Les Préfaces :
Causerie
J'ai traduit ceci dans un endroit si merveilleux que je ne puis me défendre d'en parler un peu et de remettre ces quinze petites scènes dans le décor charmant où je les ai vues vivre.
C'est, dans la Haute Franconie, sur la terre même où notre race est née, une vallée vêtue d'un parc. Un Margrave du siècle dernier fit dessiner ses chemins déserts et planter ses vastes forêts qu'il peupla de statues divines. Au bord des allées s'offrent des bancs de pierre, incurvés comme des coquilles et moelleux comme des divans, et l'on voit, sur les creuses pelouses, des bassins crevés par les herbes et des jets d'eau pour toujours éteints.Aujourd'hui ce jardin est livré aux chevreuils. J'ai vu souvent les jolies bêtes apparaître à quelques pas de moi, droites sur leurs quatre pattes fragiles, et leurs beaux yeux briller d'effroi. Et elles n'avaient peur de personne, pas même de la grande chasseresse blanche qui cambrait la grâce de son corps sur un piédestal démoli. Car elle avait perdu son arc, et ses faibles doigts étaient cassés.Du milieu de la vallée je voyais luire Bayreuth et la gloire rouge du Théâtre sur la plus haute colline de l'ouest.C'est de là que je partis chaque soir vers le temple où je me croyais seul à voir descendre la colombe et où les émotions les plus violentes m'enveloppaient délicieusement.Les Courtisanes de Corinthe
Autour des courtisanes antiques, le public français évoque généralement le décor d'Alexandrie. En réalité, Alexandrie était une immense ville de négoce, trois fois ou quatre fois plus vaste que nous ne la voyons aujourd'hui. Les courtisanes y pullulaient plus que partout ailleurs, mais elles n'y jouaient pas de rôle prépondérant, comparable à celui que leurs pareilles avaient connu, quelques siècles plutôt à Corinthe.
Rien de ce que nous offre le monde actuel ne peut nous représenter ce que fut Corinthe. C'était la ville des femmes, à peu près comme Dawson-City est aujourd'hui la ville de l'or, ou le Creusot la ville de l'acier. L'amour était le fruit du pays. On venait là, de tout le monde hellène, sans autre but que d'y acheter le plaisir de la chair, et de se concilier la déesse qui le dispensait à ses fidèles. Le voyageur, dans cette capitale d'Aphrodite, pouvait choisir entre deux ordres de courtisanes, les laïques et les religieuses, qui généralement ne frayaient pas entre elles, mais se croyaient également chères à la divinité.
Les courtisanes laïques exerçaient une profession autorisée par les lois, et même taxée d'impôts directs, ce qui est le signe le plus frappant de la reconnaissance légale. Elles payaient patente, et, en retour, la cité les protégeait, non seulement contre les amants qui battent, mais contre ceux qui ne paient pas. Elles étaient à ce point défendues qu'elles pouvaient citer en justice leurs compagnons d'une nuit et réclamer le prix de leurs peines. Nous n'avons pas inscrit cette loi dans nos codes parce qu'elle serait la source de tous les chantages ; mais en Grèce, rien de pareil n'est à craindre : le commerce des courtisanes étant publiquement admis, un homme grave pouvait s'y livrer sans aucune dissimulation, pourvu qu'il n'excédât ni les ivresses du lit, ni celles de la table, seuls cas où les sages l'eussent désapprouvé.
Ces femmes appartenaient à des classes très différentes, depuis l'extrême misère jusqu'à toutes les richesses, et depuis l'esclavage jusqu'à la puissance...
Lucien et les « Mimes des Courtisanes »La jeunesse de Lucien s'est passée à modeler ces fragiles statuettes de terre cuite que nous ont conservées les tombes de la Grèce, et qui, destinées en naissant à orner la chambre des femmes, ont charmé des yeux disparus avant de faire notre joie. On connaît ces petites figurines. Elles ont eu la fortune de plaire à ceux-là même qui n'entendront jamais rien ni à l'antiquité ni à la statuaire. Il ne faut pas leur en vouloir. Le public arrive à aimer quelquefois même les jolies choses, et il serait impuissant à les déconsidérer s'il ne les faisait imiter aussitôt par ses artistes de prédilection qui les rendent brusquement insupportables.
Donc Lucien tout enfant maniait la cire molle avec son petit pouce et un ébauchoir d'os. Il façonna des boeufs, des chevaux, puis des femmes. Un jour, on le mit en apprentissage chez un de ses oncles qui, lui, était sculpteur de marbre ; mais le marbre n'était pas la matière dont Lucien pût faire usage. Au premier bloc qu'on lui confia, il donna maladroitement un coup de ciseau qui brisa tout. Averti par cette expérience et par un cruel nerf de boeuf qui le fouetta où vous savez, le pauvre petit renonça pour toujours à figurer dans le Paros la forme des dieux olympiens. De là vient sans doute qu'il s'est tant moqué d'eux plus tard.
