titre du livre, le titre des pièces, inspirent tout d’abord une méfiance aux esprits paresseux, ennemis des exposés et des discussions philosophiques. Le livre parcouru confirme peut-être, pour beaucoup, cette première impression. Les agréments ordinaires de la poésie ont été bannis. Le dôme changeant des nuages, les illuminations des végétaux par le soleil, le murmure des bois, la chanson du ruisseau, la musique profonde de la vague, le passage de l’amoureuse dans le sentier, ces tableaux perpétuellement évoqués par les vers, n’ont pas été accrochés aux pages de ce livre.
C’est de l’homme qu’il s’agit. Et non pas de l’homme dans des situations définies, dans des rapports déterminés avec ses semblables. Ces situations et ces rapports sont des prétextes, vite exposés, aux recherches obscures, aux développements de la plus triste psychologie. La société et la nature ne se devinent qu’à l’état de vague fond grouillant, d’enveloppe confuse, par un parti pris que peuvent se permettre les recueils de pensées et les livres de poésies où le vers est employé pour condenser une sensation de l’âme, une observation d’ordre intérieur. L’homme seul est en jeu, et pas même l’homme à profession, agissant au milieu des ses semblables, l’homme logé, vêtu, occupé ou indolent, l’homme social et légal, mais l’homme considéré comme unité et comme résumé, semblable à ceux qui sont né hier, à ceux qui naîtront demain, l’homme incarné en ces mots génériques : âme, cœur, sens, chair, esprit, l’homme en suspension dans le temps et dans l’espace. C’est le thème habituel aux moralistes tranquilles et aux philosophes inquiets, l’entreprise sans cesse recommencée qui ennoblit tous ceux qui la tentent. Le champ restera toujours libre, et la solution toujours introuvable. Des opinions différentes se mettront en présence. Les raisonneurs du doute, les dégoûtés de l’humanité, les résignés de la vie, les désespérés devant l’inconnu, les prôneurs de l’action, auront tour à tour ou à la fois raison, et la même étude, toujours refaite, sera toujours à recommencer. Rollinat est venu à son tour, a essayé de soulever et de remonter ce rocher de Sisyphe de la destinée humaine. Malgré mon goût pour ses vers de nature, j’avoue ma prédilection pour ce livre noir de L’Abîme, où le poète a écrit ses vraies « Névroses », sans rien de macabre, d’étrange, de forcé.
C’est d’abord une inspection extérieure. La face humaine est mesurée, explorée, palpée : les doigts sensibles du poète y cherchent un signe extérieur de la pensée secrète. Il ne trouve rien. A peine un rare indice. Une lueur peut apparaître à travers « des lointains très prudents », mais c’est tout : on n’a jamais lu distinctement les haines, les projets, les vices, les luxures :
Pour l’esprit souterrain, c’est une carapace
Que ce marbre animé, larmoyant et rieur,
Où le souffle enragé du rêve intérieur
Ne se trahit pas plus qu’un soupir dans l’espace.
La joue va blêmir ou rougir, la bouche se serrer, la narine palpiter, les paupières battre. N’importe :
L’Âme écrit seulement ce qu’elle veut écrire.
………………………………………………
Et les lèvres, le front, le nez comme les yeux
S’entendent pour voiler tout ce qu’elle veut taire.
Après le Facies humain, les Regards. Moins que le cri, moins que le geste, les yeux renseignent sur la pensée qui se cache. Peut-être la « conscience double » regarde-t-elle comme la vertu :
Et pourquoi pas une âme blanche
Condamnée à ce regard noir ?
Est-ce un rêve d’ange ou de faune
Qui coule ce bleu si bénin ?
Est-ce du baume ou du venin,
Qui rancit derrière ce jaune ?
De même que le visage ne devient révélateur que sous l’action despotique d’un remords plus fort que la volonté, de même les yeux ne sont véridiques que lorsque l’homme est seul, « dans la sécurité du gîte » :
Mais ni sa mère ni personne
Ne surprendront ces regards-là
Par lesquels il dit : « Me voilà !»
