27 décembre 1892.
Première visite au Maître. Nous sommes d'abord seuls. On parle musique. Il va, nous dit-il, au concert le dimanche par simple souci de propreté, pour se laver des paroles entendues la semaine.
Puis on en vient à son Art. Il ne faut pas, expose-t-il, traduire les choses à même et directement (elles sont plus belles dans la nature) mais les regarder par côté et les suggérer. Je me réjouis, dit-il, en pensant que bientôt je vais enfin pouvoir faire de la littérature. Arrive du monde. A propos des fautes d'impression de son ouvrage « Vers et Prose » il nous fait remarquer comme très bizarre celle d'exotique de la prose pour des Esseintes : impression générale produite sur l'ouvrier par la lecture du poème où ce mot ne se trouve pas une seule fois.
On cause du Parnasse. Un fâcheux Dubus ramène toujours la conversation au niveau du fait divers ; le Maître cherche à l'élever par maintes réflexions à larges horizons : Le cri du jour maintenant, celui seul qui remuera les masses sera au voleur. Les différends ne peuvent se vider dans le Parlement et n'ont leur solution que sur le terrain. Un roi possible 'offusque, car le littérateur est obligé au respect et ne peut plus alors se croire le premier. A propos d'un récent article sur Banville, qu'il croit bon, il dit que le devoir du poète est de transposer les faits de nature, que cela nous le tenons de notre vieux fond gaulois et que Descartes avait à ce sujet le joli mot d'entendement. Attention si délicate à notre adresse : parlant de Villiers de l'Isle Adam, auquel sept ou huit jeunes gens rendent un culte, se réunissant dans un local séparé où sont ses oeuvres, le lisant, le sachant par coeur : - « Ah, s'il avait su çà ! » dit le Maître avec l'inflexion lointaine de sa voix.
3 janvier 1893.
La conversation s'égare quelque temps, grâce à la présence de Rodenbach qui semble un peu tête de linotte et cause très banalement de Vigny, de Baudelaire, du satanisme. Une autre flûte, M..., vient interrompre par sa crudité l'atmosphère de rêve. Nous pouvons cependant faire parler le Maïtre sur le Ballet. Il nous conte l'anecdote d'un homme qui, lorsqu'il avait une idée, se collait un pain à cacheter sur le front. Tout alors dans la maison, femme, enfants, domestiques, devaient faire silence. Moi, dit-il, en se touchant le front du doigt, j'ai toujours une danseuse là, puis très en verve, il nous tient sous le charme, développant et commentant son article Ballet. La danseuse un flocon de neige, un rien, étranger, crée elle-même son décor et sa signification : elle doit tout faire, excepté danser. L'artiste qui personnifiait cet art, déchu après elle avec l'intrusion des danseuses italiennes, fut la Guimard. A ce propos, il nous conte son enthousiasme pour les siècles Louis XIV et Louis XV et se sent pour cela seul, fier d'être d'un pays qui a produit un tel effort d'art.
Entre temps, il nous avait fait voir son portrait à l'huile par Renoir, qui lui donne, suivant son expression un « air de financier cossu » et où il ne se sent pas. Le fait est que le peintre a donné une apparence concrète et matérielle à ses traits de rêves au lieu de les refouler dans l'abstraction, ainsi que l'a si bien compris Whistler dans la petite lithographie de son livre.
Et à ce sujet, exquis aperçus sur la peinture contemporaine : les impressionnistes le séduisent parce que leur esthétique est près de la sienne. Ils laissent deviner plus qu'ils n'expriment. Le souvenir de Manet plane à ce moment sur sa bouche. Whistler est l'artiste qui vise à ce que tout ce qui sort de lui soit un chef-d'oeuvre. Cela ne veut pas dire, selon lui, la perfection, (où, est-elle ?) mais une oeuvre telle que l'artiste après l'avoir conçue, ne l'abandonne que lui sentant un caractère aussi grand que possible d'impersonnalité. C'est quelques chose de survenu, de tombé du ciel, ainsi fait et tel, si bien que l'apparition de son nom au bas lui répugne alors comme un acte personnel et importun, et qu'il signe d'un rien gracieux, un papillon.
Il conclut : Whistler, c'est encore de l'ancienne peinture, mais dans quelles mains !
10 janvier
Il sera donc dit que nous ne pourrons aller chez le Maître sans qu'un être désagréable n'y détonne. Aujourd'hui, c'est un nommé Doncieux, sorte de dilettante mondain, également compétent en tout, parlant de tout avec le même aplomb, du même ton de voix rigide, superficiel et bête et visant à être toujours charmant.
D'un tel afflux de pompeuse vacuité, sauvons quelques riches épaves tombées de la bouche du Maïtre qui de plus en plus, se reployait en lui, tel un escargot en sa coquille.