Il se remit à modeler des jeunes filles d'argiles, avec la terre rouge de Syrie où était tombé le sang d'Adonis. Car Lucien naquit en Syrie, comme Méléagre, comme Philodème, comme tant d'autres à qui une lignée asiatique, avouée ou clandestine, a transmis le don de la grâce avec l'instinct si particulier qui fait pressentir en toutes choses une volupté latente et promise.
On peut reconstituer sans invraisemblance la série de ses figurines. Les modeleurs du second siècle éditaient des sujets variés, mais de nombre pourtant restreint. Lucien dut mettre tout son zèle à faire vivre un corps féminin sous les plis serrés de l'himation ; il dessina le nasal d'un casque ou la palme d'un éventail ; il assit sur le banc sculpté un torse de femme en rêverie et pressa de chaque côté les petits bâtons d'argile grise, qui, palpés avec prudence, s'effilent en forme de bras nus. La petite fille qui joue aux osselets, un genou et une main sur la terre ; la vieille nourrice voûtée qui amuse un enfant ; la courtisane qui attend, debout, un doigt dans les lèvres ; la veuve qui porte une urne ; l'esclave qui porte un ballot ; les deux amies qui s'étreignent ; le philosophe en lecture ou la fileuse au travail sortirent de ses doigts exercés. Il vendit aussi les divinités porte-bonheur que les Syriens plaçaient dans leurs maisons et qui leur assuraient la fécondité de la terre : c'était la persique Anaïtis, hideuse et obèse, à la coiffure élargie ; c'était le svelte Fortune qui relève sa tunique jusqu'à son nombril, à la fois pour mieux courir et pour se donner plus vite.
Peut-être même grava-t-il en creux dans la pierre dure les moules de ces lampes roses qui illustraient avec simplicité « les jeux que la lampe voit seule », et venaient à propos éclairer l'imagination des amants.
De tels petits sujets étaient traditionnels. Le monde devenait vieux. On avait trouvé depuis bien des siècles déjà tout ce que l'art peut obtenir de l'idée ou de la matière, et les artistes se résignaient à ne plus traiter que des motifs où l'invention avait moins de part que la personnalité. Lucien regarda beaucoup la terre et les vivants ; pour le reste il utilisa l'effort de ses prédécesseurs, et ce fut ainsi qu'il apprit à écrire.
Il écrivit beaucoup. Sans le savoir, il fondait pour l'éternité, car son oeuvre est un des très rares qui soient parvenus jusqu'à nous sans trop de lacunes. Tandis que nous n'avons d'Eschyle que 7 tragédies sur 70, nous pouvons lire et apprécier 82 opuscules attribués au seul Lucien. C'est une richesse.
Les moines chrétiens qui copiaient et conservaient dans les couvents une si faible part de la littérature grecque, ont préservé Lucien de l'oubli. Grâces leur en seraient rendues s'ils avaient agi en lettrés. Mais ils montraient d'autres soucis. Ils répandaient ses livres avec zèle, non pas parce qu'ils étaient beaux, mais parce qu'ils étaient impies. De même qu'entre tous les comiques grecs, les moines aimaient Aritophane pour la familiarité parfois grossière avec laquelle il traitait les dieux, de même ils lisaient Lucien qui tournait Dzeus en ridicule.
Avant de fonder une religion nouvelle, il fallait détruire les temples rivaux et souffler la flamme sur Antioche. Clément d'Alexandrie, Lactance, Arnobe, brandissaient le Deutéronome sur la pauvre Pasiphaë. Ils donnaient à Satan la forme des satyres. Ils combattaient Vénus comme une reine adversaire. Quel argument c'était pour tous que de choisir entre millle et un écrivains irréligieux et de dire : vous le voyez, euxx-mêmes ils bafouent ce que nous venons de jeter bas !
Non seulement ils nous ont transmis l'oeuvre inégal de leur complice, mais ils lui ont attribué, semble-t-il, un certain nombre de morceaux dont Lucien n'était pas coupable. Les philologues distinguent avec certitudes ces attributions erronées. Par malheur ils ne s'entendent point. Jadis on admettait que l'Ane fût authentique ; il y a dix ans, sous peine de se faire insulter en Sorbonne, il fallait le signer Lucius de Patras ; aujourd'hui on le rend à Lucien qui l'aurait imité de Lucius... Soit. Ce sont là jeux d'Ecole Normale et cela n'intéresse pas la littérature.
Les Mimes (1) des Courtisanes n'ont jamais cessé, par une fortune spéciale, de lui être attribués. Oserai-je émettre l'opinion qu'ils présentent au contraire des signes inquiétants ; que, écrits sous les Antonins, nous dit-on, ils nous montrent la vie d'Athènes assez différente de ce qu'elle était au second siècle de notre ère ; qu'il y a entre leur prose et les vers de la comédie moyenne plus d'un rapprochement à noter ; qu'à défaut de cet argument, on remarquerait qu'ils sont conçus, composés et limités sur le modèle de certains Mimes récemment découverts et dont nous savons au moins qu'ils étaient fort à la mode quatre ou cinq cent ans avant Lucien ; qu'enfin ce sont des chefs-d'oeuvre insignes, et que ceci exclut probablement l'idée qu'ils aient pu être imaginés sans modèle par l'auteur de l'Okypous.