A son propre cœur qui frissonne.
Ce n’est que dans les grimaces de l’hypocrisie, dans les gestes de la colère, dans les à peu près du cauchemar et du délire, dans le rire jaune, dans les tremblements de la luxure, que le poète trouvera les renseignements initiaux, les clefs qui ouvrent l’âme. Il interrogera intuitivement tout ceux qu’il rencontrera, tout ceux avec lesquels il aura un contact, et, enfin, il fera comparaître son propre individu, non pas seulement l’individu qu’il est, mais l’individu possible qu’il porte en lui, comme tous les autres hommes, l’individu qui aurait pu obéir aux instincts réfrénés, qui aurait pu naître de circonstances non rencontrées, mais admissibles. Il fait des opérations, il ajoute, il défalque, il donne aux sentiments et aux besoins des cours différents de ceux qu’ils ont pris. Il se trouve au bord de ce « cloaque ignoré de la sonde », de cet « abîme » dont nul ne peut se vanter d’avoir touché le fond. Le chercheur, le divinateur, une fois qu’il a pénétré derrière l’enveloppe charnelle, connaît toutes les peurs et tous les vertiges. Il découvre de l’inaccessible à gravir, des précipices qui soufflent un froid mortel, et sont habités par toutes les scélératesses. Il célèbre et exalte l’homme dans les Antagonistes, - l’esprit et le corps, - l’âme au « vol à jamais refoulé par sa haineuse chrysalide », l’âme qui « cherche sa route à elle », pendant que le corps « veut son auberge à lui » Il dénonce la Pensée comme un ennemi :
Que l’on veuille croire ou douter,
Elle arrive à nous dérouter
……………………………….
Sous le chagrin qu’elle épaissit
L’enthousiasme se rancit ;
Elle supprime ou raccourcit
La confidence,
Et, dans le danger qu’elle accroît,
Nous fait du courage un adroit
Qui suppute, esquive et ne croit
Qu’à la prudence.
- Il dit le destin de l’Artiste :
Par les Formes et les Idées
Son tarissement est certain.
……………………………
Il reste chasseur et butin
De ces ombres impossédées.
…………………………….
Tout son sang sera leur festin,
Fonds, cervelet ! Brûle, intestin,
Pour les Formes et les Idées !
………………………………..
Tu voudras peut-être un matin
Revenir à ton pur instinct,
Mais tes veines seront vidées
Par les Formes et les Idées ;
Il examine les actions, les tentations même, suggérées par la pensée pétrie avec les instincts, avec les intérêts, avec les vices, avec les méchancetés sans raison. Il passe la revue des faiblesses involontaires, des sentiments mauvais. Les visions s’ajoutent aux observations, le catalogue s’allonge indéfiniment.
Cela devient comme une histoire naturelle de monstres abstraits, avec des subdivisions, des classements en espèces, en genres, en sous-genres, des ramifications, des points de départ,impossibles à reconnaître, des aboutissements imprévus. Peu à peu, une vie particulière anime les mots placés comme des étiquettes : ils se révèlent remuants et agissants, influents et tyranniques ; ils dépendent de l’homme et ils le commandent ; ils se partagent son esprit et son corps ; leur existence de sentiments et d’instincts se décrète bientôt comme la seule valable ; ils prennent, dans le monde, l’importance de locataires à demeure, de conquérants inexpugnables. C’est un défilé sans ordre, où les préséances s’affirment au passage, où des insolences se pavanent, où des attitudes doucereuses éveillent l’épouvante. Voici, successivement : l’Hypocrisie, qui « joue à la tendresse » et « s’exerce à la fausseté » ; l’Intérêt, « pivot de la vertu » et « régulateur du vice » ; - le Soupçon, le flair « qui dénonce notre fourberie » :
… l’on ne devient méfiant
Qu’après avoir trompé les autres ;
- la Colère, qui éclate, irresponsable, ou fermente en rancune et en haine ; - l’Ennui, oisiveté placide ou indifférence humaine ; - la Douceur, qui dissout la prudence ; - la Luxure, le despote intime :
C’est la consolatrice abominable et fausse
De tout les affamés de voir et de sentir,
Et qui voudraient, plutôt que de s’anéantir,
Mêler le cauchemar au sommeil de la fosse.
