Théodor Halifax, est un original, après des études de médecine, il travaille sur deux projets, la "parturiton artificielle" et sur des travaux sur le cerveau, il rêve après les avoir fait naître artificiellement, de "programmer" les jeunes garçons afin qu'ils suivent la voie à laquelle les prédestine leurs cerveaux, des comités d'état étiquetteraient les esprits dès leur naissance, art, science, commerce, militarisme, travaux manuels, etc. Pour cela les jeunes garçons seront trépanés, les filles subiront l'ovariotomie... Tout cela pour le bien de l'humanité, le bonheur des peuples et par la puissance de la science. Lors d'un voyage Halifax achète un singe à un soldat d'infanterie de marine en escale. Avec ce singe nommé Golo, il tente de faire franchir au primate les étapes de l'évolution qui mènent du singe à l'homme, suivant une interprétation personnelle des théories darwiniennes.
Halifax vit avec son singe et Constance, sa cuisinière, il a quelques patients mais pas de clientèle, seuls ses recherches et l'éducation de Golo l'occupent. Il a pourtant un ami, « qui, pareillement à lui, marchait en dehors des voies communes », Félix Yvonnel, un esthète à l'étrange barbiche, un écrivain avare de sa prose, un jeune homme dont les jeunes revues se disputent pourtant cette prose qu'il met au service des peintres impressionnistes. Yvonnel est fonctionnaire et répugne à faire carrière, pourtant sa réputation est « à peu-près universelle », son avis compte, il est découvreur de talent et lorsqu'il consent à s'intéresser à une oeuvre « délicate » il lui donne le « le premier baptême de la gloire », il est peu causeur, « ne dialoguant que par à-coups en des phrases d'une correction quelque peu apprêtée », styliste hors paire, ironiste, le portrait s'affine et il est bien difficile de ne pas y reconnaître un ami d'Armand Charpentier : Félix Fénéon, l' « éminence grise » de la jeune littérature, le chantre discret du néo-impressionnisme et de l'anarchisme, fondateur de revues, influent travailleur de l'ombre et... fonctionnaire.
Constance, la cuisinière d'Halifax ne supporte pas Golo, cette créature de l'enfer. Elle trouve qu'Halifax :
"[..] se plaît à être original... Tout comme l'ami de monsieur...
- De quel ami parlez-vous ?
- De M. Félix Yvonnel.
- Encore un que vous n'aimez pas, avouez-le.
- Au contraire, monsieur, j'aime bien M. Yvonnel qui est toujours très gentil pour moi... seulement je le trouve original...
- Qu'a-t-il donc de si original ?
- Tout, monsieur... Ainsi cette barbiche... et encore, si c'était une barbiche !... J'ai servi dans le temps chez un ancien colonel qu'en avait une de barbiche... Tandis que M. Yvonnel, lui, c'est pas une vraie barbiche... ça ressemble quasiment à un pinceau et ça lui donne un air tout drôle, un air pas comme tout le monde...
- Eh bien, mais c'est ce qu'il faut, et si cet excellent Félix vous entendait. Il serait heureux comme une jeune fille au matin de ses noces.
Le chapitre trois introduit le personnage d'Yvonnel :
La tête haute, toute en ossature et allongée par une barbiche curviligne, les lèvres rasées, dessinant une bouche de prédicateur, l'oeil inquiet, vivant des rêves purement internes ou s'oubliant en d'ambiantes contemplations, un nez droit sans grande épaisseur, le col dégagé, un corps de demi-géant, aux gestes larges mais souples, aux mouvements onduleux et félins, telle, aux heures les plus imprévues et dans les dans les endroits les plus divers, apparaît la silhouette de Félix Yvonnel. Au sortir de l'adolescence, dès le seuil du lycée, il s'était passionné pour la littérature, et, d'une façon plus générale, pour les concepts de l'Art. D'heureuses relations lui assurèrent la facilité de se produire. Quelques jeunes revues se disputèrent sa prose, et l'école des peintres impressionnistes le sacrait esthète ; si bien, qu'à vingt-cinq ans, il jouissait en Europe, dans les sphères lettrées, d'une réputation à peu près universelle.
C'était le moment de paraître, d'affirmer sa valeur par une oeuvre puissante ; car jusqu'alors, il n'avait fait qu'éparpiller son précieux talent en d'éphémères périodiques. Longuement, il échafauda des plans, mûrit des projets ; mais leur réalisation lui fit peur. Il s'attarda avec délice en des dénouements de livres, dont il ne trouvait pas le courage d'écrire la première ligne. La sereine philosophie de son âme d'Oriental, lui interdisait de massacrer dans la banalité des phrases, toujours imparfaites, hélas ! Les édéniques beautés entrevues dans l'imprécis des mirages. Volontaire par à-coups, courageux en maintes circonstances et travailleur par habitude, ce n'était point la paresse qui le paralysait, mais bien plutôt la certitude de ne pouvoir étreindre l'idéal insaisissable. Pour se manifester, les plus pur génies doivent contenir un léger alliage de médiocrité qui permette à leur orgueil de s'épanouir dans une plénitude de contentement. Aveugles sur leurs défauts, sourds aux critiques, ils décrivent leur courbe ainsi qu'un météore lancé de toute éternité. L'observation trop rigoureuse du moi paralyse l'effort, annihile le travail. Or, Félix Yvonnel doutait de lui, ou, qui pis est, de la brièveté de la vie et l'indifférence des foules rendent forcément inutile et dérisoire.
