mardi 4 janvier 2011

Félicien Champsaur : Le Dernier Homme.





Le Dernier Homme

A Ernest Molier (1)

Il est de fait que Charles Bergheim, de la société « L'affichage stellaire, Stephenson and C° » (2), après le déjeuner au cabaret avec sa blonde amie, Alice Penthièvre (3), avait montré un enthousiasme remarquable, à l'exposition des Arts Incohérents (4), pour un dessin shoking de Mlle ***, représentant deux lézards cohérents.
Cette adorable composition où deux petites bêtes amoureuses sont près de s'épancher tendrement, prouve, chez la spirituelle femme aux cheveux d'or rouge qui en est l'auteur, une étude patiente et continue de la nature. A côté, Dinah Samuel, au bras d'un jeune homme, reprochait à la lézarde de n'avoir pas les pattes suffisamment hospitalières et au lézard de manquer de cohérence. (A étudier.) Bergheim, lui, ne fit pas de critiques. Les yeux pleins de flammes perverses, il dit tout haut, contre l'avis de Penthièvre, que Mlle*** (5) est charmante, babahissante. Son dessin, merveilleux.
Depuis, Alice boudait.

Ils avaient pris, le soir même, le train pour un château, garçonnière angevine où était organisée une jolie chasse de gibier en tout genre, car ils n'étaient allés à cette exposition folle que pour attendre gaiement l'heure du départ.

Marthe ne lui avait pas adressé quatre mots. Elle s'était accotée dans un coin du coupé ; lui, s'était blotti à l'autre bout. La lampe, en haut, les regardait comme la lune.

Bergheim songea quelque peu à une idée qui le travaillait, l'éclairage de Paris par un formidable foyer de lumière électrique au sommet d'un phare, concurrent du soleil, tour de pierre et de fer élevée au centre de la ville. Il lut deux pages d'un roman nouveau et s'endormit.
Comme il n'avait pas la conscience tranquille vis-à-vis de Penthièvre, car, pour ce qui est des affaires, il n'avait plus de remords depuis longtemps, sa nuit fut pleine de songes; il rêva qu'au lieu d'être en express, ils étaient rentrés chez elle, avenue de Messine.
Son amie, faisant toujours la moue, avait fermé à clef la porte de sa chambre à coucher. Après tout, il aimait autant la solitude ; il s'installa dans le salon, sur un divan moelleux. Au fond de la pièce, sous un palmier, un perroquet sommeillait dans sa cage.

Vers deux heures, Bergheim entr'ouvrit subitement les paupières et se dressa sur son séant. Il entendait un grand tumulte et voyait, par les fenêtres, comme de l'air en feu. Quelle pouvait être la cause d'une semblable anomalie ? Serait-ce un tremblement de terre où Paris sombrerait ? Est-ce que les égouts, enfin, se soulèveraient ?
Il regarda au dehors.

Un courant lui fouetta le visage, comme s'il avait mis la tête à la portière d'un wagon rapide. Une population affolée allait et venait sur le boulevard, dans une confuse mêlée, chacun, toutefois, semblant vaquer à ses occupations ordinaires, mais dans une vie surexcitée à la trentième puissance. C'étaient des cris presque sauvages; Bergheim se serait cru à la Bourse.
Sans plus de souci, il réfléchit que ce n'était qu'un rêve, qu'il serait bien bon de se déranger, inutilement d'ailleurs, si c'était en effet un bouleversement terrestre ; il s'étendit de nouveau sur son divan, et, drapé dans une étoffe de soie japonaise, où étaient brodés des monstres d'argent et d'or, il se dit :
- Avant moi la fin du monde.

Ce qui s'était passé dans la nuit était fort simple. Une comète, arrivée de l'infini, sans être annoncée, avec une vitesse de plusieurs millions de lieues à la minute, sortie de son orbite à la suite d'un cataclysme céleste, avait traversé le groupe du soleil. Sa queue incommensurable, une traînée d'oxygène, une rien du tout, rencontrant notre planète avait couru prodigieusement autour du globe ; le salon, avenue de Messine, où reposait Bergheim, ayant été, par un hasard naturel, le centre de ce monstrueux tourbillon, le financier et son perroquet avaient été seuls épargnés.

Quand le premier entra dans la chambre à coucher, le matin, par un panneau enfoncé de la porte, Alice Penthièvre, vêtue seulement de ses bas noirs, nue sur les tapis et les coussins, semblait dormir paisiblement; mais son pouls ni son coeur ne battaient ; elle était morte.

