Art et Critique
« Ceux que vous louez de votre mieux, en illuminant les parties belles, en ménageant les ombres, se trouvent toujours estimés au-dessous de leur valeur et quand même vous eussiez monté le ton du panégyrique jusqu'à l'hyperbole et jusqu'au ridicule. »
R. de Gourmont. Conseils à un jeune écrivain, p. 254
Remy de Gourmont critiqueLa Culture des Idées (1 vol., Mercure de France). - Le Chemin de Velours, nouvelles dissociations d'idées (1 vol. id.). - M. de Gourmont divise le monde en « ceux qui agissent et ceux qui sont agis (ou devraient l'être), ceux qui détiennent l'Esprit c'est-à-dire la force, et ceux qui la subissent (ou la devraient subir) : énergétiques et énergumènes, les doués de conscience (ou de pensée) et les inconscients. » Ainsi ce don de penser, ou peser, ou voir, qui distingue l'homme des animaux, fixe sa place dans l'univers – seul il assiste à sa vie – situe par son degré celle des hommes entre eux. Nous ne connaissons l'univers que par la pensée que nous en avons : la seule réalité, c'est la pensée. »
Pourtant, paralogisme bien humain, ce dédain supérieur pour l'instinct, l'action est moins désintéressé qu'il ne veut, qu'il ne croit : c'est une animosité qui s'ignore, née du sentiment obscur d'une impuissance sur ces raisons que la raison ne connaît pas. Car chez les raissonnants comme chez les instinctifs, tous les raisonnements se réduisent à céder au sentiment, et voilà bien pour rabattre sa superbe, à cette raison qui méprise l'instinct dans le moment même où elle lui obéit. Une impuissance ; chez les sceptiques, nul fait qui ne leur suggère non pas une solution, mais une infinité, pareillement valables : coursiers de Buridan ils n'en sauraient dire aucune, rien que regarder faire les impulsifs, les inconscients, les « énergumènes ». Ceux-qui n'aperçoivent point tant de routes, pas même celle qu'ils suivent : leur démon les y jeta. Et les conscients prennent l'illusion d'être les moteurs de ces mises en marche qu'ils prévirent : c'est eux en réalité qui subissent, qui sont agis. Sans eux le monde n'existerait point, n'existant que par la conscience qu'on en a, M. de Gourmont a raison. Mais avec eux seuls et sans les autres, il ne serait pas davantage, car aussi bien il n'est que par l'action sur lui exercée, laquelle lui prête les aspects sans quoi les spectateurs n'auraient point de spectacle. Et M. de Gourmont a tort. Dans l'ordre intellectuel et moral surtout. Ici, les « énergumènes », d'inconscients passent subconscients : imaginatifs, inventeurs, devins. M. de Gourmont ne l'ignore pas, mais l'inappétence des logiciens pur à l'invention la leur fait mépriser : « L'invention des thèmes n'a pas une grande valeur en littérature » Soit, mais celle des images est tout, qui suscite celle des thèmes (1). - Au logicien pur, de même les notions sentimentales, cordiales : pitié, devoir (qu'il ramène trop prestement à celle d'habitude), sacrifice, charité, etc., si réelles pourtant, échappent : elles ressortent de l'inconscient ; aussi leur est-il impitoyable : il ne leur pardonne pas de traverser sans y laisser trace son speculum, sapientiæ. Démunie de leur musculature et leur sang, sa logique se fait astringente, grinçante, un cerveau dans un squelette. On pourrait dire de son admirable chimie idéologique ce qu'il dit de Huysmans :
« Ce livre abondant est sec, dénué d'humanité à un degré presque douloureux. Rien de doux, de pénétrant, pas un de ces mots qui, à défaut de toucher la raison, émeuvent et font que l'on désire de participer à une croyance ou à un rêve. » Comme Harpagon, sa logique a de ces « sans dot ! » obstinés à quoi le sentiment ne peut rien répondre, eux-mêmes ne répondant pas à ses questions ; ce chercheur d'absolu à l'humanité qui pleure ne dit point comme celui de Balzac : Tes larmes contiennent Na Cl + etc..., il est trop fin, mais cet équivalent : « Ce qui vous éplore est non ce que vous pensez, c'est bien plus simple, c'est ceci et cela, ou bien autre chose, car... ; au fond tout cela n'a aucune espèce d'importance... » Aussi, avez-vous remarqué ? Est-il fort difficile de discuter ses affirmations, et un peu naïf : « ax2 + bx + c = 0, que répondre à cela ? Que répondre à « sans dot ! » Il a le secret des évidences crispantes ; il représenterait le Décisionnaire de Montesquieu : écoutez en silence ou bien prenez la porte. Il est un peu pape, et parfois pape de chapelle. Tout ceci, dans l'ordre sentimental. Plus grave, car cela pertube sa noble idéologie, cet infaillible est bardé de parti-pris et de manies comme une vieille fille ; il exalte la critique de Stendhal, cette inanité notoire, et se cabre devant les sangs riches, Balzac, Zola ; il revêt alors un personnage chagrin, renfrogné, gourmé (ô fatalité des noms !), intraitable et parfois « d'un goût douteux » (2). Il se complait dans une attitude d'indifférence : « c'est bien plus simple que cela », comme un vieux beau dans son corset. Il a des tics, tout poursuivant (procédé un peu court) jusqu'aux suprêmes conséquences (fatalement : privé du contrepoids de l'émotion), il ne peut, et sa terreur d'être banal y aide, refréner la démangeaison d'outrepousser un paradoxe jusqu'au vertige ou jusqu'à l'absurde, comme d'autres celle de faire un mot d'esprit. On perçoit toujours à la fin le grincement agaçant d'un ressort au dernier tour serré ; il est alors parfaitement insupportable.
Mais exquis et suprême dans le rouissage des idées ! Non qu'il en suscite jamais, ni d'images (nous ne voyons que le philosophe ici) : ce n'est point son rôle, la raison pure ordonne, elle ne crée point. Il les confronte, les éprouve et déplace, fructifie, épuise celles que lui exposent les imaginatifs, les aboutit à des des conclusions parfois spécieuses, souvent d'une forme inébranlable, volontiers inattendues. Régulateur des énergies ambiantes, ou pour user de ses expressions familières, « épilogueur définitif et le grand « dissociateur d'idées », dans ce ciel des idées, il évolue avec l'aisance dominatrice d'un démiurge qui sans ostentation ni peine se joue de ces mondes et les mêne graviter, tel un artiste les formes, un poètes les images. Il enchante et déconcerte, et enhardit. Il est incomparable.
Là, c'est un tonique, pour les forts. Insoumis à tous et à soi plus qu'à tous (« vivre c'est changer : l'auteur espère que pour lui avoir vécue signifie avoir grandi en sagesse et en scepticisme ») dans notre société où tous sont esclaves de tous et de soi, dans ce monde hébété de sentimentalité incohérente, de présomption niaise, d'emportements débiles, M. de Gourmont intervient, rappelle qu' « on ne connaît que sa propre intelligence », que la seule réalité c'est la pensée et tout le reste une douloureuse relativité », que notre libre arbitre est rien que la période d'oscillation de nos centres physiques jusqu'au moment où l'un l'emportant nous dictera « notre » volonté. Il est l'esprit négateur, ou mieux : contradicteur, ce Fnégor (nego, negor) de la Mort du Rêve du grand poète Roinard : Souviens-toi que je suis logicien, dit Satan qui croque le contractant maladroit. D'ailleurs, si « l'idéaliste se désintéresse de toutes les relativités, morale, patrie, sociabilité, procréation... notions reléguées dans le domaine pratique », fait-il donc quelque spectateur inerte ? Point : « dans le monde de l'intelligence on se meut librement et ne reconnaît de supériorités qu'élues par le jugement personnel ». Donc, 1° en une société fondée sur le suffrage universel, sur la coalition des neutres, des faibles, dévorée de relativités, « il s'agit non de conserver mais de détruire » : anarchisme provisoire ; 2° le jugement personnel étant le don nécessaire d'une élite : despotisme impitoyable des forts, et l'innombrable troupeau éternellement impersonnel, le mater sans sensiblerie. Ainsi son noble scepticisme se résout en une foi passionnée dans quelques vérités supérieures, et devait-on saluer en ce sophiste lumineux le saint-Jean-Baptiste de la dictature intellectuelle.Fagus.
(1) L'invention ce n'est rien et c'est tout. « Inventer ce n'est pas faire quelque chose avec rien, c'est produire à la lumière la merveille qui, cachée dans les ténèbres de la matière ou de l'esprit, était jusqu'alors comme si elle n'était pas. Dans ce sens, qui est le vrai, l'Eglise chrétienne dit très bien : L'invention de la sainte Croix. La Beauté et la Croix existaient avant ceux qui la trouvèrent, mais ils les ont inventées parce qu'ils les ont cherchées où elles étaient » (Charles Morice : Rodin)
(2)« A Médan, M. Zola explique à des voisins de campagne le mécanisme d'un petit moulin à faire peur aux oiseaux, et, emporté par l'habitude, il dit : C'est une vis d'Archimerde. (Mercure de France, septembre 1896) » En toute conscience ce n'est pas fort. Et ceci :
«... Le malheureux ! S'il avait pu se traîner jusqu'aux cabinets, il était sauvé !... (id. novembre 1902) ? »
Ombre pour ombre, Annie Le Brun (2)
Il y a 2 semaines
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire