samedi 10 mai 2008

Gabriel de LAUTREC : Lettre à Alphonse ALLAIS


LETTRES D'HUMOUR


Pour Alphonse Allais

La nouvelle que j'ai reçus que vous étiez candidat à l'Académie (I) n'a rien pour me surprendre. Nul n'ignore vos travaux. Je meurs encore de joie (tant que je vivrais, je mourrais de joie) au souvenir de nos conversations sur la linguistique comparée.
Vous vous rappelez nos expériences et le vieux clergyman anglais auquel nous avions entrepris d'apprendre le français ? On lui persuada que, pour apprendre une langue, il faut de toute nécessité commencer par oublier l'autre.
Afin d'éviter les confusions.
Il se mit courageusement à oublier sa langue maternelle.
Tous les jours il désapprenait un nombre variable de mots.
Quelquefois plus, quand il n'était pas dérangé par les visiteurs.
Au bout de trois mois, il avait désappris douze mille huit cent cinquante mots.
Au bout de six mois, il avait oublié tous les mots anglais exactement.
Seulement, il n'avait pas encore appris un mot de français. Il se trouva donc très sot, ayant donné aux chiens ses deux langues, - dans la situation la plus inextricable qu'on puisse rêver.
Comme saint Luc entre deux chaises.
Il est maintenant sourd-muet.
Mais je vous raconte des histoires.
Où donc avais-je la tête ?
Est-elle sur le tapis, roulant par les pattes noires de mon chat, ou bien posée confortablement sur une potiche japonaise ?
Vous êtes académicien, c'est entendu.
Et c'est à l'académicien que modestement je soumets, rouleau de papier ministre entouré d'une faveur bleue, mon projet de « La répartition intégrale des mots du Dictionnaire entre tous les citoyens français. »
Nous assistons, sans nous en douter, à une injustice criante.
C'est insupportable. Faisons la taire.
Devant le dictionnaire, les hommes ne sont pas égaux.
Certains, comme vous et moi, jonglent avec les vernes pronominaux ou jettent le mouchoir de leur fantaisie au troupeau lascif des épithètes.
Le vocabulaire de certains autres (les joueurs de manille, par exemple) est très limité.
Où est l'égalité, où la justice ?
Il y a en français environs trente-six mille communes et trente à quarante mille mots.
Je demande que les habitants de chaque commune disposent d'un mot du dictionnaire en toute propriété.
Aux communes les plus importantes on attribuera les plus longs.
S'il manque quelques vocables pour parfaire le chiffre exact correspondant aux communes, on commandera quelques mots nouveaux aux poètes décadents.
Défense expresse sera faite à chacun de prononcer jamais un mot autre que l'unique dont il sera détenteur.
Voilà mon projet.
Je serais bien venu, moi-même, un de ces matins, chez vous, pour vous le développer.
Les avantages seront par exemple, chez le sexe auquel nous devons Mme X... (*) et le respect, une moindre loquacité.
Il sera, d'autre part, désagréable d'enter au restaurant pour un bifteck, et de n'avoir le droit de prononcer que le mot « réverbère » ou le mot « palingénésie .»
Je serais donc venu, mais j'avais une peur horrible que la conversation finie, en prenant congé de vous, pendant que je tournerais le dos, vous ne me lanciez traîtreusement à la tête un des flambeaux de la cheminée.
Gabriel de LAUTREC.

(*) Cases à louer.

(I) Les frères Veber, Jean et Pierre, dans une (fausse) interview d'Allais parue dans Le Journal le 6 janvier 1896 annoncent la candidature d'Alphonse Allais à l'Académie française, en remplacement du Comte d'Haussonville, toujours vivant.

Cette "lettre d'humour" fut publiée dans le numéro 92, 2e année, du 8 août 1896 du journal humoristique Le Rire.

Gabriel de Lautrec est né à Béziers le 21 février 1867 mort le 25 juillet 1938. A la suite de son maître Alphonse Allais, il collabore au Chat Noir, où il donne des contes fantastiques repris en volume sous le titre de Poèmes en Proses ( Léon Vanier, 1898), on retrouve quelques-uns de ces contes dans La Vengeance du portrait ovale ( Les Editions du "Roseau", 1922). Après le Chat Noir, Lautrec, part avec A. Allais fonder La Vie Drôle, il deviendra, sur les conseils de son ami Marcel Schwob le traducteur des Contes de Mark Twain (Mercure de France, 1900). En 1906 chez Messein, parait son recueil de poèmes, Les Roses noires. Il collaborera à de nombreux journaux humoristiques (Gil Blas illustré, Le Rire, Le Cocorico...) et fondera La Petite semaine avec Gus Bofa et Dorgelès. En 1919 il participera au volume des Veillées du Lapin Agile aux côtés, entre autres, de ses amis Curnonsky et Paul-Jean Toulet. Havelock Ellis pour Le Monde des rêves (Mercure de France, 1912) et Pitigrilli pour L'Homme qui cherche l'amour (Albin Michel, 1931) seront eux aussi traduit par le vicomte de Lautrec, dont on peut lire les Souvenirs des jours sans soucis publiés par les Laboratoires Pharmaceutiques Corbière en 1938. En 1989 François Caradec rééditera Les Histoires de Tom Joë à la Bougie du Sapeur, puis Eric Dussert dans sa collection L'Alambic aux éditions L'Esprit des péninsules donnera une belle édition de la Vengeance du portait ovale. Elu Prince des Humoristes, Gabriel de Lautrec ne sera pourtant jamais aussi talentueux que dans ses contes fantastiques, ses Poèmes en proses, écrits sous l'influence du hachisch (c'est Adolphe Retté qui l'initia) qui furent salués tant par Jean Ray, que par Maurice Magre.

Pour aller plus loin voir : Le chapitre consacré à G. de Lautrec dans son Alphonse Allais par François Caradec (Fayard,1997). La préface du même Caradec Aux Histoires de Tom Joë (Bougie du Sapeur, 1989) et celle d'Eric Dussert pour La Vengeance du portrait ovale (L'Esprit des Péninsules, 1997).

"Les moulins sont de plus en plus au bord de l'eau"

Aquarelle, 1894 dans l'Idée Moderne.

Alphonse Allais : Le collage (illustré).


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