Bergheim ignorait qu'elle était tombée après avoir dansé une gigue effrénée, car la comète, avec sa queue d'oxygène, avait, durant son passage, multiplié étrangement, sur terre, la force vitale.
Tous, bêtes et gens, à leur soudain éveil, s'étaient trouvés comme possédés par les démons ; ils s'étaient adonnés, avec de prodigieuses facultés, à leurs habitudes, à leurs désirs, à leurs instincts, à leurs passions. Chacun avait, dans ses derniers instants, produit la force, bonne ou mauvaise, qu'il portait en lui ; elle s'était accrue jusqu'à l'extrême dans cette atmosphère anormale.
Bientôt, la vie, usée par une telle manifestation chimérique d'elle-même, s'était arrêtée tout à fait. Dans le cataclysme étaient morts tous les êtres, depuis les géants jusqu'aux microbes. Anéantis, les plus subtils germes de vie animale, de sorte que la putréfaction était, pour longtemps, impossible.

Bergheim sortit, et, bien que la comète fût éloignée, l'air étant très chargé d'oxygène, il se sentit une grande vigueur. Fort surexcité, content, car il méprisait le genre humain, il se promena, comme un fou, à travers les rues bizarrement calmes.

Cependant, sa marche était difficile à cause des cadavres, aux aspects encore vivants, qui jonchaient le sol ; il fallait fréquemment enjamber un corps, comme il aurait fait pour un lazzarone sur un môle d'Italie. Des voitures de toute sorte avaient l'air de filer à grande vitesse, tellement les chevaux avaient été arrêtés, les poumons brûlés, dans un accès de vie vertigineuse.
Les cochers, le buste en avant, les yeux ouverts, les lèvres comme prêtes à insulter, tenaient ferme les rênes ; des voyageurs avaient la tête aux portières ; ils avaient expiré sans doute en criant de trotter plus vite. Les nerfs magiquement tendus, les êtres qui, à la suprême minute, possédaient un appui quelconque, avaient gardé les attitudes de la vie.
Les bêtes étaient sur leurs pattes ; au Sénat, M. de G*** était debout comme une statue de cire, la main cramponnée à la tribune. L'oreille n'était plus agacée par le continuel bruit des cités.
Un silence effrayant pesait sur la terre.
Et, le soir, Bergheim, certain d'être seul, se réjouit.

Il commença ses flâneries dans Paris ; il réalisait un rêve du temps où il en avait, à douze ans, avant qu'il entrât dans les affaires ; ce rêve était d'avoir l'anneau de Gygès qui le rendit invisible et lui permît de connaître la vie humaine intime.
Sans anneau mystérieux, il pénétrait maintenant dans les maisons populeuses d'ouvriers, dans les appartements bourgeois, dans les boudoirs des horizontales, chez les politiques, chez les artistes ; il entrait dans les milieux mondains, féminins, les plus fermés. (Qu'est-ce que l'amour ? Un échange d'électricité, un rapprochement des contraires.)

Bergheim surprenait ainsi la vie interrompue dans son acuité, bien des actes vils.

De temps en temps, Bergheim éprouvait un désir de parler à quelqu'un ; alors il s'adressait à son perroquet, au seul être qui fût resté vivant avec lui. Mais il fut bientôt las de cette compagnie et donna la liberté à l'oiseau, qui demeura plusieurs mois à Paris. Le perroquet demandait toujours de ses nouvelles à son ancien maître, lorsqu'ils se rencontraient :
- Comment vous portez-vous ?
- Pas mal, mon cher... Et vous ?
Le perroquet remplaçait suffisamment les nombreux amis qu'on croise dans la rue et avec qui on fait poliment un échange de paroles vaines.

Un jour ressemblait au suivant. Existence peu variée. Bergheim déjeunait et dînait au cabaret, où il buvait des vins antiques.
Il s'invitait aussi chez des particuliers.

Un de ses plaisirs, après dîner, en fumant son cigare, était d'admirer la végétation produite par le passage de la comète et la chaleur nouvelle de la température. Après quelques hésitations, il avait abandonné son complet anglais.

La nature était redevenue à peu près ce qu'elle était aux époques antédiluviennes avant que le feu central, brisant la frêle écorce qui l'emprisonne, ne soulevât brusquement des chaînes de montagnes, les Alpes, les Cordillières, les Andes, et des terres nouvelles au milieu des vastes Océans.