- l’Enigme, où le vieux mythe catholique de Satan, transformé, devient la Nature tentatrice ; - la Vanité, résidant au coin le plus perdu du cœur le plus indifférent ; - les incitations et les chuchotements de l’Apostrophe.
Pourquoi pas tenter l’aventure
Du péché vécu sans témoin ?
- le Mauvais Conseilleur :
Pour chacun soit bon compère ;
Papillonne avec l’oiseau,
Ondule avec la vipère.
- l’Ajournement, qui explique la perpétuelle remise au lendemain du devoir :
A ce vieux mentor trop sévère
On propose des compromis,
On promet du déjà promis ;
Bref, dans le mal on persévère.
- l’Argent,
… Notre plus vrai souci,
Qui sur tous les autres s’incruste.
D’autres pièces s’embranchent sur celles-là, montrant des nuances de pensées, des ébauches de gestes. Des personnages, poussés au type, surgissent avec des pantomimes excessives, des tics de maniaques, ou se dressent dans des postures immobilisées, surpris dans l’exercice d’un vice, dans le défi d’une révolte, dans la prostration de l’indifférence : tels sont Les Deux Solitaires, Le Blafard, Le Sceptique, L’Automate.
Le comique froid et pénétrant est une des notes particulières du livre. Le sarcasme est souvent mêlé à l’éloquence des dissertations. L’unité artistique du sujet est d’ailleurs remarquablement observée. Je suis certain que l’on rendra un jour justice à ce livre, quand on aura le temps de le lire.
On peut y suivre, page par page, le travail de creusement, de construction, de condensation, auquel Rollinat s’est livré avec une rare ténacité. L’homme qui pense, qui réfléchit, a trouvé les remarques dominantes, les thèmes à développer, puis l’artiste, avec une abnégation qui sera un exemple peu imité, a proscrit impitoyablement tout pittoresque, toute recherche d’enjolivement. Le vers est employé avec une dextérité suprême, mais il n’est pourtant pas ici l’enveloppe ordinairement ajourée et ciselée. Il est l’épanouissement propre de la pensée en des mots caractéristiques, précis, ajustés, inattendus, forgés à l’instant même où l’idée se produisait, pour lui mouler un vêtement de fer, qui ne peut servir qu’à elle. En aucun livre peut-être, on n’a vu surgir une telle poussée de néologismes, expressifs et clairs, mais s’il faut louer cet acharnement du poète qui se bat avec la phrase rebelle, on en arrive aussi, en quelques endroits, à regretter que le but soit dépassé, que la phrase crève sous l’excès des mots, des inutiles arabesques, des scories encombrantes. Pour motiver ces réserves, je citerai la pièce du Mépris, surchargée incompréhensible. Rollinat avait trop le goût de la netteté pour ne pas porter un jour, lui-même, une plume meurtrière sur les festons et les astragales de décadence dont il avait altéré la pureté de quelques lignes. Il devait le faire, il m’écrivait à ce propos qu’il réviserait ces livres pour une édition définitive, comme c’est l’ambition de tout écrivain. Il en est de cette ambition-là comme de beaucoup d’autres, et les livres de Rollinat resteront tels quels. Acceptons-les ainsi.
Pour celui-ci, L’Abîme, il faut en constater la véracité et la sincérité. Sans doute, Rollinat est le hanté de quelques idées fixes. Satan et le Péché, qui reviennent dans certaines pièces comme des obsessions, pourraient faire croire à un préoccupation catholique. En réalité, l’incertitude humaine domine le livre. Pas une hypothèse n’y est affirmée. Chaque avance de la foi est immédiatement abolie par le doute. Il reste une philosophie de la désespérance, des irrésolutions et des amertumes, qui témoigne d’une filiation intellectuelle très française, rejoignant Pascal à travers La Rochefoucauld, et renforcée par l’expérience personnelle, on la trouvera dans des pièces comme la Vanité, où l’homme aspire à vivre « derrière sa vie », - comme Prière, où il demande que la chute soit sans cesse retardée, - et surtout comme l’Humilité, où d’admirables vers, clairs comme des diamants, sonnant comme l’or, enchâssent ces conseils d’une honnêteté désabusée :
Reste naïf avec les autres,
Garde tes contrôles pour toi,
Et note le mauvais aloi
De tes sentiments bons apôtres
……………………………….