Heureux, il l'était négativement, à la façon des fakirs, en se désintéressant le plus possible des actions pénibles. Une Administration de l'Etat lui assurait ce « pain quotidien » que les premiers Pères de l'Eglise mentionnent si spirituellement dans la prière du chrétien. Cette essentielle nourriture, vaguement suffisante aux besoins d'un homme primitif,
peut paraître incomplète pour les appétits divers et compliqués d'un esthète. Yvonnel s'en apercevait en maintes circonstances ; mais, ayant cultivé la philosophie, il se rappelait la parole d'Epicure : « Avec un pain d'orge et un peu d'eau, le sage dispute de félicité avec Jupiter. » A certaines heures pourtant, il regrettait de n'avoir pas quelques rentes ; regrets platoniques qui ne l'empêchaient point d'accomplir sa tâche de mercenaire avec un zèle assez intelligent pour recueillir, çà et là, des félicitations hiérarchiques et des avancements lointains.
Il n'eût tenu qu'à lui de s'assurer ces faibles rentes. La notoriété dont jouissait sa signature, lui facilitait l'entrée d'un grand nombre de périodiques littéraires et même de quelques journaux politiques. Mais il lui eût fallut écrire de jolies banalités et quémander les poignées de main de toute une catégorie d'individus foncièrement antipathiques. Da compréhension de la vie s'opposait à de tels compromis. Il estimait que la confection bâclée d'un article au jour le jour devient, à la longue, aussi dégradante que l'achèvement d'un livre que l'on sent inférieur au concept. Dès lors, à quoi bon produire ?... Le gain retiré d'un pareil labeur ne lui semblait point proportionné à l'effort.
Il préférait vivre en contemplateur, s'isolant de plus en plus dans la tour d'ivoire du dédain et cultivant, pour sa seule jouissance, des enthousiasmes aussi rares qu'éphémères. De temps à autre, il s'intéressait à quelques oeuvres délicates, les prônait dans des milieux amis, leur donnant ainsi le premier baptême de la gloire. Mais ses admirations, si sincères fussent-elles, ne résistaient guère à de nouvelles lectures et il professait volontiers que le second livre d'un écrivain et les suivants ne sont que des moutures délayées et inutiles du premier. Aussi, finissait-il par ne plus s'étonner, en constatant que jamais il ne parviendrait à remplir sa bibliothèque, vécût-il centenaire.
Des amis communs le présentèrent à Théodor Halifax. De suite, il sympathisa avec cet original qui, pareillement à lui, marchait en dehors des voies communes. La Parturition artificielle et la trépanation obligatoire l'enthousiasmèrent. Ces deux découvertes, dont la réalisation n'était qu'une question de temps, lui apparurent comme le signal d'une régénération de l'espèce. Par elles, les vieilles bases vermoulues de la société s'effondreraient, pour faire place à des assises nouvelles. Un tel rêve lui sourit.
Lassé de fréquenter de prétendus littérateurs dont le plus grand souci est d'acquérir la célébrité par tous les moyens, Félix Yvonnel savait gré au jeune docteur de ne cultiver les arts qu'en dilettante. Avec lui, son esthétique pouvait s'épanouir à l'aise, sans crainte de contrarier des vanités personnelles. Peu causeurs, ennemis de toute banalité, ils se fréquentaient silencieusement, ne dialoguant que par à-coups en des phrases d'une correction quelque peu apprêtée. La fumée des cigares comblait les vides. N'eût-il écrit que comme il parlait, Félix Yvonnel serait devenu l'un des meilleurs stylistes du siècle et l'ironiste le plus étrange. Mais ce que l'écriture n'eût pu rendre, c'était l'exquise douceur de sa voix aux modulations infinies. Au cours des discussions les plus passionnées, il gardait la placidité souriante qui annihilait les susceptibilités de l'adversaire.
La venue de Golo rendît plus intime encore la liaison des deux amis. L'esthète s'institua le parrain du quadrumane. [...]
Quant à Félix Yvonnel, dégoutté par l'art, il partira avec Clara pour faire du commerce à Tombouctou...
Pour un peu plus de renseignements sur Armand Charpentier voir Livrenblog : Armand Charpentier : L'Initiateur . Un "figurant" de la scène littéraire : Armand Charpentier
4 commentaires:
"Heureux, il l'était négativement, à la façon des fakirs, en se désintéressant le plus possible des actions pénibles."
Très chouette, ce portrait de Fénéon !
Le portrait est sans doute ce qu'il y a de plus réussi dans ce curieux roman.
Est-il lisible, ce livre, ou s'agit-il juste d'une curiosité à survoler ?
De facture classique, chaque chapitre étant consacré à un événement ou un personnage, au style sans grand relief, avec des passages entiers n'apportant pas plus à la narration qu'à la "couleur" du livre (la soirée chez "la maîtresse", "l'adultère réalisé"). Le roman reste intéressant pour les théories étranges d'Halifax, son scientisme teinté de spiritisme, chargé de transformer le monde et d'y apporter le bonheur de gré ou de force, son refus de la morale commune. Sûrement pas de la "grande" littérature mais un roman traversé par des thèmes passionnants... voir "Le Monstre, le singe et le foetus. Tératogonie et Décadence dans l'Europe fin-de-siècle" d'Evanghélia Stead qui référencie ce "Roman d'un Singe" peu courant, mais dont on peut trouver un exemplaire sur Abebook.
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