lundi 7 décembre 2009

Souvenirs sur MALLARMÉ par Victor MARGUERITTE





En 1936, pour le centenaire du Symbolisme, les journaux n'ont pas manqués de recueillir les souvenirs de quelques survivants. C'est dans Marianne que Victor Margueritte, petit-cousin de Stéphane Mallarmé, se souvient de celui qu'il appelait : "l'oncle Stéphane".

Souvenirs sur Mallarmé
par
Victor Margueritte


Les survivants du Symbolisme, groupés par Edouard Dujardin, qui fut l'un des porte-parole de cette noble école littéraire, ont fêté, ces jours derniers, la commémoration des années 1885 et 1886 où, des vieilles mains de Victor Hugo, la jeune poésie reçut l'immortel héritage.
Représentations à l'Opéra, l'Opéra-Comique, à la Comédie-Française et à l'Odéon. Brillante réception à l'hôtel de Massa où, devant le ministre de l'Education Nationale, Jean Vignaud, le dévoué président de la Société des Gens de Lettres, Edouard Dujardin, Francis Vielé-Griffin, Saint-Pol Roux et Edmond Jaloux retracèrent l'histoire du mouvement auquel nos lettres doivent une de ces floraisons qui, périodiquement, les renouvelle.
Ainsi ressuscita, pour une heure, le climat disparu qui, à la règle du Parnasse, incorpora une vie nouvelle grâce à l'assouplissement du rythme et à la transmutation des idées sur le plan imaginatif. Epoque glorieuse qu'une figure inoubliable domine : Stéphane Mallarmé.
De tous ceux qui étaient là, rassemblés autour de sa haute mémoire, sans doute suis-je celui qui l'ai le plus chéri, parc que je l'ai davantage connu. Il était le cousin-germain de ma mère, née Mallarmé. Mon enfance a été pleine de lui ; adolescent j'ai vécu dans l'intimité du maître que j'appelais l'oncle Stéphane.
A mes débuts littéraires il a donné l'investiture en l'un de ses quatrains familiers qu'il aimait à composer et dont, à la page de garde de l'Après-midi d'un Faune, il a calligraphié le témoignage qui est l'un de mes plus précieux souvenirs :

Victor, il me plaît quand j'ouïs
Tes vers qu'avec éclat renaisse
Sous des bosquets évanouis
Le chalumeau de ma jeunesse

Aujourd'hui, des plus proches parents, du disparu, seul je demeure. Aussi ai-je un mélancolique et doux plaisir à remonter, en compagnie du cher fantôme, la pente des jours lointains, à rassembler pour les lecteurs de Marianne quelques bribes du passé. Minutes fugitives dont, lorsqu'on les vit, on ne sait pas assez goûter l'enivrante saveur.
Il me faut d'abord dresser Stéphane Mallarmé tel qu'il m'apparaît à travers ces mille images, c'est-à-dire selon la forte expression de son fameux sonnet à Edgar Poe : « Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change. »
Le lendemain de sa mort, voici le portrait que j'en traçai : « Cet homme que les jeunes gens avaient appelé le prince des poètes, était vraiment un prince. Il l'était de par sa nature élégante et hautaine, qui donnait tant de grâce fière au moindre de ses gestes, tant de finesse à son sourire, tant d'autorité à son beau regard lumineux. Il l'était de par cette maîtrise de soi, empreinte à chaque ligne de son oeuvre comme à chaque ride de son front, de par cette aristocratie absolue qui le faisait vivre à l'écart, et qui, à peine surgissait-il en quelque réunion, le désignait, le consacrait. Il était de par tout son être exquis et rare. »
Petit de taille, il apparaissait, dès que s'élevait sa voix musicale et mesurée, d'héroïque stature. L'humble professeur d'anglais, qui, au lycée de Tournon puis à Fontanes, à Janson-de-Sailly, à Rollin, se cantonnait dans sa modeste fonction universitaire, devenait, aussitôt libéré, un éblouissant professeur de philosophie.
Son oeuvre écrite, burinée avec lenteur, polie avec un soin minutieux, certains l'ont jugée hermétique et sans doute, surtout dans les poèmes finaux, était-elle peu compréhensible au plus grand nombre, qui ne se donne point la peine d'approfondir.
Elle exaltait au contraire quantité de fidèles, et je me souviens des heures où, à la sortie du lycée, nous dissertions, Philippe Berthelot et moi sur telle incantation parue dans la Revue Indépendante, fondée par Dujardin, ou dans la Revue Blanche, où déjà, brillait Léon Blum.
Exégètes assidus nous découvrions, dans le raccourci des alexandrins ou des octosyllabes, un sens révélateur qui ravissait notre dilettantisme. Et, de fait, si tel ou tel poème demeure toujours abscons, que de fulgurantes déchirures de lumières en ces vers illuminant d'un éclair, jusqu'aux tréfonds de la sensibilité et de la pensée !
Mais où, sans conteste, le poète excellait c'était dans ses leçons verbales. Nul pédantisme. Une conversation à bâtons rompus qui soudain bondissait jusqu'au sommet, ouvrait à la réflexion d'immenses, de soudaines perspectives.
Que de jeunes cerveaux il a ainsi fécondés ! Combien lui doivent de nobles et généreuses idées ! Car, jamais il n'apprit, par son exemple comme par ses paroles, que le respect religieux de l'art. Sacrifice d'une vie modeste, toute d'abnégation et de renoncement, au culte passionné de l'intelligence.