Sois l’hésitant de ta justice
Et le timoré de ta loi
Et quand tu sens grandir ta foi
Que ton doute la rapetisse.
Le mal te voue à son empire :
Exagères-en la frayeur.
Tu seras peut-être meilleur
En craignant toujours d’être pire.
Quand on écrit ces vers-là, il est évident qu’on n’est pas le poète des lamentations inutiles, des blasphèmes sans objets. En effet, depuis L’Abîme, qui est une confrontation de l’homme avec lui-même, Rollinat, sans abandonner un tel sujet, donna surtout une suite aux Refuges, qui étaient la halte reposante des Névroses. Il voulut s’éprendre de l’inaltérable inconscience de la nature, il voulut connaître quelle léthargie bienfaisante elle peut communiquer à l’homme. Il était troublé et révolté : il s’acharna à devenir le résigné adapté aux nécessités de l’existence physiologique et morale. C’est le sens des trois volumes de vers publiés après L’Abîme : La Nature, - Les Apparitions, - Paysages et paysans. Ils nous sont précieux pour essayer de définir le sentiment de la nature.
Ils révèlent, en effet, l’accord, de vie intime qui existait entre le sujet et l’artiste. Si l’on s’abstrait des préoccupations ordinaires, si l’on songe à l’ensemble de l’univers, on conclut que les aspects de la nature, et l’état d’esprit d’un homme qui est un artiste et qui s’est volontairement réfugié dans la solitude de la campagne, fournissent un beau et éternel motif de préoccupations philosophiques et sociales.
Il suffirait, pour établir ainsi les classements et les proportions des choses, de songer à la terre roulante à travers l’espace, à la place que tiennent sur elle les agglomérations humaines, entassées dans les villes, et les étendues à peine jalonnées de hameaux, de maison isolées, et les étendues, plus grandes encore, qui sont des déserts livrés aux forces inconscientes, aux végétaux, aux éléments, - les pierres, les arbres, l’herbe, l’eau qui tombe, la neige légère qui tourbillonne, le vent qui souffle, et la mer, la mer immense, encerclée par l’horizon, bombée par la forme du globe.
Comment ce décor ne commanderait-il pas la rêverie de l’homme ? Comment l’être pensant, le seul qui ait su éprouver et exprimer la sensation ressentie devant l’énigme des choses, ne serait-il pas parti en voyage à travers ces champs, ces bois, ces montagnes, sur les eaux des rivières et sur l’eau de la mer, avec l’ambition de reconnaître ce domaine, qui lui parut d’abord si grand, qu’il va bientôt trouver si restreint, cette pauvre terre qui accomplit et recommence son cycle monotone par la route uniforme que lui assigne la loi du mouvement éternel.
Aimer la nature, se réfugier pour toujours, pour longtemps, ou pour peu de temps, dans un pays solitaire, où la vie formaliste est réduite aux strictes nécessités, cela, chez tous les hommes, indique un désir de repos, et chez les hommes qui sont surtout des esprits, affirme une pensée éprise de la généralité et de la diversité des phénomènes, une volonté de se mettre en contact avec les effets passagers et les causes permanentes. Celui-là qui, après comparaison, choisit pour y passer et pour y finir sa vie, un endroit de l’univers où il est davantage en communication avec l’universalité des choses, celui-là s’est défait des liens conventionnels, s’est volontairement placé plus près de son origine non définie et de son néant certain.
