vendredi 11 décembre 2009

Jean AJALBERT par Rodolphe DARZENS




Rodolphe Darzens rédigea les deux volumes du Théâtre Libre illustré (1889-1891), recueil de brochures présentant les pièces jouées au théâtre fondé par André Antoine. En présentant son ami Jean Ajalbert il rappelle leur amitié datant du Lycée Condorcet (Fontanes jusqu'en 1883), les publications de jeunesse d'Ajalbert sous le peudonyme d'Hugues Marcy, leurs collaborations aux jeunes revues, leurs amis communs disparus, Charles de Tombeur, Fernand Icres et Ephraïm Mikaël. Darzens révèle posséder un manuscrit d'Ajalbert de quatre cent cinquante vers inédits ce qui ferait de l'auteur de Femmes et Paysages, un poète plus prolixe que sa production publiée ne laissait supposer.


Jean Ajalbert


Biographie littéraire



A l'âge que nous avons chacun, Jean Ajalbert et moi – l'un plus vieux que l'autre à peine de deux ans et si jeunes encore, puisque Jean Ajalbert, est né à Clichy en 1863, - quel étonnement de jeter un regard en arrière, après chaque nouvelle étape, et de s'apercevoir du chemin parcouru, déjà !
Ainsi il y a bientôt dix ans que nous suivons tous deux, non la même route, mais deux voies parallèles, de sorte que jamais nous ne nous sommes perdus de vue : et combien de fois, dans cette marche, vers un mystérieux inconnu, un soir de halte avons-nous mêlé nos souvenirs et rappelé le passé, en unissant nos espoir en l'avenir ?
L'Avenir ! L'inacessessible but... que nous voyons toujours à l'horizon tel qu'un mirage qui sans cesse se recule ; ce but que quelques-uns d'entre les camarades avec lesquels nous avons débuté au voyage n'ont même pas entr'aperçu ! N'est-ce pas ? C'est d'abord ce coeur si franc, Charles de Tombeur qui nous quittait ; un peu plus loin Fernand Icres, plus récemment Ephraïm Mikaël... d'autres encore.
Ces trois noms, comme il marquent bien trois époques de notre existence commune.
Tout d'abord, le Lycée Condorcet, et les premiers vers, au sortir des classes. Dois-je révéler le pseudonyme sous lequel Jean Ajalbert publia ces Juvenilia ? Il signait Hugues Marcy : et j'ai là, sous la main, un énorme recueil de prose et de poésie de cinq cent douze pages qui eut pour titre « La Ruche » (Oh ! Les sociétés littéraires d'antan :) où je trouve sous ce nom deux petits poèmes, Hivernale et ... Banlieue. C'était en 1883 : et le romancier futur d'En Amour silhouettait déjà en des vers d'une allure primesautière, les

Imbéciles qui savent être heureux,

dont il a si souvent depuis fait les sujets de son ironique observation. Et je possède de lui un curieux manuscrit datant de cette époque A travers Paris, quatre cent cinquante vers, absolument inédits.
Il avait à peine vingt ans alors et je me rappelle exactement l'impression qu'il me fit la première fois que je le vis. Je m'en souviens d'autant mieux que je la notai et que je viens de retrouver cette note en un tas d'anciennes écritures, au fond d'un tiroir qui supplée à ma mémoire.
La voici : « ... un bon visage, large, avec des lèvres sensuelles, des yeux allumés : il n'a ni barbe ni moustache, mais porte les cheveux châtain clairs un peu longs et très emmêlés ; il est court, bien campé ; un air d'insouciance que trahissent son élocution facile et sa vois où perce toujours une légère note malicieuse. En résumé, un peu la tournure d'un Courbet, mais d'un Courbet très jeune qui serait glabre et poète.
Oui, Jean Ajalbert était bien ainsi, à cette époque où il piochait dur en préparant son baccalauréat, et aux curieux de savoir l'opiniâtreté avec laquelle l'enfant qu'il était encore poursuivait ses études, je conseille de lire ce court roman, Le P'tit à plus d'un autre titre intéressant d'ailleurs, et qui en son genre, est, à mon avis, un fin chef-d'oeuvre.
Les premiers examens passés, ce fut l'Ecole de droit (Jean Ajalbert est actuellement avocat à la Cour d'appel de Paris), plus de liberté par conséquent, et alors d'assidues collaborations à un journal de Bruxelles, I'Etudiant et à une revue, belge également, dont la collection, fort rare, sera sûrement recherchée, si elle ne l'est déjà, La Basoche. Charles de Tombeur, mort à vingt-deux ans avait fondé ces deux publications et les dirigeait. Ce fut le point de départ de nos relations avec Mooris Maeterlinck, avec Charles van Lerberghe, avec Grégoire le Roy, ces poètes originaux, que ne nous a pas révélés M. Octave Mirbeau, relations que nous avons conservées toutes cordiales jusqu'aujourd'hui.


Cependant, à Paris, Jean Ajalbert publiait des vers un peu partout, principalement à la Jeune France où j'étais secrétaire de la rédaction, et présidait entre temps la Conférence Ortolan dont furent aussi Pierre Baudin, conseiller municipal de Paris, Raiberti le jeune député de Nice, M. Paul Bénard et bien d'autres que nous retrouvons à chaque détour de la route de la vie, et que nous saluons de loin.