La vie végétale était extraordinaire dans l'atmosphère surchauffée. La Seine coulait sous un enchevêtrement de lianes, sous une verdure exubérante et capricieuse. Les collines de Sèvres, de Meudon, les moulins de Montmartre, d'Orgemont, de Sannois étaient couverts d'un épanouissement de fougères arborescentes, de lycopodendrons, de prêles gigantesques.
A Paris, des brins d'herbe, en s'accroissant, soulevaient les pavés et devenaient des arbres élancés et flexibles, avec un feuillage indéfiniment accidenté. Sur le boulevard des Italiens, autour de l'Opéra, la végétation ascendait vers les toits comme un flux de sève des forêts primitives.

Parfois, Bergheim, qui sautait à présent de branche en branche comme un singe, apercevait un gros oiseau vert au bec crochu. C'était le perroquet qui se modifiait peu à peu. Il avait retenu un seul des refrains qu'il savait jadis, il le chantait souvent :

Coco, Coco.
Gratt'-moi .....

C'était le seul témoignage lyrique de la civilisation évanouie.

Est-ce qu'allait naître une autre vie organique ?
Est-ce que bientôt apparaîtraient des êtres énormes et supérieurs, le gigantesque dinotherium, l'iguanodon prodigieux, et, dans le ciel, les ptédoratyles aux ailes horribles ? Parfois Bergheim avait peur, croyant apercevoir tout à coup, dans la forêt vierge parisienne, parmi les enchevêtrements des fourrés, des yeux épouvantables, aux pupilles d'un pied de diamètre cherchant la lumière.
Est-ce que l'homme allait accomplir une évolution en arrière et être anéanti comme les trilobites de la période silurienne, quand les mers étaient brûlantes, que de pâles rayons perçaient à peine l'atmosphère épaisse ? Est-ce que l'homme allait finir comme les sauriens du lias, comme les mastodontes et les mégathériums de l'époque tertiaire ?

Gaston Bergheim, de la société « L'affichage stellaire Stephenson and C° » se transformait en quadrumane.

Soudain, comme il dégringolait piteusement devant le café Riche, du haut d'une fougère, il aperçut, par la glace de son coupé, en chemin de fer express, l'aurore blanchissante.
Alice Penthièvre, exquisement moderne, en blouse volontaire d'un an, chapeau tyrolien sur ses cheveux très blonds, couleur de maïs, dit à son maître et seigneur, avec un sourire :
- Avez-vous bien dormi, mauvais singe ?

Félicien Champsaur
In Entrée de clowns, J. Lévy, 1885.

(1) Sur Ernest Molier voir : Carnet d'un clown par Félicien Champsaur.
(2) Dans Dinah Samuel (1882) le premier roman de Champsaur, Patrice Montclar poète devenu banquier lance la publicité lumineuse dans le ciel.
(3) Alice Penthièvre, est un personnage de Dinah Samuel, elle y est "Mademoiselle Sosie" imitatrice de la comédienne Dinah Samuel (Sarah Bernhardt).
(4) En 1882, Jules Lévy organise la première exposition des Arts Incohérents, « une exposition de dessins exécutés par des gens qui ne savent pas dessiner », dans une baraque des Champs-Elysées, il réitère l'expérience la même année chez lui. C'est en 1883 qu'aura lieu la première exposition "officielle". Voir : Les Arts Incohérents.
(5) Dans la réédition de 1926 de Entrée de Clown aux éditions de la Nouvelle Revue Critique, Champsaur donne le nom de l'artiste, Mlle***, devient Mlle Valtesse. Lucie Emilie de la Bigne, dit Valtesse (1848 / 1859 (?)-1910), surnommée "l'Union des peintres" la célèbre demi-mondaine, débuta sur scène dans Orphée aux enfers de Jacques Offenbach, elle est "Altesse" dans Idylle saphique de Liane de Pougy. Félix Fénéon, ne cachait pas le nom de l'auteure de Lézards cohérents, dans le compte-rendu de l'exposition des Arts Incohérents du 15 octobre au 15 novembre qu'il fit pour la Libre Revue du 1er novembre 1883 : "Mlle Valtesse de la Bigne expose : Lézards cohérents. Ces deux sauriens sont dans une position que ma plume ne saurait décrire sans se teindre d'un chaste vermillon."


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