En ce qui concerne plus spécialement la vie sociale, l’existence hiérarchisée, faite d’habitudes, d’intérêts, d’ambitions ardentes employées à atteindre l’inutile et à conquérir le fragile, ces vanités et ces chimères ne se trouvent-elles pas remises à leur plan par l’homme, aussitôt qu’il reprend les dialogues désappris avec tous ces aspects riants ou mélancoliques qui sont les visages du réel ? Le mystère des bois, la sérénité lumineuse des champs étalés sous le soleil, le ruisseau courant, la lame formidable de l’océan, les nuages fugitifs et changeants, toutes ces choses, écoutées par le cerveau qui comprend, ne parlent-elles pas, en chuchotements, en clameurs et en silences, un langage éloquent et significatif ?
Et personne, parmi ceux qui entendent ce langage, n’essayerait d’en fixer les échos, par des reflets de couleurs, par des chants, par des paroles, qui inscriraient les contemplations, les mélancolies, les cris de l’homme si petit, si perdu, si vite parvenu au terme de sa vie ? On sait bien au contraire que la nature sera toujours le miroir où cet homme s’en ira chercher la vision d’une rapide image, la source où il ira tromper sa soif de savoir. Là, au milieu de cette nature, sont autrefois nées les religions, dans la frayeur et la joie des combats de la nuit et du jour ; là, aujourd’hui, séjourne et chante la poésie.
Nombre de poètes ont dit le poème des heures et des saisons. Ils sont nombreux, ceux qui sont retournés, après leur apprentissage citadin, au pays qui était le leur, où ils retrouvaient le spectacle qui avait été leur premier enseignement, les sensations qui avaient suscité en eux les nostalgies aux jours où ils erraient sur le pavé des villes. Mais il en est peu, évidemment, qui aient prouvé, autant que Rollinat, leur volonté d’éloignement, leur désir de solitude. Il en est peu aussi qui aient grandi leur poésie au-delà de la description locale et de leur poésie au-delà de la description locale et de leurs sentiments de terroir. Chez Rollinat, il y a une autre observation à faire. En même temps qu’une exacte connaissance du sol où il est né, du pays où il habite, des paysages qu’il traverse, des gens qu’il rencontre, il y a en lui une intelligence apte à comprendre, devant les apparences familières, les aspects essentiels et permanents des choses, il y a en lui une pensée creusée, attristée, anoblie, par l’obsession persistante de la signification à jamais obscure de tout ce qui existe, par l’idée imprescriptible de la vie et de la mort.
Avec sa simplicité de poète, son inquiétude évidente, Rollinat se prouve, dans une autre région, comme un observateur très net, un classeur de phénomènes. Lui, éloquent par nature, musicien instinctif, être d’activité physique et cérébrale, il sait aussi à quoi s’en tenir sur le champ que peut parcourir l’homme, sur la vanité de ses efforts, sur la rapidité de son passage et la permanence de sa désagrégation. Les preuves de cet état d’esprit, il les a produites dans ses livres, depuis son livre de début : Dans les brandes, jusqu’à ses livres posthumes : En errant, - Ruminations, - Les Bêtes, - Fin d’œuvre.
Après avoir écrit L’Abîme, qui constitue son avoir d’observation et de philosophie, il a donc de nouveau abrité sa vie aux « refuges » des Névroses, il s’est remis en contact avec eux, il s’est rafraîchi dans la pure atmosphère, il s’est calmé dans le doux silence. C’est évidemment l’univers vu par le poète de L’Abîme, et même le poète ne renonce pas au fantastique, écrit le livre des Apparitions, mêlé de rêve et de réel, - où pourtant la sérénité grandit. Parvenu au plateau de la vie, Rollinat, comme d’autre, accepte. Il voit le ciel étoilé, il a la notion incompréhensible de l’infini, il sait le rien qu’est la terre, il se résout à passer le temps qui lui reste à noter sa sensation devant l’immense mystère de la matière animée, et les quelques menues certitudes, toutes proches, qu’il est donné à l’homme d’acquérir.
Gustave Geffroy
(A suivre, 2e partie)
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