A ce moment Jean Ajalbert recueillit ses premières poésies sous le titre de Sur le vif (vers impressionnistes), et Robert Caze dont la chère mémoire nous est toujours présente ainsi que la mort tragique, en écrivit la préface. Une chanson, parmi d'autres pièces curieuses mais trop longues pour être citées :

Au temps des fatigants labours,
Les vieilles restent dans les bourgs,
Tricotant ou filant la laine;
Et les filles — sabots aux mains —
Courent pieds nus, par les chemins
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

Le Breton gagne un pain amer,
Aux aventures de la mer
Parfois belle et parfois vilaine,
Habitant des flots incertains
Qui battent les récifs hautains
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

D'autres, semant le sarrasin,
Laboureurs du hameau voisin,
A la très sainte Madeleine
Ont dit un bout de chapelet.
Le flot monte sur le galet
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

La mer commence à se gonfler.
C'est le gros temps qui va souffler,
Toute la nuit, sans perdre haleine ;
On n'entendra pas les refrains
Qu'au retour chantent les marins
Dans le pays d'ille-et-Vilaine.

Pourtant, se laissant caresser
Par Pierre, sans peur de casser
A son corset une baleine,
Yvonne, les jambes en l'air,
Se signe quand passe un éclair
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine. [1]

Entre temps Jean Ajalbert publiait à la Pléiade, une revue éphémère que j'avais fondée avec Ephraïm Mikhaël, avec Pierre Quillard, avec Mooris Maeterlinck et d'autres amis d'alors, ses premiers essais de rythmes nouveaux : car dès lors, dédaigneux à la fois des écoles et des sentiers déjà tracés, il s'enfonce brutalement à travers les halliers de la forêt poétique, sanglier un peu, singulier surtout.

Il s'acharne avec l'âpre patience qui caractérise sa race — il est originaire des montagnes du Centre — à acquérir une personnelle originalité, et cela sans avoir recours à de charlatanesques et absurdes phraséologies. Les lauriers décadents ne l'empêchent pas de dormir (il a protesté maintes fois et avec raison contre cette épithète) voire mène de ronfler sans doute, en faisant de doux rêves, et bien souvent, les yeux clos et la bouche ouverte, il a dû rire en lui-même à cette époque « des poètes qui ont tout de même fait un beau vers » ainsi qu'il l'affirmait malicieusement.

Il était alors secrétaire de la rédaction de la Revue Indépendante, de celle qu'avait fondée et dirigée Edouard Dujardin (et qui depuis de chute en chute...) et il publiait coup sur coup deux albums de vers, Paysages de Femmes, Sur les Talus, tous deux pleins d'exquises choses.

Sur les Talus, c'est l'histoire d'une liaison, dont le poète retrace ingénieusement toutes les phases en des vers toujours pittoresques et précis, soit qu'ils décrivent un paysage, soit qu'ils notent un sentiment. Et, tenez, c'est Elle qui vient :


Voici qu'elle arrive par les glaci

En corsage et en toque cramoisis

Dans la robe ondulante et qui froufroute.
.........................................................

Ses cheveux qui s'ébouriffent un peu

Dissolvent de l'or en son regard bleu.

Et maintenant, à travers des rythmes aussi divers que les sentiments qu'ils expriment, se déroule le récit de cet amour, — un entre tous ! — depuis la rencontre première, les aveux, la chute... jusqu'à la finale lassitude. Alors la rupture : mais comment dire — oh la jolie gaucherie de ce vers ! —

Qu'on ne pourra plus se revoir ?

Car on craint une scène, et pour se déterminer à l'adieu, on use de ces petits moyens objectifs et naïfs qu'inventent les enfants et les amoureux :

Je me donne du temps jusqu'au rond-point, là-bas,

Là-bas, où d'habitude elle ma quitte, en sorte

Qu'à ce moment l'émotion sera moins forte.

Et je me promets que je ne faiblirai pas !


Hélas on faiblit toujours. Seulement la lassitude d'aimer est réciproque, et comme Il se décide pas à parler, c'est Elle qui le fait :

Je ne suis pas sûre aujourd'hui d'un rendez-vous,

Mais je récrirai...


Elle me dit cela comme une bagatelle !


« Elle me dit cela comme une bagatelle ! » C'est fini : ils se quittent, sachant bien qu'ils ne se reverront plus, certaine, elle, de ne pas écrire ; persuadé lui, que la lettre promise ne lui parviendra pas.

J'ai pris plaisir a exposer, aussi succinctement que possible d'ailleurs, le sujet de ce conte en vers, par la raison qu'il donne bien la note caractéristique de la poésie de Jean Ajalbert, et parce que tout récemment le poète l'a reprise, après avoir paru l'abandonner quelque temps, au cours de ses actives collaborations au supplément littéraire du Figaro, à la Revue d'Aujourd'hui (qui eut laprimeur de ce curieux roman En Amour et plus récemment au Gil Blas.

Deux volumes, malgré cela, vont paraître chez Tresse et Stock : l'un, des nouvelles, Les Amours de Banlieue, l'autre, réunissant toutes ses poésies, éditées ou inédites, Femmes et Paysages. En même temps la maison E. Dentu annonce de lui Complice (dans la collection Félicien Rops) et un livre sur l'Auvergne. Car Jean Ajalbert est un voyageur intrépide : il passe dix mois de l'année à la campagne, au Cantal ou en Bretagne, en Alsace ou en Suisse, travaillant sans cesse, par monts et par vaux. Peu lui chaut, l'opinion des uns ou des autres : il tient à l'estime littéraire d'écrivains tels qu'Edmond de Goncourt, Emile Zola et Alphonse Daudet ; à l'amitié de quelques camarades d'enfance, et se soucie du reste moins que d'une guigne ; lisez plutôt ces ligues qu'il m'adresse au sujet de la pièce qu'il a tirée du roman La Fille Elisa :


Merci, mon excellent ami ; dès longtemps d'ailleurs je sais qu'en ta main loyale je puis mettre la mienne. Et en songeant tous deux à notre fraternité jamais démentie, que nous importent, n'est-ce pas, les injures et les haines, les calomnies et les insultes, de ceux qui, par exemple, ont besoin de mendier des certificats de moralité ?

Ayons donc, pour ces gens-là, l'indifférence sceptique dont fait profession envers eux, un homme de talent et d'esprit, M. Alphonse Daudet.




[1] Cette "Chanson d'Ille-et-Vilaine", parue dans Le Parnasse - Organe des concours littéraires (n° 82, 16 juillet 1884, p. 3). Le poème parut, retravaillé, une nouvelle fois dans L'Artiste de décembre 1886, sous le titre "Paysage breton", avant d'être recueilli dans Femmes et Paysages (Tresse & Stock, Paris, 1891), avec d'autres variantes, sous le simple titre de "Chanson". Je retrouve la copie d'une lettre d'Ajalbert, datée du 23 mai 1939 de Vic sur Cère, à un destinataire inconnu, qui lui demande des renseignements sur ce poème :
« Cher Monsieur,
Loin de mes livre, je ne peux bien vous renseigner... Ces vers - de jeunesse - ont bien l'air de faire parti de la fière Chanson d'Ille et Vilaine. Par d'autres temps, nous pourrons nous rencontrer, - et devant l'exemplaire - je serais plus affirmatif.
Mais en fait cette chanson doit figurer dans mes Poésies (!) complètes / Femmes et Paysages / que vous trouverais sans doute à la Bibli. Nationale. J'ai le volume mais à Paris. Nous éluciderons quand les temps le permettront...»

Voir sur Les Féeries Intérieures : La petite anthologie magnifique : poèmes de Jehan Ajalbert, Ephraïm Mikhaël et Jules Méry.

Rodolphe Darzens (1865-1938) : Poète, lutteur, marchand de bicyclettes, coureur automobile, secrétaire du Théâtre Antoine, directeur de théâtre, traducteur d'Ibsen, amateur de duel, il restera comme l'éditeur d'oeuvres inédites de Rimbaud en 1891 (Le Reliquaire) et comme le premier à avoir mené des recherches sur « l'homme aux semelles de vent », recherches dont la famille Rimbaud empêcha la publication.

Il est l'auteur de La Nuit, poésie (Jouve, 1885) - Le Psautier de l'amie, poésie - Pages en prose (Moscou, impr. de F. F. Aeby, 1887) - Strophes artificielles (Lemerre, 1888) - L'Amante du Christ, scène évangélique, avec frontispice de Félicien Rops (Lemerre, 1888 - Réd. Charpentier & Fasquelle, 1900) - Les Egyptiennes, Les Sénégalaises, plaquettes sous couvertures illustrées par Jules Chéret, aquarelles et dessins de Lucien Métivet (Plon) - Nuits à Paris illustrés de 100 croquis par Willette (E. Dentu 1889, réed. Viviane Hamy 2000) - Poèmes d'amour (1895) - Hukko Till, frontispice par Chéret (E. Dentu, 1891) - Scénario. Cartes postales... "Lorenza", ballet en 3 tableaux, musique de M. Frank Alfano (Sceaux : impr. de E. Charaire, 1901) - Amour de clown (P. Lamm, 1902) - Traduction : Les Revenants d'Henrik Ibsen (Tresse et Stock, 1890) - Préface au Reliquaire d'Arthur Rimbaud (L. Genonceaux, 1891).

Sur Darzens voir de Jean-Jacques Lefrère : Les Saisons littéraires de Rodolphe Darzens chez Fayard.

Théâtre-Libre Illustré : Henry Fèvre interviewé par Rodolphe Darzens. Georges Lecomte, biographie littéraire par Rodolphe Darzens. Auguste Linert.

Sur le groupe de Fontanes, la Pléiade, la Basoche, la Jeune France, voir sur Livrenblog : Les Décadents par Ephraïm Mikhaël. Grégoire Le Roy par Pierre Quillard.







Aucun commentaire: