Paysages
par Francis Poictevin
Entre tous, M. Francis Poictevin est un artiste sincère et ému. Tourmenté, perpétuellement inquiet du but même de son art, très soucieux des moyens d’expression, inquiet des lignes générales de la sensation, il est de ceux qui poussent le plus vers l’achèvement définitif une page, et non par la surprise du mot, ou l’accord fortuit des sonorités, mais par la recherche d’un ordre logique des mots étiquetant chacun une des variations de la sensation.
L’ordre de sensations qui se meut à travers ses livres est une contemplation des choses de la nature en leur accord avec l’âme humaine ; avec la sienne surtout, prise comme exemple, car c’est la seule qu’il puisse connaître à fond ; non qu’il ne se permette hors de lui-même des divinations, qu’il ne tente de se rendre compte de ce qui peut se passer derrière les grilles perpétuellement closes d'un hôtel vieilli, qu’il ne tente d’animer des profils de jeunes filles, ou des silhouettes d’êtres rencontrés au hasard des courses à travers les paysages ; mais ces êtres sont silhouettes ou symboles destinés à marquer les différences entre lui et les autres hommes, et à faire comprendre sa façon différente de saisir et de traduire les phénomènes d’aspect qui, à travers sa rétine, arrivent à son cerveau.
A cela, que l’on joigne une grande inquiétude de l’être vrai, latent sous les apparences et les illusions de présences féminines ; puis, que chez l’écrivain, homme avant tout de foi, s’est lentement façonnée une manière de panthéisme mystique qui empreint de mouvements quasi humains les eaux, les arbres et les lignes d’horizons : et l’on aura la clef de la disposition des idées chez l’auteur des Songes.
Le drame étant ainsi compris, c’est-à-dire un personnage unique jouissant ou souffrant par la variation des minutes de la vie extérieure, il est fort inutile à M. Poictevin de donner à ses livres une affabulation compliquée ; l’extériorité du drame est toujours, en tous ses livres, homologue : un être souffre ou jouit de la réaction des choses ; deux êtres unis souffrent ou jouissent de la réaction du présent et des souvenirs et des sites sur eux, et vivent d’une vie commune remplie par les rêves divergents qu’inspirent les mêmes faits et les mêmes lignes vues par des cerveaux différents. L’historiette qui fait le fond du roman est en général quasi superflue ; et M. Poictevin arrive en ce livre de Paysages à la supprimer et se lier à la juxtaposition des sensations pour évoquer, par leur série, le symbole d’une année de vie sans incidents autres que les déplacements de Paris à divers littorals.
Deux parties : d’abord, les Paysages — c’est-à-dire des essais de rendre en quelques lignes un aspect fugace.
« C’était, sous un jour pluvieux, le jaune mouillé du phare du Cap, vers Bordighère, dans le ciel une nappe citrine laissant transparaître à son milieu un vert d’iris. Au-dessus de la mer se développait une bande gris lilas à déchiquetures. Peu à peu des nues à gauche se trempant fanées, elle s’étendit devant le ciel même, plus doucement que lividement violâtre. Et la mer se mouvait en une somptuosité vieux-vert teintée d’améthystes. »
Et s’animent ainsi des coins de Paris, de Menton, de Toulouse, des salles d’attente où l’attention se fixe sur tel ou tel être caractéristique autour duquel s’ébrouent des formes vagues, des sites de Luchon, des Pyrénées, de Fontarabie, du pays basque, de la Bretagne, de la Suisse, du Rhin, de la Hollande, des notations au Bois de Boulogne, sur les cygnes du parc Monceau, et, brusques, des théories sur le choix des fleurs, puis un été en Normandie détaillant de longues courses, des haltes pour pénétrer l’accord de l’autochtone et du paysage, etc...
A cette forme, à ce rendu strict de la nature cherchée par l’artiste, l’écueil se présente que devant les variations infinies et menues du décor le mot très précis et juste ne se trouve pas, ou que le mot trouvé, quelque peu technique et lourd, ne rende qu’insuffisamment les légères différences qu’il note ; encore, ce danger, qu’à étudier aussi consciencieusement qu’un peintre impressionniste les intimités des choses et les variations de leur couleur, l'œil ne s’hypnotise et ne traduise plus que de pures impressions mentales et un peu déviées. Mais M. Poictevin se tire presque toujours de ces complexes difficultés.
Toutefois nous préférons infiniment à ses Paysages les Nouveaux Songes dont la chatoyante théorie clôt le volume. Ici plus de rendu strict ; l’auteur est en son pur domaine du rêve vécu.
« Sur le vapeur de Honfleur au Havre. — Dans cette foule bigarrée, réellement gênante, qui semblait empêcher toute contemplation, car cette rumeur et ce trépignement couvraient le silence si peu frissonnant des eaux, une jeune fille se distinguait. Elle s’abstenait — cela à son insu, on le sentait bien — de ce qui eût pu prêter à une remarque même la plus favorable. — Un costume laissant une impression avenante, sans éclat gai. Je ne sais quelle pudeur baignait son regard, ne le noyait pas ; les joues avaient un jaune rose moite où hésitaient de percer quelques grains de beauté, flavescences d’aurore. Les sourcils écartés, clairsemés, un peu irréguliers à leur naissance, mais non sans douceur, indiquaient dans leur courbe une imagination qui ne se rabaisse. Le nez futé ne se relevait trop accommodant. Les dents serrées sans heurt gardaient une pâleur nacrée. Et le menton mignon, sans avancer, disait quelque volonté, muettement exprimée par les incarnadines lèvres, à intervalles, pressées, mordillées à peine. Sous le chapeau de paille à bords relevés je voyais le front se bomber, les tempes plutôt creuses, les petites oreilles s’ourler esthétiques, comme transparentes, la chevelure se dessiner châtaine plus que blonde.
Si gracieuse surtout demeurait la pose, tout gentiment, tranquillement changeante. Parfois, la tête avait un joli mouvement minime en avant dans une attentivité non tendue. Etait-elle nubile, cette jeune fille ? point que n’élucidait qu’avec un mystère une rougeur indécise, pénétrante et charmeuse, teinte dernière de ce visage, ne contrariant pas, tout au contraire, l’humide brume brunâtre des vifs yeux, presque tendrement réservés sous leurs longs cils soyeux. Lorsqu’elle dut s’éloigner, la jeune fille, je crois — foi plus chère, plus positive que toute science — qu’un prompt regard intact a coulé d’elle furtif vers l’admirateur comme vers ce qu’on ne voudrait laisser supposer oublié. »
Dans ces Nouveaux Songes, vision plus personnelle adaptée aux traductions des paysages, comme dans le livre déjà paru des Songes, l’œuvre maîtresse de M. Poictevin, toujours une profonde réflexion des lieux, des peintures, des aspects de foule, en une âme qui sait en ouvrer un entrelac sûr et personnel. Parfois, l’écrivain s’attarde à cette quasi-impossibilité de lutter avec des mots contre les couleurs et les lignes (les couleurs et les lignes étant vues comme des directions intellectuelles de sa pensée). Ces visions de civilisé très compliqué, très analyste, hanté de besoins d’abstraction, sont-elles bien les traductions des tableaux qu’il étudie ? Les hâvres qu’il se crée en des paysages presque lyriques, et féminins et imaginaires, sont-ils des paysages réels ? Il importe d’ailleurs fort peu.
Parmi ceux qui croient que la réalité subsiste surtout dans les rêves, peut-être uniquement dans les rêves, et que les choses et les êtres seraient création nulle et tout au plus mauvaise sans un large instinct de solidarité, M. Poictevin est un des plus doués intellectuellement, un des mieux munis pour traduire son intelligence.
Il évoque, une manière de Lucrèce mystique, et aussi de Théocrite ayant remarqué que les pâtres font tache dans le paysage choisi où les artistes païens les placèrent. Au moins sait-il qu’ils ne comprennent pas la féminéité de ces lignes naturistes, et qu’il vaut mieux les en élaguer, eux et leurs aspirations. Son livre actuel est un des plus complets dans une œuvre où, sauf les livres de début, tout a chance de rester de par la conscience et la sincérité de l’écrivain et par la valeur des phénomènes étudiés.
En complément ce court article non signé dans Lettres au Châteaux. H. Le Soudier éditeur, 1888.
Paysages de Francis Poictevin
Francis Poictevin n'écrit pas comme tout le monde ; il a un stylé imagé et parfois d'une compréhension difficile, mais qui ne manque pas d'un certain charme lorsqu'on veut se donner la peine d'approfondir le. sens qui se cache sous un coloris qui étonne. Comme cette musique orientale qui emploie des tonalités qui choquent l'oreille dès qu'elle éclate et à laquelle on finit cependant par s'habituer, que l'on écoute d'abord avec curiosité et dont le rythme étrange berce avec des douceurs pénétrantes, la « manière» de M. Francis Poictevin a ses grâces, et le coloris de son style est plaisir de délicats.
« Selon une amie, femme toute personnelle, c'est dans un oratoire de la Vierge ou dans là chambre d'une morte que doit être la fragile tubéreuse. La blanche fleur, à la tige d'un vert déclinant, se marie aux cierges qui brûlent, et son parfum doucement prenant emporte au delà de la vie.
L'anémone blanche du Japon, une nacre pulvérisée dans un tissu d'Orient d'une finesse extrême. Quel vert d'un satin pâle de l'ovaire espérant le jaune vivant, charnu et pâle des étamines ! quelques pétales sont rosés suavement, et le contraste des feuilles de forme pareille à la vigne vierge, mais d'un vert dur, rend plus gracieuse, presque trop sensible la fleur sans parfum.
A regarder tout près la giroflée, elle n'a pas l'apparence commune qu'on lui prête. Son calice violet va presque rougir, il laisse éclore les pétales jaune-souci veinés de roux, et il s'ouvre dans un caprice. Elle est bien, aussi par son parfum sauvage sans amertume, la fleur des ruines ; ses feuilles au vert solide, étroites et longues, les unes violacées à la pointe, semblent les coquettes gardiennes des murailles ensoleillées. »
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