Quoi qu'il en soit, on peut considérer Lucien comme ayant, sinon inventé, au moins adapté ce recueil de scènes à son goût personnel et à celui de son temps. Modeleur, il ne prenait pas toujours la peine de faire poser devant des figurines vivantes ; il revoyait le sujet déjà traité, le corrigeait à son plaisir et en faisait une chose nouvelle. Ecrivain, il ne pensa pas qu'en laissant les arts pour le style son esprit dût se retenir à des scrupules particuliers.
Son livre, son meilleur livre, celui-ci, nous présente en quinze scènes trente personnages. Ce sont gens du même monde, un monde mêlé si l'on veut mais cependant assez spécial pour qu'on puisse s'attendre à trouver quelque similitude entre les éléments qui le composent. Or il n'en est rien. Ces hommes et ces femmes sont des types circonscrits en quelques lignes, des caractères dont pas un n'empiète sur le suivant, des voix qui cessent de parler aussitôt qu'on les connaît, et l'ensemble nous offre un tableau complet, complet en quinze pages, de la vie nocturne à Athènes.
Je ne crois pas qu'il y ait en littérature un autre exemple de cette concision ni de cette variété.
Et l'admirable c'est que le lecteur reconnaît, après deux mille années, et dans un monde si lointain, tous les personnages de ces dialogues, sans en excepter le moindre. Rosalinde et Orgon portent encore la marque du temps qui les a vus naître. Ici rien n'a vieilli : les femmes sont de Forain, les hommes sont de Gyp, ils nous ont parlé, sinon dans la vie courante au moins entre les pages des livres les plus récents, - et les plus exacts (paraît-il). Nous retrouvons ici Pauline Cardinal, Olympia, Mme Tellier, Satin, Jenny Cadine et Fanny Legrand. Qu'elles aient aujourd'hui les mêmes occupations, les mêmes fêtes et les mêmes larmes que jadis, cela va de soi, mais le parallèle atteint souvent les analogies les plus singulières... Les romanciers actuels que l'antiquité préoccupe et qui entreprennent de donner à leurs récits « un caractère vraiment grec », pourraient tout aussi bien s'inspirer de Lucien pour donner à d'autres études « un caractère vraiment français ».
Tant le conteur antique avait mis ses soins à retrancher, le long de son livre, tout ce qui n'était pas éternel.(1) Les Grecs appelaient ainsi de brèves comédies de moeurs résumées en une scène. Ex. : Les Syracusaines de Théocrite. C'est une forme littéraire qui n'a pas varié depuis deux mille ans. La Vie Parisienne publie des « mimes » essentiellement athéniens.
Lucien et notre argot
Chaque fois que j'ai traduit du grec des conversations familières j'ai été surpris ou amusé par les étonnantes coïncidences de l'esprit grec et de l'esprit français. Si j'avais été plus sûr de moi, j'aurais fait un article là-dessus. L'argot même d'Aristophane et de Lucien revit dans l'argot français. Par exemple, cette tournure : « En voilà une, de chance ! », se retrouve en grec avec ses deux génitifs inutiles. Une courtisane de Lucien dit que son amant est « à sec » ; cela signifie qu'il est ruiné, etc. Autant on désespère de traduire une ode de Keats ou un simple quatrain de Heine, autant c'est plaisir que de traduire Lucien : on a l'illusion de le rendre à sa langue originale.
P. L.
Note sur les différentes éditions des « Mimes des Courtisanes »
1894. - Scènes de la Vie des Courtisanes de Lucien de Samosate. Traduction de Pierre Louÿs (traduit littéralement sur le texte de Karl Jacobitz). Edition originale, 150 pp. (Petite collection A la Sphinge, série antique) 5 chine, 10 japon, 10 hollande, 500 vélin blanc, tous numérotés. Impr. Schmidt, 11, rue de la Chaussée d'Antin. Petit in-8 carré, édité par la Librairie de l'Art Indépendant (édition épuisées et rare).
1899. - Mimes des Courtisanes de Lucien. Traduction littérale. Tirage restreint. 10 japon, 10 chine, 20 hollande numérotés à la presse ; in-18. Société du Mercure de France (épuisé).
1902. - Scènes de Courtisanes de Lucien de Samosate. Traduction littérale. 50 illustrations de Jan Helt, grav. Sur bois, 188 pp. (20 chine, 30 japon numérotés et parafés par l'éditeur.) Imp. G. Gasché. Petit in-8 oblong, couverture illustrée. Librairie L. Borel (Epuisé).
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