A propos d'Avignon : le Palais des Papes, le soir, semble retenir le soleil. Les voyages ne le séduisent plus. Il ne cherche plus des décors divers ; les bonnets, les petits châles en pointe des Arlésiennes ne l'amusent plus. Il est dans un état d'esprit qui demande un paysage abstrait : la forêt, les grands champs, Fontainebleau lui donne l'impression qu'il aime.
Le Maître paraît fatigué : nous nous retirons de bonne heure.
17 janvier
Délicieuse soirée. Nous ne sommes que trois chez le Maître et il a été si ouvert, si intime ! Il nous a donné la primeur d'un sonnet et d'un fragment d'article. Il s'agissait des récentes polémiques qui ont accompagné la mort de l'abbé Bouland. Le Maître y développe cette idée que le littérateur ne connaît d'autre formule magique que la magie des mots. Ils nous entraîne peu à peu dans les arcanes de sa pensée, nous confiant que lorsqu'il se sent fatigué de lire, il lui suffit de fixer quelque temps les objets pour que s'en dégage le signe pur. Cet objet, dit-il, je le lis. Cette faculté, sorte de condensation en un seul de ce qui manque à maints autres, suffit à absorber l'existence d'un homme, et pour prix du service rendu, les contemporains devraient lui donner la vie en échange. On peut par la série des rapports et l'harmonie de l'Univers, constituer une sorte de corps de doctrine rien qu'avec des mots et faire de la littérature comme une théologie.
Anatole France, dit le Maître, m'appelle logicien. Il croit peut-être que je suis ainsi comme on est voleur, honnête homme, etc... Il ne s'aperçoit pas que l'avocat aussi qui défend toutes espèces de causes est logicien. Il ne comprend pas ce qu'est la logique éternelle. Puis il parle de cette défiance, ce mauvais vouloir que rencontre la poète autour de lui. Si on l'invite avec tant d'insistance à des dîners qui l'assomment, c'est parce qu'on peut se réjouir de le tenir ligoté pendant quelques heures, de l'empêcher d'être soi-même, de lui donner l'impression de néant.
Il a la sensation, quand il sort de sa classe, que les mères des enfants lui en veulent de ce qu'il ne donne pas à leur progéniture et, à ce sujet, il nous conte cette anecdote :
A la fin de la classe, un jour, un enfant, le fils du cirque Fernando, s'approche de lui et lui poussant le coude d'un petit air d'intelligence, il commence : M'sieu, maman m'a parlé de vous. Ah ! - M'sieu, elle m'a dit ce que vous faisiez. - Vraiment ! - Mais, oui, vous savez bien, le soir ? - Comment cela ? - Mais oui M'sieu, je voudrais bien un jour aller vous entendre chanter au concert des décadents.
Et voilà, ajoute le Maître, le symbole de ce que l'on produit sur la foule. On est une espèce de pitre.
Auparavant, ils nous avait donné l'avant-goût d'un livre projeté dans lequel, partant de ce principe que nous ne recevons pas l'idée fatalement, et qu'elle ne s'impose pas à nous, mais que nous la créons et sommes le maître de sa destinée, il campe son idée en face de lui, lui fait subir tous les détours qu'il lui plaît, se fait tour à tour son coiffeur, son architecte, etc..., puis, à la fin devient chirurgien et lui supprime tout à coup l'existence parce qu'il appelle « l'opération ». Livre plein de régals probables et qu'il voudrait non dénué absolument de sens pour tout le monde, de façon que (comme la bonne, entrant pendant une oeuvre de piano de Schumann, trouve cela beau parce qu'elle n'est pas rebelle à l'harmonie des accords), de même le passant y trouve un sens qui le satisfasse et soit l'équivalent de ses trois francs cinquante. Il croit comprendre et, selon le mot du Maître, cela n'en est que plus sinistre.
Pour finir un petit considérant tu : toute phrase d'accord avec la syntaxe n'est pas inintelligible.
24 janvier.
Je me demande quel rêve (autre malheureusement que le seul désirable, qu'il soit un poète) pourra faire la mère berçant son enfant.
Quel beau poème il y aurait à faire sur Eiffel, que sa tour même n'a pas protégé.
Parlant de littérature anglaise, il manifeste une totale admiration pour de Quincey.
31 janvier.
La grande consolation, la satisfaction, l'orgueil de l'artiste, qui est l'homme traqué de la société, en somme, c'est de se sentir absolument en dehors et au-dessus du monde officiel (académie, décoration), dans le jeu de qui il n'a droit d'entrer que si son pain n'est pas assuré et uniquement dans ce but.