L'hiver, Stéphane Mallarmé vivait à Paris, dans le petit appartement de la rue de Rome où, depuis qu'il avait quitté Tournon, toute sa fière existence s'est écoulée. Logis modeste, au quatrième étage. On passait d'une antichambre sombre à l'étroite salle à manger que les fameux mardis soir du poète ont rendue célèbre. Une seule fenêtre, et, se faisant face, un grand canapé rustique et un buffet ancien sur lequel était posé la cage où vivaient de petites perruches familières.
Au centre, sous la suspension, une table console Louis XVI formant demi-lune et, dans l'angle opposé à la porte d'entrée, le poële de faïence devant lequel, souvent, le poète se tenait debout, accueillant ses visiteurs, quels qu'ils fussent, avec une affabilité souveraine. Parfois, il s'asseyait dans son fauteuil-bascule, présidant avec sa courtoisie parfaite aux conversations et aux discussions dont il était l'âme.
Toute une génération poétique a défilé là. Souvent s'y joignait un aîné fameux. Presque tous fumaient, à l'exemple du maître de la maison, tirant de sa blague à tabac une blonde pincée de Virginie, dont il bourrait ses pipettes. Parfois une telle brume emplissait la pièce qu'à l'heure où apparaissait, avec un plateau chargés de grogs, la délicate silhouette de Geneviève Mallarmé, la fille du poète, ont eût dit l'apparition discrète d'une muse.
La pièce suivante était à la fois chambre à coucher et cabinet de travail. Peu de meubles, un papier neutre au mur, une simplicité accordée à une élégance secrète. Sur la petite table (d'époque Louis XIII, comme le lit) nul désordre. Mallarmé écrivait peu, raturait beaucoup et cachait dans ses tiroirs ses innombrables notes.
Seuls, devant le rectangle de papier blanc, une rose dans un vase et le grand bol de Chine bleu où attendent les lettres à répondre. Bien qu'il fût un correspondant fidèle, je le revois me montrant en souriant le tas des enveloppes : « Au bout d'un mois, le temps à lui-même répondu. » Ainsi éliminait-il de sa vie tout ce qui n'était point souci d'art ou d'amitié.
Ensuite venait la pièce où vivaient sa femme et sa fille. Sobriété, distinction, choix. Un grand cabinet de toilette-salle de bains et une petite cuisine complétaient le modeste logis. L'été, et parfois aux autres vacances scolaires, c'était Valvins, l'évasion, la joie, les heures de rêveries et de liberté.
Longtemps – dans une spacieuse maison paysanne qui, avec une plâtrerie et une villa voisine, formait, au bord de la Seine, l'humble hameau devenu célèbre – il fut locataire d'une grande chambre à deux fenêtres donnant sur un jardin de curé : un lit pour Mme et Mlle Mallarmé dans une alcôve, un divan pour lui, avec un paravent qu'on déployait le soir, une table de ferme pour les repas, quelques sièges paysans, mais de style, constituaient : salon, salle à manger et dortoir.
Une minuscule cuisine et, pour cabinet de travail, une étroite cabine tapissée de nattes de Chine qui contenait un petit bureaux Louis XV et un meuble laque où, chaque soir, il rangeait les notes qu'à tout propos il prenait. La vue s'éployait sur le silencieux et magnifique paysage : le fleuve aux moires changeantes, la forêt descendant sur la rive opposée.
On montait au refuge de l'ermite par un escalier extérieur couvert de vigne vierge.
Une grange où il rangeait les agrès de son joli canot d'acajou complétait le domaine. Plus tard, il s'élargit de deux ou trois pièces quand la vieille propriétaire mourut. Alors, seulement Mallarmé put avoir une chambre personnelle. C'est là qu'il s'éteignit, à 56 ans, terrassé par un mal subit.
Que de fois, mousse d'occasion, ai-je, de la grange au petit ponton de la berge où se balançait la luisante embarcation, porté les rames et le mât... Fuir sur l'eau, le plus souvent seul, c'était pour Mallarmé le divertissement préféré. De l'écluse d'Héricy aux premières maisons de Thomery, la Seine était, à son départ, une route mystérieuse. Elle lui donnait l'illusion du large. La gracieuse voile blanche, connue de tous les riverains, c'était pour lui l'aile libératrice.

Fuir, là-bas, fuir. Je sens que des oiseaux sont ivres
D'être parmi l'écume inconnue et les cieux.

Il emportait avec lui son rêve intérieur, le songe qu'il désespérait de traduire dans toute son ampleur et dont il n'a laissé, hélas ! Que quelques fragments en dehors e ses notes accumulées.
Que sont-elles devenues ? On peut craindre, que, après la mort du poète, le docteur Bonniot, son gendre, ne les ait détruites, jugeant qu'elles ne serviraient pas assez d'éclat l'illustre mémoire... membra disjecta poetæ. Cet excellent homme, disparu à son tour, ne s'était-il pas un jour avisé de réclamer un séquestre pour les belles lettres autrefois écrites par Mallarmé à Zola !
C'est dommage ! Ont eût pu constituer, dans la vieille maison de Valvins, en y rassemblant les meubles de la rue de Rome, un précieux musée Mallarmée. Les amis du maître y auraient trouvé, à leur pèlerinage annuel, un précieux aliment spirituel.

Avant de quitter ces lieux où ma jeunesse s'écoula et qui pour moi demeurent enveloppés d'un voile noir depuis le jour où j'accompagnait la chère dépouille au petit cimetière de Samoreau, donnons un souvenir encore au temps lointain où Mallarmé, jeune (il n'avait pas alors 40 ans, et j'en avais 15) fut le metteur en scène du petit théâtre que mon frère et moi nous avions installé dans l'ancien atelier d'Alphonse de Neuville, au-dessus d'une grange bourrée de foin et de paille.
Nous y jouions du Hugo, du Banville, du Théophile Gautier, des pantomimes, de vieux fabliaux. Les paysans d'alentour, portant leurs lanternes et leurs chaises, formaient le plus cordial public, riaient ou pleuraient aux bons endroits, malgré l'étrange méli-mélo des décors sommaires et de nos costumes passe-partout. J'ai conté ailleurs cette folle aventure et Paul Margueritte l'a, de son côté, évoquée dans Nos Tréteaux.
Geneviève Mallarmé, tour à tour Colombine, Dona Sol, Nérine ou reine de Ruy Blas était l'étoile de notre petite troupe et son père, le magicien dont la voix, à travers celle de sa fille, préludait aux représentations. C'est pour notre théâtre de Valvins que furent écrits les triolets recueillis en 1920 dans « vers de circonstance » ainsi que le beau sonnet dont j'aime à me répéter l'exorde :

Par un soir tout couleur de topaze et d'orange
Leurs espoirs reflérés dans ce riche tableau,
De gais comédiens, suivant le fil de l'eau,
Ont débarqué la joie au seuil de votre grange,
Aucun toit si grossier ne leur paraît étrange.
Ils le peuvent changer vite en Eldorado.
Pourvu qu'au pli naïf qui tombe du rideau
La rampe tout en feu mêle l'or d'une frange.

A côté de l'oeuvre proprement dite, dont les plaquettes en éditions originales font prime et dont le recueil complet a été publié, en texte autographié, par l'éditeur Deman, à Bruxelles, il faut, sur le même rayon de bibliothèque que l'excellent florilège publié par Fasquelle, ranger cet amusant recueil des vers de Circonstance sans lequel on ne connaîtrait point Mallarmé tout entier.
L'un, pèlerin douloureux à la poursuite de l'Absolu, est celui que, de sa jeunesse à sa fin, tourmenta le démon de la pensée concrète et de l'expression concise. Celui-là, jamais content de lui-même, c'est l'écrivain de la perfection et déchiré du regret de ne la pouvoir spontanément atteindre. Ainsi, à force de chercher la forme la plus rare, il concentra celle-ci jusqu'à la limite extrême où le mot s'abolit, devient note musicale, évocation pure.
L'autre Mallarmé, c'est celui qui se délassait de son volontaire martyre en poétisant toutes les menues occupations de la vie. Un Mallarmé tendre, galant, railleur, fertile en épigrammes et madrigaux et qui s'amusait jusqu'à mettre en quatrains la banalité es adresses postales. Voici l'une d'elles, datant de 1884 :

Poètes, troupe disparue !
Victor Margueritte est l'un d'eux :
Il habite, à ses heures, rue
Bellechasse, quarante-deux.

On en trouvera dans Vers de Circonstance quantité d'autres. Les facteurs, sans doute moins occupés qu'aujourd'hui, se retrouvaient à travers ces fantaisistes indications.
Ces riens, avant de les envoyer, il les reprenait, les fignolait. C'est ainsi que dans ce volume de divertissements figure l'esquisse moins bien venue du quatrain ci-dessus :

Poètes, troupe disparue !
Victor Margueritte, l'un d'eux
Il loge chez sa maman
Rue de Bellechasse, quarante-deux.

Il y a encore un troisième Mallarmé, dont la personnalité est peu connue. C'est celui qui, durant des années, chérit d'une tendre passion une femme très belle et très bonne, dont il n'y a plus aucune raison aujourd'hui de taire le nom. Elle fut, dans la pauvre et suprêmement digne existence du poète, une lumière très douce.
A côté de sa femme, de santé fragile, et de sa fille, reflet délicieux de lui-même, Méry Laurent, son bel appartement de la rue de Rome, sa « maison de campagne » du boulevard Lannes ont été la verte oasis, le refuge doré. Il la conseillait, la guidait en tout. Il se fit pour elle antiquaire savant et décorateur de haut goût.
Très jeune, Méry Laurent avait, à la fin du second Empire, débuté au théâtre dans la Belle Hélène d'Offenbach. Elle y figurait, au naturel, une déesse. Devenue l'amie du docteur Evans, le fameux dentiste américain qui aida en 1870, l'Impératrice Eugénie à gagner l'Angleterre, elle avait fait de son salon un lieu de rendez-vous pour les artistes et les peintres. Avant Mallarmé y fréquentèrent François Coppée, Edouard Manet, Antonin Proust (le père de Marcel), le docteur Fournier, cent autres.
Manet, dans l'admirable portrait de la « Dame en Bleu » - légué par son modèle au musée de Nancy – a peint sa beauté blonde qui avait la noblesse et l'éclat d'un vivant Rubens. Ce visage d'aurore et cette chevelure de flammes qui, dans l'adoration de Mallarmé, étaient :

Comme un casque guerrier d'impératrice enfant
Dont, pour te figurer, il tomberait des roses.

A la mort de Méry Laurent, son exécuteur testamentaire me fit don de l'exquise correspondance à travers laquelle, à la moindre occasion, Mallarmé renouait son élan vers la Dame de ses pensées. Voici l'un des rares autographes qui mes restent, les autres m'ayant été dérobés :

Paon, du souci qui m'éloignait
Je suis quitte aujourd'hui dimanche.
Et je vous baise le poignet
Si vous écartez votre manche.

Ton Stéphane Mallarmé

(Dans Vers de Circonstance, il est cité sans le petit dessin du paon, c'était le nom familier que le rêveur avait donné à son amie et sans le « Ton » révélateur.)
On lira avec le même agrément ce billet inédit, qui fait penser aux temps d'une délicatesse évanouie :

« Ma chère amie,
Je suis depuis plusieurs jours un long gémissement coiffé d'une casquette de charretier en poils. Oh ! J'ignorais le rhumatisme dans la tête.
Le premier pas que je pourrais faire à l'air, qui me redonne mon bobo à coup sûr, vous savez bien de quel côté me portera toute seule ma marche et que la rue de Rome ,'a pas besoin de descendre pour qu'on se sente aller du 89 au 52.
Je baise les griffes avec autant de chagrin que j'ai d'élancements à cette maudite caboche.
Stéphane Mallarmé.»

Là s'achève, pour cette fois, ma glane de souvenirs. Puissent-ils aider à faire mieux connaître, et donc mieux aimer, ce génie insatisfait dont l'oeuvre, dédiée à la seule beauté, tenta la plus haute escalade et, par-delà la nuit de misères et de luttes, par delà le : « vomissement impur de la bêtise », nous montre toujours renaissant dans l'azur :

Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui.

Victor Margueritte.





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