Le Maître croit que si on a la force de supporter l'alcool, il augmente les facultés de l'artiste. A ce propos, il détruit la légende prétendant que Poe buvait : il n'a bu qu'à la fin de sa vie, poussé par les chagrins de la mort de sa femme et de la misère. Sa mort fut atroce. Il était tombé accablé sur un banc n'en pouvant plus de misère et de faim, quand il fut englobé dans une meute qui raccolait les gens pour les mener au vote, les grisait et les poussait à l'urne. Quel a dû être la torture de ce malheureux qui avait toujours eu l'horreur de la canaille. Les trois derniers jours de sa vie ont été une vraie passion.
A propos de ponctuation, le Maïtre trouve les trois points canailles... Il en fait toujours supprimer un au typographe. Il se sert du point d'exclamation pour relever une phrase en son cours. Dujardin, lors de la Revue Indépendante, en ayant été étonné, il lui envoya ses deux vers :
Ce point, Dujardin, on le met
Afin d'imiter un plumet.
Il trouve le point d'interrogation inharmonique et le tiret non typographique.
14 février.
28 février.
Au sujet des trophées de Heredia, le Maître trouve que le livre ouvert, lisant deux sonnets quelconques se faisant face, on entend à travers la page se répercuter l'écho de tous les autres. Il y trouve un étonnant souci du vers mais la phrase qui les enfile n'est pas belle de même, d'ailleurs, que chez Leconte de Lisle.
Parlant des devoirs du poète et disant qu'en somme les sentiments dont il doit s'occuper sont transposés au dessus de l'humanité (exemple la gloire) extraordinaires, monstrueux, il raconte que Rodin, venu le voir lui dit un jour : Mais vous êtes un monstre. Je l'espère bien, répondit le Maître, et sa figure, nous le contant, prend une expression juvénile et joyeuse qui n'est pas de la terre.
17 octobre 1893.
Dans une excursion à Moret, rencontre de Sisley devant l'église qui est un chef-d'oeuvre. Il lui semble que ce peintre saisit bien les accrocs de la lumière sur la pierre, mais ne rend pas le sentiment de sa solidité comme le fera probablement Monet dans sa série des cathédrales de Rouen.
« L'erreur au sujet de la forêt de Fontainebleau provient de ce qu'on a voulu en faire la Forêt, tandis qu'elle ne devrait être qu'une série de délicieux taillis entrecoupés d'ouvertures où la lumière se jouerai à son gré sur les roches, les colorants de façon multiple ; d'où l'hérésie de ces semis de sapins uniformisant la grisaille de celles-ci. »
Le Maître dit ne point comprendre les peintres s'installant devant certains troncs qui ne peuvent jamais être sur la toile aussi beaux que nature. La peinture n'a de raison d'être que pour un oeil spécial traduisant des impressions véritablement créées par le cerveau de l'artiste. C'est une folie inutile que de reproduire un tapis d'orient.
A propos de Versailles, c'est le seul endroit de la nature où il soit permis de penser en se promenant.
Le rêve du Maître : relire le Discours de la Méthode sous une allée de tilleuls.
24 octobre.
Feu d'artifice aussi beau que telle page de Spirite de Gautier ou de Puissance de la parole de Poe.
Projection, trajectoire d'une pensée pure. Il viendra probablement un jour où par un jeu de clavier électrique se dessineront en la nuit des motifs : paon, galère, etc...
Quelle différence, disait Villiers, entre pan orthographié ainsi qui rend simplement le pétard de la fusée et pa a a on faisant la trajectoire vivante.
Les rampes d'illuminations dessinant les lignes principales d'un édifice, semblent l'affranchir de son peuple qu'il a vomi. Ces réjouissances ont un caractère funèbre, infernal. La mort donnant une fête le ferait ainsi.
La foule ! Le mystère qui gît en elle : son enthousiasme va à un amiral, homme lointain, prestigieux et passe au-dessus de la tête de celui-ci vers un inconnu, quelque nation éloignée, amie.
A propos du Parnasse : la tentative qu'il poursuivait était merveilleuse, mais il a dévié. Dans Gautier le mot acquiert toute sa valeur et semble vraiment impersonnel. Emaux et Camées est le livre de crise, cela semble un bouquet dont les fleurs seraient montées, les tiges absentes.
7 novembre.
Sur les devoirs de la poésie : il ne faut sortir le vers fulgurant qu'après l'avoir préparé en-dessous comme un thyrse doit être enguirlandé sinon ce serait une canne ou comme un joueur à l'épée opère plusieurs tours ou feintes avant de porter le coup droit.
Pendant une audition de Saint-Gervais, l'idée venue au Maître que les voix seules sont le complément de l'orchestre, étant semblables à lui dans l'ensemble ou le contraire. Et l'orgue informe des deux tiendrait le milieu.
Dr Ed. Bonniot.